jeudi 7 novembre 2019

La vérité sur le "procès de singe" !

The Dark History of Liberal Reform

 


Une recension du livre de TC Leonard Illiberal Reformers: Race, Eugenics and American Economics in the Progressive Era (Princeton University Press, 2016), lecture indispensable en ces temps où la "réforme" tient lieu de boussole et le "progressisme" de ... fétiche.
 
Pas encore traduit à ma connaissance, mais pourquoi donc le traduire quand le génie français a su accoucher du sublime opus d'Amiel et Emelien ?

vendredi 20 septembre 2019

Navigation -- Elena Schwarz (1943-2010)


Moi, Ignace et Joseph et Krysia et Mania
Dans le brouillard nous voguions éblouis sur la barque chaude et desséchée.
Si Vistule et Baltique sont une, nous voguions, oui, sur la Vistule,
Nus peut-être ou pas dans des volutes de poussière rose.
A peine si nous nous voyions, comme des mouches dans un verre à facettes,
Comme les pépins du raisin sous la peau du raisin : notre corps s'était
Réfugié en-dedans et nos âmes pareilles entre elles, nos âmes semaisons d'hiver
Étaient en-dehors et nous emmaillotaient de sacs translucides.
Où donc si lentement voguions-nous sans paraître voguer ?
Longtemps nous avons contemplé le fond de l'eau glissant tout proche.
- Joseph, est-ce un grain de beauté sur ton front ?
Et il me répondit, et ses yeux étaient sombres :
- J'étais gardien au sanctuaire de Saint-Florian,
Ce que j'ai au front est une blessure mortelle,
Quelqu'un a tiré, un ivrogne sans doute.
Et Krysia, tu la vois qui miroite toute en soie mauve et bleue ?
Elle a brûlé hier chez elle à Chenstokhovo,
Nie ma już ciała, a boli mnie głowa.
Elle est toute sombre et chaude, comme une châtaigne rôtie.
Was hat man dir du, armes Kind, getan ?
Ce qu'il a dit de moi, - non, ce n'avait rien d'horrible -,
Simplement j'ai oublié quoi, essayant en vain de comprendre,
Ce qu'il a dit, sans érafler la conscience, l'a privée de la vue,
Privée de ses yeux : quelle chose m'est arrivée là-bas ?
Quoi que ce soit, non, ce n'est pas arrivé à moi.
Cachés par habitude dans leur semblant de cage,
Trois canaris (cousins et de même âge)
S'enchantaient du reflet de leur chant. Et à côté de moi,
Blessé d'un tir précis, un écureuil borgne courbait le dos.
Le fleuve étincelait, fluide, peu profond.
Ah, prendre les canaris, l'écureuil,
Traverser à gué ... Et vous, Joseph et Krysia ?
La rive là-bas, n'est pas encore dans le brouillard.
- On dirait l'eau n'est que lumière immobile,
Effroi : le flux frappe comme un choc électrique,
Il porte dans une seule direction,
Il n'y aura pas de retour.

La peau de l'écureuil tanne dans la mixture,
Et dans l'urne ta cendre durcit et sèche.
Que dire de là-bas ... ici le soleil est si bon.
- Mais alors, ceux que j'aimais,
Je ne les reverrai jamais plus ?
- Mais si ! Que dis-tu là ? Le flux
Nous les rapportera.
And if for ever, c'est muzyka brzmi : des fragments de Brahms.
L'eau s'est toute épaissie, on dirait de la crème !
Nul ne la boit. Ah, puisses Tu
Nous rendre ce sac brûlant des grenades
Qui tournoyait longuement, et qui flac et qui floc retournait
Du cœur au cœur, braise sainte et secrète !
Un fil rouge à grands points cousait ta création !
O unique dessein du sang qui circule,
Tu es beau comme l'ange de la Rétribution.
Combien de barques, de barques fragiles tournoient à l'entour.
Dans l'une je te vois, mon vieil ami qui te noyas.
Et mon chaton qu'on tua me saute soudain sur l'épaule,
Me caresse la joue d'une patte blanche.
Nous n'avons plus si loin à voguer ensemble.
On dirait qu'une porte grince.
Les avirons dans les tolets s'envolent,
Un ange comme une sonde va descendre
Mesurer l'âme obscure ....
1975

in Elena Schwarz, La Vierge chevauchant Venise et moi sur son épaule, traduit par Hélène Henry, Alidades, 1995
C'est à ma connaissance le seul recueil de traductions d'Elena Schwarz en français.


Ce poème, je me souviens encore de l'avoir découvert au printemps 1980 ; j'ignorais tout alors d'Elena Schwarz, l'autre recluse de Leningrad (Aronzon mort, Brodsky en exil, demeurait Schwarz). C'est injuste de dire qu'on croule en France sous les traductions de Brodsky, c'est injuste, d'accord, mais tout de même, un seul recueil d'Elena Schwarz et même pas un seul recueil de Leonid Aronzon ...



