jeudi 17 novembre 2016

Strange City -- Merzbow


Merzbow dans ses œuvres : déconstruction/reconstruction à partir d'enregistrements inédits de l'Arkestra ; fourmillements, stridences, vrombissements, ruptures, tout la palette de Merzbow est là, chaque détail, chaque moment témoigne de sa "patte" ; un disque de plus de Merzbow ?




Passé ce premier contact, rassurant mais finalement décevant pour l'amateur de bruit (du Merzbow pur jus, on est en terrain connu, on l'a entendu mille fois), c'est une autre dimension qui se déploie : sous les granules s'agite une masse, s'ébauche une forme, s'organise une structure et c'est le mouvement de l'Arkestra qui apparaît ; pour amplifier cela, Merzbow ajoute des samples plus longs, des lignes instrumentales de plusieurs secondes clairement reconnaissables, quelques échos de percussions et c'est tout le fantôme de l'Arkestra qui s'éveille et agite son drap de granules scintillantes. Une résurrection !

Deux extraits (un peu trop courts) ici.

mardi 15 novembre 2016

Kein Baum -- Thomas Bernhard


Kein Baum
Eine Ursache für John Donne


Kein Baum
wird dich verstehen,
kein Wald,
kein Fluß,

kein Frost,
nicht Eis, nicht Schnee,
kein Winter, Du,
kein Ich,

Kein Strumwind
auf der Höh, kein Grab,
nicht Ost, nicht West,
kein Weinen, weh -
kein Baum ...





Aucun arbre
Une cause pour John Donne


Aucun arbre
ne te comprendra,
aucune forêt,
aucun fleuve,

aucun gel,
ni glace, ni neige,
aucun hiver, toi,
aucun être,

aucune tempête
sur la hauteur, aucune tombe,
ni Est, ni Ouest,
aucune larme, douleur -
aucun arbre ...



in Thomas Bernhard, Sur la terre comme en enfer, traduit par Susanne Hommel, Orphée/La Différence (2012)


Catharina Wulf clôt sa brève étude La hantise de la question chez Thomas Bernhard, par ce passage de L'entretien infini (Maurice Blanchot, Gallimard (1969)) :

La question attend la réponse, mais la réponse n’apaise pas la question et, même si elle y met fin, elle ne met pas fin à l’attente qui est la question de la question. Question, réponse, nous trouvons entre ces deux termes l’affrontement d’un rapport étrange, dans cette mesure où la question appelle, en la réponse, ce qui lui est étranger et en même temps veut se maintenir dans la réponse comme ce tour de la question que la réponse arrête pour mettre fin au mouvement et donner le repos. Seulement la réponse, répondant, doit reprendre en elle l’essence de la question, qui n’est pas éteinte par ce qui y répond.

Et pour la référence à John Donne, elle est fréquente chez Bernhard ; ici, on peut penser à ceci :

(...) As west and east
In all flat maps (and I am one) are one,
So death doth touch the resurrection.

(extrait de Hymn to God, My God, In My Sickness)






mercredi 9 novembre 2016

The Wynona Riders vous avaient prévenus !


I  <3 do="" dumb="" face=""trebuchet ms" , sans-serif" font="" nbsp="">NALD<3 donald="" dumb="" nbsp="" span="">
(1993 ?)

jeudi 27 octobre 2016

Marlena Braester, toujours ...


La Dolce Vita, Fellini


sur la plage noire
gît un immense présent
qui avait jeté l'ancre
devant l'avenir
bête molle endormie
ensablée
immense amarre
la mer s'est retirée dans le temps

où l'oubli vaut la mémoire
  

The perfect darkness




The perfect drone




A tribute to Kraków -- Zavoloka, Kotra, Dunaewsky69

 


mercredi 26 octobre 2016

Enigmes en feu -- Nelly Sachs


Wir winde hier einen Kranz
Manche haben Donnerveilchen
ich nur einen Grashalm
voll der schweigenden Sprache
die hier die Luft blitzen läßt -




Nous tressons ici une couronne
Certains ont des violettes de foudre
moi je n'ai qu'un brin d'herbe
plein du langage silencieux
qui sème l'air ici d'éclairs -



