jeudi 6 août 2015

Les métamorphoses de la cité - Essai sur la dynamique de l'Occident -- Pierre Manent


Le cycle politique moderne a repris, amplifié et profondément transformé le cycle politique grec. Dans les deux cas, bien sûr, le vecteur de l'histoire politique est un vecteur de démocratisation. Mais dans les nations européennes modernes, à la différence de qui se passait dans les cités grecques, la confrontation entre le grand nombre et le petit nombre fut décisivement médiatisée par l'Un - c'est-à-dire par l’État, royal d'abord, républicain ensuite, mais toujours "monarchique". Cette interposition active de l’État eut des conséquences très profondes et qui ne sont pas épuisées. Le peuple cessa d'être le grand nombre pour devenir simplement tous. Sous l’œil de l'Un, tous devinrent peuple, tous furent égaux. L’État moderne signifie en l'imposant ce plan d'égalité sur lequel nous sommes installés depuis deux ou trois siècles - le plan des droits humains égaux, le plan de la condition humaine égale et semblable. Dès lors, aucun titre du petit nombre en tant que petit nombre ne peut plus être reçu : un argument politique ou moral, un argument humain n'est acceptable que s'il est généralisable ou universalisable. Il n'y a plus dès lors qu'un régime politique possible : la démocratie.

Devons-nous alors pleurer sur le sort du petit nombre ? Pas exactement. A la différence de ce qui se passait dans la cité grecque, les pauvres ne massacrent plus les riches qu’exceptionnellement (durant notre XIXe siècle, ce fut même plutôt l'inverse), et surtout les riches peuvent enfin devenir aussi riches qu'ils le désirent. Plus de lois somptuaires ! Comment cela s'est-il fait ? La vie sociale et politique, qui était jusqu'alors principalement vouée à distinguer et affirmer une version ou l'autre de la "vie noble", s'orienta vers le soulagement et l'amélioration générale de la condition humaine - the relief of man's estate, the bettering of human condition - par le travail de tous. Mais si la tâche de tous devient l’amélioration de la condition de tous, ou de la condition humaine générale, alors les différences de condition entre les hommes perdent de leur pouvoir organisateur. Il s'agit maintenant d'accumuler biens et services afin - selon l'expression frappante de Hobbes - de rendre à jamais sûre la route de notre désir futur. Or, ce fut la chance des riches, ou, si l'on veut, du petit nombre, qu'une telle accumulation n'a pas d'instrument plus efficace que le dispositif capitaliste résumé dans la société par actions. Vous vous en souvenez, celle-ci définit selon Aristote l'idée oligarchique - partielle et partiale, mais juste jusqu’à un certain point - de la cité. Eh bine, cette cité oligarchique triomphe utilement, sous la forme du capitalisme, à l'intérieur même de la démocratie. cette oligarchie industrielle n'est pas en tant que telle liée à un cadre politique particulier : son domaine naturel d'action, c'est le monde, le marché mondial. Bien entendu, conséquence de son inclusion dans la démocratie, cette oligarchie ignore la naissance : en est membre quiconque exerce des talents dont le marché a besoin.

Ainsi, dans le dispositif contemporain, la démocratie est sortie des limites de la cité, je veux dire de la nation. L'égalité triomphe dans cette démocratie illimitée où chacun est le semblable de chacun. Mais l'oligarchie est aussi sortie des limites de la cité, ou de la nation, et l'inégalité triomphe dans cette concurrence où il n'y a pas de limite au prix que nous sommes prêts à payer pour ceux que nous prisons. Bref, tous sont égaux, et chaque homme a son prix.

Le problème alors n'est pas précisément que la société soit trop égale, égale jusqu'à l'indifférenciation - même si cette critique "de droite" n'est pas sans argument -, ni qu'elle soit trop inégale - même si cette critique "de gauche" n'est pas non plus sans motifs. C'est plutôt que cette égalité et cette inégalité se déploient en deux affirmations parallèles qui enveloppent le monde humain tout entier, mais ne se rencontrent pour ainsi dire jamais, ou de moins en moins, puisqu'elles débordent de plus ne plus le cadre de tout dialogue significatif possible - le cadre proprement politique. Je voudrais conclure sur ce point.

Nous vivons tous aujourd'hui sous une double et contradictoire sommation : soyez aussi égaux que possible, toujours plus égaux, toujours plus semblables ; soyez aussi inégaux que vous le pouvez, toujours plus performants, toujours plus "chers". Or ces deux modes de l'humanité - ce n'est pas sans raison que j'emploie le langage spinoziste - ne trouvent plus de dispositif politique - forme et régime - capable de les mélanger dans la bonne proportion. Ils ne se mêlent que dans le sujet individuel qui, je viens de le dire, est en permanence sommé d'exhiber les signes de son égalité comme de son inégalité. Compatissant et compétitif, tel est le héros de notre temps. Être compatissant mais compétitif, être compétitif mais compatissant, tel est le double impératif catégorique sous lequel nous nous efforçons d'avancer.

Or, la pression de cet impératif forme-t-elle un type humain vraiment achevé, ou du moins suffisamment défini pour donner une forme, ou une physionomie, à l'humanité démocratique contemporaine ? La plupart des types humains antérieurs reposaient sur la division sociale qu'ils transfiguraient. Leur disposition morale était à la fois le raffinement et la correction d'une division sociale. le maître, éduqué à la grandeur, corrigé par la justice ou l'humanité, devenait le patricien digne et capable de gouverner, il pouvait même devenir simplement le magnanime. Le serviteur, éduqué à l'obéissance, redressé par la fierté, devenait le citoyen digne et capable d'avoir part au gouvernement, il pouvait même simplement devenir l'homme juste, ou l'homme moral. Ces notations sont excessivement sommaires. Ce que je veux dire, c'est que l'égalité comme l'inégalité n'entraient dans la composition de notre être moral qu'en tenant compte explicitement l'une de l'autre et de deux manières : en se définissant l'une contre l'autre, et en se laissant corriger l'une par l'autre. Désormais, égalité et inégalité se trouvent détachées de ce conditionnement réciproque, et sont donc affirmées inconditionnellement : elles réclament l'être humain tout entier, se proposant l'une comme principe d'identification, l'autre comme principe de différenciation. L'individu est certes délivré de la nécessité d'être maître ou serviteur, de la confrontation éprouvante du petit nombre et du grand nombre, mais il est traversé par le contraste déchirant entre une égalité éperdue et une inégalité illimitée.



(in Pierre Manent, Les métamorphoses de la cité - Essai sur la dynamique de l'Occident, Champs Flammarion, 2010)