Voici la version originale :



Плаванье



Я, Игнаций, Джозеф, Крыся и Маня
В теплой рассохшейся лодке в слепительном плыли тумане.
Если Висла – залив, топ о ней мы, наверно, и плыли,
Были наги-не наги в клубах розовой пыли.
Видны друг другу едва, как мухи в граненом стакане,
Как виноградные косточки под виноградною кожей –
Тело внутрь ушло, а души, как озими всхожи,
Были снаружи и спальным прозрачным мешком укрыли.
Куда же так медленно мы – как будто не плыли – а плыли?
Долго глядели мы все на скользившее мелкое дно.
-Джозеф, на лбу у тебя родимое что-ли пятно?
Он мне ответил, И стало в глазах темно:
-Был я сторожем в церкви святой Флориана,
А на лбу у меня смертельная рана,
Выстрелил кто-то, наверное, спьяну.
Видишь – Крыся мерцает в шелке – синем, лиловом?
Она сгорела вчера дома под Ченстоховом
Nie ma już ciała, a boli mnie głowa.
Вся а темная, теплая, как подгоревший каштан.
Was hat man dir, du armes Kind, getan?
Что он сказал про меня – не то, чтобы было ужасно,
Только не помню я, что – понять я старалась напрасно –
Не царапнув сознанья, его ослепило,
Обезглазило – что же со мною там было?
Что бы там ни было – нет, не со мною то было.
Скрывшись привычно в подобии клетки,
Три канарейки – кузины и однолетки –
Отблеском пения тешились. Подстрелена метко,
Сгорбилась рядом со мной одноглазая белка.
Речка сияла, и было в ней плытко так, мелко.
Ах, возьму я сейчас канареек и белку.
Вброд перейду – что же вы, Джозеф и Крыся?
Берег – вон он – еще за туманом не скрылся.
- Кажется только вода неподвижным свеченьем,
Страшно, как током, ударит теченье,
Тянет оно - в одном направленье,
И ты не думай о возвращенье.

Беллина шкурка в растворе дубеет,
В урне твой сохнет и млеет.
Что там… А здесь – солнышко греет.
- Ну а те, кого я любила,
Их – не увижу уж никогда?
- Что ты! Увидишь. И их с приливом
К нам сюда принесет вода.
And if for ever, то
Muzyka brzmi - из Штрауса обрывки.
Вода сгустилась вся и превратилась в сливки!
Но их не пьет никто. Ах, если бы Ты мог
Вернуть горячий прежний гранатовый наш сок,
Который тал долго кружился, который – всхлип, щелк –
Из сердца и в сердце – подкожный святой уголек.
Красная нитка строчила, сшивала творенье Твое!
О замысел один кровобращенья –
Прекрасен ты, как ангел мщенья.
Сколько лодок, сколько утлых кружится вокруг,
И в одной тебя я вижу, утонувший старый друг,
И котенок мой убитый на плечо мне прыгнул вдруг,
Лапкой белой гладит щеку –
Вместе алыть не так далеко.
Будто скрипнули двери –
Весел в уключинах взлет,
Темную думу измерить
Спустился ангел, как лот…




Sur les références dans le poème,
 

Was hat man dir du, armes Kind, getan ?
est une citation de Goethe (tirée de Mignon's Lied),

And if for ever
de Byron (Fare thee well! and if for ever, / Still for ever, fare thee well.) ;

le sanctuaire de Saint Florian est à Cracovie, quant au bizarre Chenstokhovo ... c'est la forme russe de Częstochowa (je ne sais pourquoi Hélène Henry a conservé la translittération du russe ... parce que ce n'est pas par hasard que Krysia - un diminutif de Krystyna, Christine - vient de Częstochowa !).

Je me suis permis de rétablir les caractères polonais dans la traduction et de corriger une petite coquille (muzyka à la place de musyka).



Henry Gould rapporte (ici) cette remarque incisive d'Elena Schwarz : 

She says to me (roughly translated): Americans use the poem to find out what they're going to say, and they take a long time getting to it. The Russians wait until the whole poem is there, and then they commit it to memory.



lundi 26 août 2019

Voyage à Briansk -- Olga Sedakova


Histoire de continuer avec des contemporains du dégel/débâcle soviétique ! Ironie acide dans ces chroniques de la vie quotidienne d'une "travailleuse de la culture" en 1984. Que d'amertume prémonitoire dans ce "Il y aura bien des réhabilitations, mais jamais pour ça." !


  