Einsamheit lautlos samtener Acker
aus Stiefmutterveilchen
verlassen von rot und blau
violett die gehenden Farbe
dein Weinen erschafft sie
aus dem zarten Erschrecken deiner Augen -




Solitude silencieux champ de velours
tissé de violettes orphelines
abandonné du rouge et du bleu
violet couleur qui pâlit
les pleurs l'ont formée
du tendre effroi de tes yeux -



Weine aus die entfesselte Schwere der Angst
Zwei Schmetterlinge halten das Gewicht der Welten fûr dich
und ich lege deine Träne in dieses Wort :
Deine Angst ist in s Leuchten geraten -




Pleure le poids déchaîné de l'angoisse
Deux papillons retiennent pour toi le fardeau des mondes
et je mets tes larmes dans cette parole :
Ton angoisse est devenue lumière -




in Nelly Sachs, Eli, Lettres, Énigmes en feu, traduit par Martine Broda, Hans Hartje et Claude Mouchard, Belin, 1989 
(les poèmes de Énigmes en feu sont traduits par Martine Broda)
 

lundi 24 octobre 2016

En passant par la FIAC ...


... on n'a pas vu grand chose ; barbouillages et bricolages continuent de régner en maîtres et c'est un peu fatigant à la longue.

(Ok, il y avait aussi trois Soulages, pas mal de Dubuffet, quelques Unica Zürn et Hans Bellmer, un bel ensemble de toiles de Léon Tutundjian, un ensemble impressionnant de Zoran Mušič et rien que cela valait le (long) détour de ce qui est bien une foire, mais c'est quand même contemporain au sens large !)

Et puis il y avait cela qui nous a arrêtés, d'une artiste suisse, Carol Bove, représentée par la galerie David Zwirner : 




















(évidemment, les quelques saturations cyan sont d'importuns reflets ...) 

Et en sortant, on a aussi vu cela :



mercredi 19 octobre 2016

Mon chatbot est rigolo

Ici, dans le rôle du téléconseiller, après quelques échanges techniques à peu près convenables avec le client (un autre chatbot) vient l'apothéose d'une relation client bien maîtrisée :

[téléconseiller]
Êtes-vous satisfait ?
[client]
Pas du tout.
[téléconseiller]
C'est parfait.
(et il raccroche)

Plus vrai que nature !

mardi 11 octobre 2016

good morning ...