Nous ne nous connaissions pas, moi et l'homme venu m'accueillir, mais nous nous reconnûmes immédiatement. Ne pas reconnaître un bon musicien sur le quai de la gare de Briansk ? Il n'aurait plus manqué que cela ! Ce qui distingue ces visages, c'est en premier lieu la résignation, et ensuite le reflet d'une peur sans objet. De peur non pas pour soi, mais de ce que, soudain, la jungle de la réalité quotidienne soviétique n'écarte le rideau relativement décent qui la recouvre, et ne se montre dans toute sa splendeur. Et cela peut se produire à n'importe quel moment ... Oh, qui dira l'abîme qui s'ouvre devant notre représentant de l' "intelligentsia artistique", lorsqu'on l'interpelle soudain d'un "Camarade Petrov !" ... Sans doute lui fera-t-on rien de vraiment grave - c'est pour le moment exclu - mais il y a là une horreur clapotante et croupissante comme les marais de Poléssie, l'horreur des mots défigurés, de la beauté bafouée, et de quelques notions comme l'honneur, la sincérité et la dignité, définitivement inscrites au registre des "concepts dépassés". Il y aura bien des réhabilitations, mais jamais pour ça.
Comme chacun sait, le monde est livré au mal. Cependant les formes traditionnelles que prend le mal en ce monde - le culte de Mammon et échange des jouissances terrestres, les tentations, l'affirmation de soi qui aboutit à une satisfaction venant compenser de longues années d'effort, etc. - sont épargnées à un membre de "l'intelligentsia artistique", un "travailleur de la culture" et même un "distingué acteur de la culture" tel que l'est l'homme venu à ma rencontre. Sa façon (et la mienne) d'être au service de Mammon relève d'un cas à part, qui nécessite une nouvelle analyse. Quel est le visage sous lequel nous apparaît Mammon ? A mon avis, celui-ci : la promesse de ne pas pousser l'affaire jusqu'à ses extrémités les plus désagréables. Je ne parle ici que de ces "acteurs de la science et de l'art" qui savent ce que sont l'art et la science, ou qui du moins savent que ce n'es pas ce qu'on les contraint d'appeler ainsi. Pour les autres, Mammon fait jouer ses appas ordinaires.
"Non, ce n'est pas vous, c'est moi le prolétaire !" - avait un jour fièrement déclaré Pasternak. J'ai longtemps répété après lui cette phrase, avant de la reconsidérer. Non, non, Boris Leonidovitch, ne connaissez-vous donc pas la définition d'un prolétaire ? Il n'a rien à perdre que ses chaînes et le monde entier à gagner. Nous, nous n'avons rien à gagner, et personne n'a jamais qualifié ce sentiment-là de prolétarien. En revanche, nous avons beaucoup, beaucoup de choses à perdre. Nous vivons dans la bienheureuse ignorance de notre grande richesse ("Nous pensions : nous sommes si pauvres, nous ne possédons rien ... Et dès que nous avons commencé à perdre ... - A. Akhmatova). Oui, nous pouvons encore perdre bien des choses. Je ne parle pas des conditions nécessaires à la prolongation de notre existence physique. Ni du droit d'être tenu pour sain d'esprit, ou de na pas être présenté aux yeux de ses compatriotes comme un espion à la solde de la C.I.A. Ni du boomerang de malheurs qui reviendra en un large cercle frapper la famille et les amis. Mais - de l'anéantissement de son travail, de ce que l'on ne pourra plus jouer dans les sovkhozes les Quatuors viennois, comme le fait mon hôte, ni lire Rilke aux étudiants, ou éditer des chroniques anciennes ... Voilà l'argument le plus imparables de notre Mammon. Mais en route, sinon je ne décrirai jamais ces trois jours à Briansk.


in Olga Sedakova, Le voyage à Briank, suivi par Le don de la liberté et Quelques mots sur la poésie, son commencement et sa continuation, traduit et annoté (*) par Marie-Noëlle Pane, Clémence Hiver, 2008

(*) et quelle belle richesse, toutes ces annotations !

D'Olga Sedakova, toujours chez Clémence Hiver, Le voyage à Tartu et retour et chez Caractères, Le voyage en Chine et autres poèmes.



Mon exemplaire est fièrement tamponné par la Direction Départementale du Livre et de la Lecture de l'Hérault ; lui a-t-il été subtilisé pour enrichir le marché de l'occasion, est-ce le résultat d'une purge (un auteur soviétique, pouah !) ? C'est en tout cas une touche d'ironie supplémentaire quand on sait le rôle de la "Société des Bibliophiles" dans ce récit de Sedakova ...

Je ne l'avais jamais remarqué auparavant : si Gorki sert, et il l'a bien mérité, de repoussoir absolu à cette génération, ce pauvre Boris Leonidovitch lui sert souvent de soufre-douleur ; il y a aussi un poème de Statanovski qui le raille affectueusement ; d'où cela peut-il bien venir ?


Et si les marais de Poléssie (aka marais de Pinsk), dont la région de Briansk forme la limite orientale, ne vous disent rien ... c'est un des ces endroits oubliés au bord des cartes d'Europe, à cheval sur la Pologne, l'Ukraine, la Russie et surtout la Biélorussie. Un univers de tourbières labyrinthiques aujourd'hui un peu mieux préservé de l'assèchement pour exploitation agricole.

où l'on trouve bien d'autres photos de Sergeĭ Plytkevich
  
Et si on vous dit que c'est le bassin de la Pripiat, affluent du Dniepr qui arrose une ville ... qui s'appelle aussi Pripiat ?


lundi 19 août 2019

aux apôtres de la Stabilité ...

... en Russie, en Chine, ailleurs ... une installation de Tima Radya, à Ekaterinbourg :

Tima Radya, Stability, 2012

D'autres projets fascinants sur son site, celui-là en particulier.

Les ténèbres diurnes -- Sergueï Stratanovski

De la même génération que Viktor Krivouline, commentateur acide, ironique de la glaciation brejnevienne puis de la perestroïka, mais son ironie est sombre, sans le détachement drôlatique et un rien cynique d'un Kibirov.







Et toujours, même sur seulement six vers, une allusion évidente à la tradition : capable d'arrêter un cheval au galop, c'est une citation de Nekrassov (in Le gel au nez rouge),  un lieu commun, également, mais, à cet endroit, pour le lecteur russe, c'est bien plus que cela : par ces quelques mots embarque dans le poème tout le souvenir du texte de Nekrassov, tout ce que les quatre premiers vers ont dû laisser de côté de malheur et de courage. "En route, petit cheval !" ...






in Sergueï Stratanovski, Les ténèbres diurnes, traduit par Henri Abril avec une postface de Viktor Mikouline, Circé, 2016

lundi 29 juillet 2019

Proclus (412-485), à propos de Greta Thunberg


Il y a deux sortes de persuasion : l'une est la persuasion de croyance qui convient à ceux qui ont une opinion droite. L'ortho doxia est dans l'orbite de la science ; mais elle n'atteint pas le degré d'exactitude de la proposition proprement scientifique, l'autre convient à ceux qui savent.. Ceux qui sont savants on reçu pour première tâche de distinguer les moments opportuns, les personnages, les sujets et de donner à tous le genre de discours qui leur convient, aux uns les discours scientifiques aux autres les discours opinatifs. En effet, chaque homme est convaincu par des arguments différents, et l'un ne peut pas s'élever jusqu'à la science et se contenter d'opinions droites tandis que l'autre saisit aussi les modes les plus exacts de la connaissance. Ainsi donc c'"es le même qui persuade l'un ou plusieurs, seulement il persuade les uns d'une façon et les autres d'une autre. En revanche la puissance de persuasion demeure la même, et l'ouvrière de ces deux sortes de persuasions c'est la science car elle use de ces deux sortes comme il faut. C'est donc à juste titre que les théologiens aussi associent avec le dieu dispensateur de la science, Peitho.



(ndlc : Peitho est la déesse grecque de la persuasion.)



L'affaire est donc entendue ; encore faut-il supposer que nos députés LR puissent se hisser au niveau des opinions droites ... encore faut-il hardiment passer outre le conseil de Baudelaire :

Symptômes de ruine. Bâtiments immenses. Plusieurs, l’un sur l’autre.Des appartements, des chambres, des temples, des galeries, des escaliers, des cœcums, des belvédères, des lanternes, des fontaines, des statues. – Fissures, lézardes. Humidité provenant d’un réservoir situé près du ciel. – Comment avertir les gens, les nations – ? Avertissons à l’oreille les plus intelligents.

(ndlc : c'est moi qui souligne ... ; ndlc2 : certaineses sources notent "promenant" que j'ai corrigé en "provenant" qui me semble plus probable)




La citation ci-dessus est extraite de Sur le premier Alcibiade de Platon, commentaire par Proclus du dialogue qu'on appelle plutôt aujourd'hui l'Alcibiade majeur, dialogue qui constitua pendant presque dix siècles l'introduction à l’œuvre de Platon. 
Elle est donnée par Benny Lévy dans Le meurtre du Pasteur - Critique de la vision politique du monde (Grasset / Verdier 2012) ; Benny Lévy dont les éditions Verdier ont publié le cours sur l'Alcibiade, justement, sous-titré Introduction à la lecture de Platon et celui sur le Phédon, sous-titré Philosopher en présence de la mort, deux lectures de Platon, hétérodoxes peut-être mais dont l'immense mérite est de forcer à lire le texte, au sens le plus strict, sans s'en tenir aux commentaires accumulés par les siècles. A noter que certains passages très "allusifs" de ces cours (la notion de trace pour l'Alcibiade, par exemple, ou ce "autant manifester contre la mort", commentaire ironique à l'activité militante de ses étudiants) s'éclairent à la lecture de Le meurtre du Pasteur ou de Le logos et la Lettre.

jeudi 18 juillet 2019

"YouTube is using machine learning to pump pollution into society" - Rachel Thomas

C'est ici et et encore ...

Et résumé (sauvage) en français, cela donne cela : les contenus "conspirationnistes" (au sens large, les media vous trompent etc) génèrent significativement plus d'engagement qu'un contenu "standard" (même une vidéo de chaton, c'est dire) : rappelez-vous la dernière fois que vous avez regardé une vidéo sur la base nazie sur la Lune, par exemple, c'était tellement grotesque que cela vous a forcément donné envie d'aller en voir une autre sur la terre creuse (et les nazis qui y prospèrent, évidemment), histoire de continuer à vous esbaudir de ce que l'on peut trouver dans les égouts du web, et puis une autre, sur les aliens etc ; bon, c'était pour rigoler, me direz-vous ; certes, mais vous n'êtes pas les seuls et l'algorithme de You Tube ne rigole pas, lui, il en déduit que quand il propose ce type de contenu, il obtient de bons résultats ... et du coup, il les propose, systématiquement, et dans l'ensemble des utilisateurs, cela tombe aussi sur des gens qui finissent impressionnés par la quantité de gens qui habitent dans la terre creuse et que si on dit qu'il y en a tant, c'est bien la preuve qu'il y en a forcément quelques uns ...

mardi 16 juillet 2019

Nicolas Bijakowski


C'était à la galerie Athéna, à Binic, une symphonie en noir.