(...) la crise dont je décris la venue prochaine n'est pas intérieure à la société industrielle, elle concerne le mode industriel de production en lui-même. Cette crise oblige l'homme à choisir entre les outils conviviaux et l'écrasement par la méga-machine, entre la croissance indéfinie et l'acceptation des bornes multidimensionnelles. La seule réponse possible consiste à reconnaître sa profondeur at à accepter le seul principe de solution qui s'offre : établir, par accord politique, une autolimitation. Plus nombreux et divers en seront les hérauts, plus profonde sera la saisie de ce que le sacrifice est nécessaire, de ce qu'il protège des intérêts divers et qu'il est la base d'un nouveau pluralisme culturel.
Je ne parle pas bien sûr d'une majorité opposée à la croissance au nom de principes abstraits. ce serait une nouvelle majorité fantôme. A la vérité, la formation d'une élite organisée, chantant l'orthodoxie de l'anticroissance, est concevable. Cette élite est probablement en formation. Mais un tel chœur, avec pour tout programme l'anticroissance, est l'antidote industriel à l'imagination révolutionnaire. En incitant la population à accepter une limitation de la production industrielle sans mettre ne question la structure de base de la société industrielle, on donnerait obligatoirement plus de pouvoir aux bureaucrates qui optimisent la croissance, et on ne deviendrait soi-même l'otage. La production stabilisée de biens et de services très rationalisés et standardisés éloignerait encore plus, si c'était possible, de la production conviviale que ne le fait la société industrielle de croissance.
Les tenants d'une société qui se donne des bornes n'ont pas besoin de réunir une majorité. En démocratie, une majorité électorale n'est pas fondée sur l'adhésion explicite de tous ses membres à une idéologie ou à une valeur déterminée. Une majorité électorale favorable à la limitation des institutions serait fort hétérogène : elle comprendrait les victimes d'un aspects particulier de la surproduction, les absents de la fête industrielle et les gens qui refusent en bloc le style de la société totalement rationalisée. (...) Quand les affaires vont leur train, limiter une institution dominante par un vote majoritaire prend toujours un tour réactionnaire.
Mais une majorité peut avoir un effet révolutionnaire lors d'une crise atteignant la société de manière radicale. L'arrivée simultanée de plusieurs institutions à leur second seuil de mutation donne le signal d'alarme. La crise ne saurait tarder. Elle a déjà commencé. Le désastre qui va suivre manifestera clairement que la société industrielle en tant que telle, et pas seulement ses divers organes, a dépassé les bornes.
L’État-nation est devenu le gardien d'outils si puissants qu'il ne peut plus jouer son rôle de cadre politique. (...) Lorsque la crise totale approche, il devient manifeste que l’État-nation moderne est un conglomérat de sociétés anonymes où chaque outillage vise à promouvoir son propre produit, à servir ses intérêts propres. L'ensemble produit du bien-être, sous forme d'éducation, de santé, etc., et le succès se mesure à la croissance du capital de toutes ces sociétés. A l'occasion, les partis politiques rassemblent tous les actionnaires pour élire un conseil d'administration. Les partis soutiennent le droit de l'électeur à réclamer un plus haut niveau de consommation individuelle, ce qui signifie un plus haut degré de consommation industrielle. Les gens peuvent toujours réclamer plus de transports rapides, mais le jugement à porter sur le système de transport fondé sur l'automobile ou sur le train, et absorbant une large part du revenu national, est laissé à la discrétion des experts. les partis soutiennent un État dont le but avoué est la croissance du PNB, et il n'y a rien à attendre d'eux lorsque le pire arrivera.
Quand les affaires vont, la procédure contradictoire de règlement d'un conflit entre l'entreprise et l'individu renforce la légitimité de la dépendance de ce dernier. Mais au moment de la crise structurelle, même la réduction volontaire de la surefficience, acceptée par les institutions dominantes, ne pourra les empêcher de sombrer. Une crise généralisée ouvre la voie à une reconstruction de la société. La perte de légitimité de l’État comme société par actions ne ruine pas, mais réaffirme la nécessité d'une procédure constitutionnelle. La perte de crédibilité des partis devenus des factions rivales d'actionnaires ne fait que souligner l'importance du recours à des procédures contradictoires en politique. La perte de crédibilité des revendications antagonistes pour obtenir plus de consommation individuelle souligne l'importance du recours à ces mêmes procédures contradictoires, quand il s'agit d’harmoniser des séries opposées de limitations concernant l'ensemble de la société. La même crise générale peut asseoir durablement un contrat social qui abandonne le pouvoir de prescrire le bien-être au despotisme bureaucratique et à l'orthodoxie idéologique, ou bien être l'occasion de construire une société conviviale, en continuelle transformation à l'intérieur d'un cadre matériel défini par des proscriptions rationnelles et politiques.


in Ivan Illitch, La convivialité, Points Seuil, 1973


mercredi 11 mai 2016

Copacetic Mingus -- Yusef Komunyakaa


"'Mingus One, Two, and Three.
Which is the image you want the world to see ?'"
Charles Mingus, Beneath the Underdog


Heartstring, Blessed wood
& every moment the thing's made of:
ball of fatback
licked by fingers of fire.
Hard love, it's hard love.
Running big hands down
the upright's wide hips,
rocking his moon-eyed mistress
with gold in her teeth.
Art & life bleed
into each other
as he works the bow.
But tonight we're both a long ways
from the Mile High City,
1973. Here in New Orleans
years below sea level,
I lsten to Pithecanthropus
Erectus: Up & down, under
& over, every which way - 
thump, thump, dada - ah, yes.
Wood heavy with tenderness,
Mingus fingers the loom
gone on Segovia,
dogging the raw strings
unwaxed with rosin.
Hyperbolic bass line. Oh, no!
Hard love, it's hard love.


in Yusef Komunyakaa, Neon Vernacular: New and Selected Poems, Wesleyan University Press, 1993







Pithecanthropus Erectus (Atlantic, 1956), 60 ans et pas une ride !