ici

mardi 25 juin 2019

Le Nom de Dieu et la théorie kabbalistique du langage -- Gershom Sholem

"La vérité est le principe (ou encore l'essence) de ta parole", dit un verset du psalmiste souvent cité dans la littérature kabbalistique (Psaumes, CXIX, 160). La vérité était, au sens hébraïque originaire, la parole de Dieu perceptible de manière acoustique, c'est-à-dire dans le langage. la révélation, d'après l'enseignement de la synagogue, est un événement acoustique et non visuel, ou qui du moins se produit dans une sphère qui se rapporte métaphysiquement à ce qui est acoustique et sensible. Sans cesse ce trait est souligné en rappelant les paroles de la Torah (Deutéronome, IV, 12) : "Vous n'avez vu aucune image - rien qu'une voix". Ce qu'il en est de cette voix, et de ce qui trouve son expression en elle, est la question que la pensée religieuse du judaïsme s'est posée de façon toujours renouvelée. Le lien indissoluble qui unit le concept de vérité de la révélation au concept de langage, la parole de Dieu se rendant perceptible à travers le médium du langage humain, si tant est qu'une telle parole divine fasse partie de l'expérience humaine, c'est là assurément l'un des plus importants héritages - sinon même le plsu important - que le judaïsme ait légué à l'histoire des religions.
Dans les pages qui suivent, nous nous proposons d'interroger la littérature et la pensée des mystiques juifs pour découvrir ce qu'elles peuvent nous apprendre de cette question.Le point de départ de toutes les théories mystiques du langage, par conséquent aussi celle des kabbalistes, est la conviction que le langage, le médium dans lequel s'accomplit la vie spirituelle de l'homme, possède une face intérieure, un aspect qui ne se laisse pas réduire aux rapports de communication entre les êtres. L’homme s'ouvre à un autre, cherche à se faire entendre de lui, mais dans toutes ses tentatives vibre quelque chose qui n'est pas seulement signe, communication, signification et expression. Le son, sur lequel est bâti toute langue, la voix qui lui donne une forme, qui la forge en élaborant sa matière sonore, sont déjà à cet égard, prima facie, bien plus que ce qui entre dans la communication. La question antique, qui a divisé les philosophes depuis Platon et Aristote, de savoir si le langage repose sur une convention, un consensus, ou sur une nature immanente aux êtres eux-mêmes, a toujours eu pour arrière-plan ce caractère d'énigme indéchiffrable du langage. Mais si le langage est plus que la communication et l'expression qu'étudient les linguistes, si l'élément sensible dans la plénitude et la profondeur duquel il prend forme possède cet autre aspect également, que j'ai nommé sa face interne, alors surgit la question : qu'est cette dimension "secrète" du langage sur laquelle s'accordent depuis toujours les mystiques, de l'Inde et de l'islam jusqu'aux kabbalistes et Jacob Boehme ? La réponse ne fait guère de doute : c'est le caractère symbolique du langage qui détermine cette dimension. Dans la définition de ce caractère symbolique, les théories mystiques du langage empruntent des voies souvent divergentes. Mais qu'ici, dans le langage, se transmette quelque chose qui excède la sphère de l'expression et de la mise en forme ; que quelque chose qui demeure inexprimé, qui ne se montre que par les symboles, vibre et résonne au fond de toute expression et transparaisse, c'est là le fondement commun de toute mystique du langage, et en même temps l'expérience de laquelle elle n'a cessé de se nourrir en se renouvelant, à chaque génération, la nôtre comprise

(... l'ensemble du livre, en fait, 110 pages ...)

Que le langage puisse être parlé, c'est selon les kabbalistes à la présence du nom en lui qu'il le devait. Mais quelle sera la dignité d'un langage dont Dieu se sera retiré ? Telle est la question que doivent se poser ceux qui croient encore percevoir, dans l'immanence du monde, l'écho de la parole créatrice désormais disparue. C'est une question à laquelle, à notre époque, peuvent seuls répondre les poètes, qui ne partagent pas le désespoir de la plupart des mystiques à l'égard du langage et qu'une chose relie aux maîtres de la kabbale, quand même ils en refusent la formulation théologique encore trop explicite : la croyance au langage pensé comme un absolu, si dialectiquement déchiré soit-il, - la croyance au secret devenu audible dans le langage.





in Gershom Sholem, Le Nom de Dieu et la théorie kabbalistique du langage, traduit par Thomas Piel, Allia 2018


Au-delà des débats de spécialistes, ce qui distingue Scholem de ses successeurs, c'est l'insistance sur le caractère actuel , hic et nunc, des réflexions que nous proposent les kabbalistes.
Cet ouvrage en est un parfait exemple, qui devrait passionner tout ceux dont l' expérience du sensible dans le langage vient s'inscrire en faux devant l' "arbitraire du signe".

 

lundi 24 juin 2019

Alizarina


Il était à Morlaix, au Ty Coz pour la fête de la musique ; une superbe découverte !

mardi 11 juin 2019

D'un "processus de guérison passant d'une enfance à l'autre" ...





 Atelier de l'école de Summerhill
(oui, celle du fameux livre ; laquelle école fut fondée en 1921)



J'ai l'impression que nous, les adultes, vivons dans un monde dépris de liberté. La liberté est une loi en mouvement, qui progresse, évolue et se transforme avec l'âme humaine. Nos lois ne sont plus les nôtres. Elles sont restées en arrière pendant que la vie avançait. On les a retenues par avarice, par désir de posséder, par égoïsme, mais surtout par peur. On ne voulait pas les emporter dans les vagues des tempêtes et des naufrages ; elles devaient rester bien en sécurité. Et en les laissant ainsi en sûreté sur le rivage, elles se sont figées. Et c'est bien là notre malheur : nos lois sont pétrifiées. Des lois qui ne nous ont pas toujours accompagnées, des lois étrangères, sans affinité avec nous. Aucun des mille mouvements nouveaux de notre cœur ne se retrouvent en elles ; notre vie n'existe pas pour elles ; et la chaleur de tous les cœurs ne suffit pas à provoquer ne serait-ce qu'un soupçon de vert sur leurs surfaces froides. Nous appelons à grands cris la loi nouvelle. Une loi qui resterait auprès de nous, jour et nuit, reconnue et fécondée comme une femme. Mais il n'y a personne pour nous donner une telle loi ; c'est trop demander.
Mais personne n'a-t-il songé que la loi nouvelle, que nous sommes incapables de créer, peut commencer chaque jour avec ceux qui représentent un nouveau commencement ? Ne sont-ils pas de nouveau le Tout, à la fois monde et création, est-ce que ne grandissent pas en eux toutes les forces nécessaires, pour peu que nous leur en donnions la place ? Si nous n'entravons pas de façon importune avec le droit du plus fort le chemin de ces enfants en leur imposant du tout fait adapté à notre vie, s'ils ne trouvent rien et se retrouvent obligés de tout faire ? Si nous nous gardons d'élargir en d'approfondir en eux la vieille faille entre devoir et joie (école et vie), loi et liberté : n'est-il pas possible que le monde grandisse en eux, intact ? Certes pas dès la prochaine génération, ni la suivante ni celle d'après encore, mais lentement, processus de guérison passant d'une enfance à l'autre ?



Extrait de Samskola, in Rainer Maria Rilke, Poupées, traduit et présenté par Pierre Deshusses, Rivages Poche (2013)

Samskola est un texte de 1905. L'école "différente" dont il y est question fut fondée en 1901 et existe toujours aujourd'hui (voir ici).

 

mardi 4 juin 2019

Hesitations outside the door -- Margaret Atwood



Aurélie Nemours
Untitled (La structure du silence)
1984




I

I'm telling the wrong lies,
they are not even useful.

The right lies would at least
be keys, they would open the door.

The door is closed, the chairs,
the tables, the steel bowl, myself

shaping bread in the kitchen, wait
outside it.


II

That was a lie also,
I could go in if I wanted to.

Whose house is this
we both live in
but neither of us owns

How can I be expected
to find my way around

I could go in if I wanted to,
that's not the point, I don't have time,

I should be doing something
other than you.


III

What do you want from me
you who walk towards me ove the long floor

your arms outstreched, your heart
luminous though the ribs

around your head a crown
of shining blood

This is your castle, this is your metal door,
these are your stairs, your

bones, you twist all possible
dimensions into your own


IV

Alternate version: you advance
through the grey streets of this house,

the walls crumble, the dishes
thaw, vines grow
on the softening refrigerator

I say, leave me
alone, this is my winter,

I will stay here if I choose

You will not listen
to resistance, you cover me

with flags, a dark red
season, you delete from me
all other colours


V

Don't let me do this to you,
you are not those other people,
you are yourself

Take off the signatures, the false
bodies, this love
which does not fit you

This is not a house, there are no doors,
get out while it is
open, while you still can


VI

If we make stories for each other
about what is in the room
we will never have to go in.

You say: my other wives
are in there, they are all
beautiful and happy, they love me, why
disturb them

I say: it is only
a cupboard, my collection
of enveloppes, my painted
eggs, my rings

In your pockets the thin women
hang on their hooks, dismembered

Around my neck I wear
the head of the beloved, pressed
in the metal retina like a picked flower.


VII

Should we go into it
together / If I go into it
with you I will never come out

If I wait outside I can salvage
this house or what is left
of it, I can keep
my candles, my dead uncles
my restrictions

but you will go
alone, either
way is loss

Tell me what it is for

In the room we will find nothing
In the room we will find each other




(publié dans la livraison de Novembre 1970 de POETRY ; je ne sais où ce poème a été repris.
Bon, il suffisait de chercher : repris dans Margaret Atwood, Selected Poems 1965-1975, Houghton Mifflin Company, Boston 1976)
 

lundi 3 juin 2019

Bloody hammer -- Rocky Erickson (1947-2019)




Vitrail d'Aurélie Nemours à Salagon (Mane, 04300)




Demon is up in the attic to the left
My eye turns to the left to say no
You said first I am a special one
I never hammered my mind out
I never have the bloody hammer
I never have the bloody hammer
I never have the bloody hammer
I never have the bloody
I never have the bloody
I never have the bloody hammer

I am the doctor
I am the psychiatrist
To make sure they don't think
That they'd hammer their minds out
Or that they'd have a
Or that they'd have a bloody hammer
Or that they'd have a bloody hammer
Or that they'd have a bloody hammer
Or that they'd have a bloody
Or that they'd have a bloody
Or that they'd have a bloody hammer

Second, I am the special one
My eyes, green and blue
And safely unbegotten
To the left to say no
While the others with their hair turned white
They just roll their eyes back to the top of their head
And hammer the attic floor with a bloody hammer
I never have the bloody hammer
I never have the bloody
I never have the bloody
I never have the bloody hammer

It's not a sledgehammer
It's not a chisel
It's not a train
But a thought of unlimited horror for
Dr. O'Chane, Dr. O'Chane
Baby ghost says beat it with your chain
Baby ghost says don't drag your chain away
Dr. O'Chane
One bat enlighten me, one bat in rain
One bat likes wolfbane for
Dr. O'Chane, Dr. O'Chane

The ghost says beat it with your chain
The ghost says don't drag your chain away
Dr. O'Chane
All bats are as Dracula vampires
Vampires in the rain
Vampires in the lightning for
Dr. O'Chane, Dr. O'Chane
The baby ghost in the 1900s says beat it with your chain
The baby ghost says don't drag your spoon, don't drag your chain away
Dr. O'Chane

Demon is up in the attic to the left
My eye turns to the left to say no
You said first I am a special one
I never hammer my mind out
I never have the bloody hammer
I never have the bloody hammer
I never have the bloody hammer
I never have the bloody
I never have the bloody
I never have the bloody hammer


Ici par exemple.


mardi 21 mai 2019

THE LAST DAYS OF REALITY / 2011 - 2018 -- Lionel Marchetti





lundi 20 mai 2019

Joe Mc Phee toujours ...