Mingus et ses complices, Mal Waldron et Jackie McLean incendient le bop ; Will Jones tient la baraque sans sourciller mais on sent bien que JR Montrose traine un peu les pieds. En 10 minutes tout est consumé, une nouvelle ère peut commencer.

(Copacetic ? allez voir ici !)

lundi 25 avril 2016

Le syndrôme des trois faisans


N'en déplaise à maître Finkielkraut, sa mésaventure de la place de la République ne m'évoque rien de l'ordre de la purification ou de la Zerstörung ; non décidément, c'est à travers Brel qu'il convient d'analyser cet épisode malheureux, la chanson Les Bourgeois (1961), bien sûr : 




Le cœur bien au chaud
Les yeux dans la bière
Chez la grosse Adrienne de Montalant
Avec l'ami Jojo
Et avec l'ami Pierre
On allait boire nos vingt ans
Jojo se prenait pour Voltaire
Et Pierre pour Casanova
Et moi moi qui étais le plus fier
Moi moi je me prenais pour moi
Et quand vers minuit passaient les notaires
Qui sortaient de l'hôtel des "Trois Faisans"
On leur montrait notre cul et nos bonnes manières
En leur chantant

Les bourgeois c'est comme les cochons
Plus ça devient vieux plus ça devient bête
Les bourgeois c'est comme les cochons
Plus ça devient vieux plus ça devient...

 

Le cœur bien au chaud
Les yeux dans la bière
Chez la grosse Adrienne de Montalant
Avec l'ami Jojo
Et avec l'ami Pierre
On allait brûler nos vingt ans
Voltaire dansait comme un vicaire
Et Casanova n'osait pas
Et moi moi qui restait le plus fier
Moi j'étais presque aussi saoul que moi
Et quand vers minuit passaient les notaires
Qui sortaient de l'hôtel des "Trois Faisans"
On leur montrait notre cul et nos bonnes manières
En leur chantant

Les bourgeois c'est comme les cochons
Plus ça devient vieux plus ça devient bête
Les bourgeois c'est comme les cochons
Plus ça devient vieux plus ça devient...


Le cœur au repos
Les yeux bien sur terre
Au bar de l'hôtel des "Trois Faisans"
Avec maître Jojo
Et avec maître Pierre
Entre notaires on passe le temps
Jojo parle de Voltaire
Et Pierre de Casanova
Et moi moi qui suis resté le plus fier
Moi moi je parle encore de moi
Et c'est en sortant vers minuit Monsieur le Commissaire
Que tous les soirs de chez la Montalant
De jeunes "peigne-culs" nous montrent leur derrière
En nous chantant

Les bourgeois c'est comme les cochons
Plus ça devient vieux et plus ça devient bête
Disent-ils Monsieur le commissaire
Les bourgeois
Plus ça devient vieux et plus ça devient...




mardi 19 avril 2016

Crôassance ?



Lannion (22) - 19-04-2016



mercredi 6 avril 2016

W ou le souvenir d'enfance -- Georges Perec (1936 - 1982)




La seule machinerie implacable de W ou le souvenir d'enfance ouvre un ensemble foisonnant de niveaux de lecture, ensemble qui se diversifie encore par les résonances avec les autres œuvres de Perec ; on n'ose parler de W comme d'une œuvre matricielle : le terme serait ici indélicat. Alors disons œuvre "focale". 

Ainsi ce passage du chapitre IV:

Mon enfance fait partie de ces choses dont je ne sais pas grand chose. Elle est derrière moi, pourtant, elle est le sol sur lequel j'ai grandi, elle m'a appartenu, quelle que soit ma ténacité à affirmer qu'elle ne m'appartient plus. J'ai longtemps chercher à détourner ou à masquer ces évidences , m'enfermant dans le statut inoffensif de l'orphelin, de l'inengendré, du fils de personne. Mais l'enfance n'est ni nostalgie, ni terreur, ni paradis perdu, ni Toison d'Or, mais peut-être horizon, point de départ, coordonnées à partir desquelles les axes de ma vie pourront trouver leur sens. Même si je n'ai pour étayer mes souvenirs improbables que le secours de photos jaunies, de témoignages rares et de documents dérisoires, je n'ai pas d'autre choix que d'évoquer ce que trop longtemps j'ai nommé l'irrévocable ; ce qui fut, ce qui s'arrêta, ce qui fut clôturé : ce qui fut, sans doute, pour aujourd'hui ne plus être, mais ce qui fut aussi pour que je sois encore.