Enregistré pour Hat Hut en 1979 mais jamais sorti; c'est chose faite,enfin !




"Mon cri est comme un bras tendu"




Zdzisław Beksiński


Tout sombre soubresaut du monde connaît ces déshérités qui ont perdu le passé et qui n'ont pas encore ce qui est proche. Car pour les hommes le plus proche même est très lointain. N'en soyons pas troublés , mais ayons la force de garder la forme que nous avons encore reconnue. Cela s'est élevé une fois parmi les hommes, au milieu du destin destructeur, au cœur même de cette ignorance de tout chemin, debout cela semblait exister et les étoiles des ciels alors s'en rapprochaient. Ange, à toi je puis montrer cela, afin que ton regard le sauve et finalement l'élève. Colonnes, pylônes, le sphinx, la cathédrale, son ascension arc-boutée qui s'élève, grise, d'une ville mourante ou d'une ville étrangère. N'était-ce point miracle ? Oh étonne-toi, ange, car c'est nous, nous ô grand ange ! Raconte que nous avons été capables de cela, mon propre souffle ne suffit point pour la louange. C'est ainsi que malgré tout nous n'avons pas perdu les espaces ouverts. (Qu'ils doivent être vastes puisque pendant des millénaires notre sentiment n'a point réussi à les emplir.)

(...)

Ne crois point que je veuille convaincre, ange, et même si je le voulais ! Tu ne viendrais pas. Car mon appel est toujours plein de départ. Tu ne saurais lutter contre un tel courant. Mon cri est comme un bras tendu. Et la main, en haut, ouverte pour savoir, reste ouverte devant toi, comme une défense ou un avertissement, ô Insaisissable.


Extrait de la Septième Élégie, in Rainer Maria Rilke, Élégies de Duino, traduit par Rainer Biemel (Jean Rounault), Allia 2018

J'ignorais complètement cette traduction en prose ; c'est certainement celle que je proposerais à quiconque voudrait aborder les Élégies, avant d'aller vers les versions versifiées (celle de Philippe Jaccotet, en particulier), tant y est grande la tension pour serrer au plus près le sens.

vendredi 19 avril 2019

Les sonnets à Orphée - Restitution métrique -- Roger Lewinter


Inutile d'expliquer ce qu'est une restitution métrique ; la version parallèle du premier sonnet ci-dessous le montre à l'évidence :




Da stieg ein Baum. O reine Übersteigung!
Un arbre, là, monta. O, pur surmontement!
O Orpheus singt! O hoher Baum im Ohr!
O, or, chante Orphée! Arbre, dans l'oreille, haut!
Und alles schwieg. Doch selbst in der Verschweigung
Et, tout, fut silence. En ce silence pourtant,
ging neuer Anfang, Wink und Wandlung vor.
départ s'engageait autre, commencement, signe !

Tiere aus Stille drangen aus dem klaren
Bêtes d'impassibilité, de nids, de gîtes,
gelösten Wald von Lager und Genist;
éparse, claire, de la forêt débuchaient,
und da ergab sich, daß sie nicht aus List
et il advint, que, là, non, en elles, de ruse,
und nicht aus Angst in sich so leise waren,
non plus que de crainte, si légères, étaient,

sondern aus Hören. Brüllen, Schrei, Geröhr
mais, d'entendre. Petits, en leur cœur, paraissaient
schien klein in ihren Herzen. Und wo eben
rugissement, brame, cri. Et, à peine encore,
kaum eine Hütte war, dies zu empfangen,
qui cela, reçût, où même n'était de lutte,

ein Unterschlupf aus dunkelstem Verlangen
à notre soin le plus obscur, refuge donné
mit einem Zugang, dessen Pfosten beben, –
qui, ouvert, tel branchage, frémissant se dresse,
da schufst du ihnen Tempel im Gehör.
là, un temple tu leur créas, dedans l'ouïe. 




Un tour de force, à placer haut parmi les rares tentatives fructueuses de faire "danser" le français !

Et si cela paraît un peu compliqué à suivre, (1) cela n'a rien de plus compliqué que Mallarmé, loin de là, (2) les vers de Rilke ne respectent pas non plus la syntaxe de l'allemand "standard", (3) voici une version plus "classique" (Maurice Betz, 1942), classique au point qu'on croirait du Sully Prudhomme :




Or, un arbre monta, pur élan, de lui-même.
Orphée chante ! Quel arbre dans l’oreille !
Et tout se tut. Mais ce silence était
lui-même un renouveau : signes, métamorphose…

Faits de silence, des animaux surgirent
des gîtes et des nids de la claire forêt.
Il apparut que ni la ruse ni la peur
ne les rendaient silencieux ; c’était

à force d’écouter. Bramer, hurler, rugir,
pour leur cœur c’eût été trop peu. Où tout à l’heure
une hutte offrait à peine un pauvre abri,

— refuge fait du plus obscur désir,
avec un seuil où tremblaient les portants, —
tu leur dressas des temples dans l’ouïe.




Et maintenant, comparez :




Un arbre, là, monta. O, pur surmontement!
O, or, chante Orphée! Arbre, dans l'oreille, haut! 
Et, tout, fut silence. En ce silence pourtant, 
départ s'engageait autre, commencement, signe !

Bêtes d'impassibilité, de nids, de gîtes, 
éparse, claire, de la forêt débuchaient,
et il advint, que, là, non, en elles, de ruse, 
non plus que de crainte, si légères, étaient,

mais, d'entendre. Petits, en leur cœur, paraissaient
rugissement, brame, cri. Et, à peine encore, 
qui cela, reçût, où même n'était de lutte,

à notre soin le plus obscur, refuge donné
qui, ouvert, tel branchage, frémissant se dresse, 
là, un temple tu leur créas, dedans l'ouïe.




in Roger Lewinter, Rainer Maria Rilke, Les sonnets à Orphée, I - XXVI, Restitution métrique, Éditions Héros-Limite, 2014

Deep time and beyond: the great nothingness at the end of the Universe


Un joyau de vulgarisation ...


lundi 15 avril 2019

Artaud et Paule -- Bernard Noël


Antonin Artaud
Portrait aux ferrets
24 mai 1947
(RMN)
en regard de la page 16 du livre



Artaud est désormais le grand consumé qui, loin de sortir de sa consumation, en fait sa langue.
Il est, dit-il, celui qui parle la langue de son propre incendie.
Il brûle, et il se sert de sa brûlure pour en traduire l'état et, par cet état, intensifier son humanité. Il est le spectateur de sa chair en proie aux flammes, un spectateur non distant et cependant assez distant pour voir cela de haut, sur sa propre flamme dansant, tandis que sa main trace dans un seul mouvement l'acte qui brûle et la vision qui alimente le feu.
Sa main trace le diagramme verbal de cette double occupation, elle n'écrit pas, elle enregistre le phénomène à sa vitesse. Elle n'inscrit pas du lisible, mais du vif, et à l'instant, et en l'état, et tel quel surgi, et criant.
La graphie des cahiers est l'empreinte même de la vivacité d'Artaud vivant son incendie. Ils ne pouvaient donc qu'être ainsi "écrits" -- dans cette écriture qui obéit aux pulsions et non à la calligraphie. Le sens est dans le mouvement avant d'être dans les articulations de la phrase.
Comparez cela à des volumes édités : l masse d'écriture est devenue des textes clairement établis, avec un appareil considérable de notes. L'illisible est devenu lisible. Est-ce une trahison ?
La sauvagerie a seulement changé d'apparence pour répondre à la nécessité qui veut qu'un livre soit un livre, avec un format, des pages assemblées, un empilement de lignes sur chacune. D'ailleurs, dès les premiers mots, un cri monte, intact, brutal, haletant. Loin d'avoir été atténué, domestiqué, normalisé par le livre, il est encore plus nu dans notre tête du fait qu'il s'arrête moins dans nos yeux. Il n'est plus graphique et par conséquent particulier, il est textuel et mental, autrement dit accessible à tous.
Artaud est là avec une violence à jamais revenante, un corps à jamais imposthume.
Imposthumable !
Artaud le Mômo qui râpe à mort le rhume où s'enroue l'être.
Que s'est-il passé ?
C'est la question que nous devons nous poser sous peine de n'être que de mortifères consommateurs de mots.


in Bernard Noël, Artaud et Paule, Lignes, Éditions Léo Scheer, 2003


Bel hommage à Paule Thévenin
Sans elle, il est probable que la conjonction de la pusillanimité des héritiers (cf l'histoire de l'Adresse au pape et l'Adresse au dalaï-lama) et de la docte lenteur de l’Université  nous aurait à ce jour gratifié d'un demi-tome d’Œuvres Expurgées, ce résidu se trouvant nanti d'un appareil critique supposant de charruer à travers une centaine de thèses ... dont une dizaine exclusivement consacrée à l'analyse physico-chimique du papier ou de l'encre. 
Sur les querelles d'édition des œuvres complètes d'Artaud, on peut toujours lire ceci. Quant aux tomes 27 et sq. , faudra-t-il que l'Université s'y intéresse pour les voir ressortir du coffre-fort de Gallimard ?

jeudi 11 avril 2019

Fille de la Kolyma -- Viktor Krivouline (1944-2001)


gravure d'Aleksander Aksinine (1949-1985)
illustrant Poèmes après les poèmes



C'est si triste que - de la Kolyma la fille bâtarde - elle déploie,
la littérature, ses ailes attardées couvrant un demi-ciel
au-dessus de ces muets qui jadis furent "NOUS",
leurs "je" sans nombre, multipliés comme éternellement.

C'est si triste que l'on puisse aujourd'hui faire sonner
un grand requiem de louanges et, sans risquer son cœur ni sa peau,
arroser d'une demi-vodka la mémoire du gué de corps humains
si généreusement construit sur le marais gluant de la culture.


in Viktor Krivouline, Poèmes après les poèmes, traduit par Hélène Henry, Les Hauts Fonds, 2017


en vo :


Дочь Колымы



До чего это грустно, что — побочная дочь Колымы —
расправляет свои запоздалые крылья вполнеба словесность
над немыми людьми, составлявшими некогда «МЫ»
их бесчисленных «я», умножаемых как бы на вечность.

До чего это грустно, что сегодня возможно сыграть
поощрительный реквием и, не рискуя ни сердцем, ни шкурой,
помянуть за полводкой из тел человеческих гать,
намощенную щедро над жидко-болотной культурой.