Là, au milieu du texte, "ce qui fut clôturé" m'arrête ; cela me renvoie au titre (énigmatique, vraiment ?) du recueil de poèmes La Clôture ; recueil qui, comme W, est séparé en deux parties égales par la suspension : (...) au milieu d'une page blanche, en regard d'une page vierge.

Et comment ne pas penser qu'à un certain niveau de lecture il faut relier la grande plongée dans l'organisme géant et souterrain qui se manifeste en surface au 11 rue Simon-Crubellier (chapitre LXXIV de La Vie mode d'emploi) et la plongée finale de l'avant dernier chapitre de W :




XXXVI


L'Athlète W n'a guère de pouvoir sur sa vie. Il n'a rien à attendre du temps qui passe. Ni l'alternance du jour et des nuits ni le rythme des saisons ne lui seront d'aucun secours. Il subira avec une égale rigueur le brouillard de la nuit d'hiver, les pluies glaciales du printemps, la chaleur torride des après-midi d'été. Sans doute peut-il attendre de la Victoire qu'elle améliore son sort : mais la Victoire est si rare, et si souvent dérisoire ! La vie de l'Athlète W n'est qu'un effort acharné, incessant, la poursuite exténuante et vaine de cet instant illusoire où le triomphe pourra apporter le repos. Combien de centaines, combien de milliers d'heures écrasantes pour une seconde de sérénité, une seconde de calme ? Combien de semaines, combien de mois d'épuisement pour une heure de détente ?

Courir. Courir sur les cendres, courir dans les marais, courir dans la boue. Courir, sauter, lancer les poids. ramper. S'accroupir, se relever. Se relever, s'accroupir. Très vite, de plus en plus vite. Courir en rond, se jeter à terre, ramper, se relever, courir. Rester debout, au garde-à-vous, des heures, des jours, des jours et des nuits. A plat ventre ! debout ! Habillez-vous ! Déshabillez-vous ! Habillez-vous ! Déshabillez-vous ! Courez ! Sautez ! Rampez ! A genoux !

Immergé dans un monde sans frein, ignorant des Lois qui l'écrasent, tortionnaire ou victime de ses compagnons sous le regard ironique et méprisant de ses Juges, l'Athlète W ne sait pas où sont ses véritables ennemis, ne sait pas qu'il pourrait remporter, la seule qui le délivrerait. Mais sa vie et sa mort lui semblent inéluctables, inscrites une fois pour toutes dans un destin innommable.

Il y a deux mondes, celui des Maîtres et celui  des esclaves. Les Maîtres sont inaccessibles et les esclaves s'entre-déchirent. Mais même cela, l'Athlète W ne le sait pas. Il préfère croire à son Etoile. Il attend que la chance lui sourie. Un jour, les Dieux seront avec lui, il sortira le bon numéro, il sera celui que le hasard élira pour amener jusqu'au brûloir central la Flamme olympique, ce qui, lui donnant le grade de Photophore officiel, le dispensera à jamais de toute corvée, lui assurera, en principe, une protection permanente. Et il semble bien que toute son énergie soit consacrée à cette seule attente, à ce seul espoir d'un misérable miracle qui lui permettra d'échapper aux coups, au fouet, à l'humiliation, à la peur. L'un des traits ultimes de la société W est que l'on y interroge sans cesse le destin : avec de la mie de pain longtemps pétrie, les Sportifs se fabriquent des osselets, des petits dés. Ils interprètent le passage des oiseaux, la forme des nuages, des flaques, la chute des feuilles. Ils collectionnent les talismans : une pointe de la chaussure d'un Champion olympique, un ongle de pendu. Des jeux de cartes ou de tarots circulent dans les chambrées : la chance décide du partage des paillasses, des rations et des corvées. Tout un système de paris clandestins, que l'Administration contrôle en sous-main par l'intermédiaire de ses petits officiels, accompagne les Compétitions. Celui qui donne dans l'ordre, les numéros matricules des trois premiers d'une Epreuve olympique a droit à tous leurs privilèges ; celui qui les donne dans le désordre est invité à partager leur repas de triomphe.

Les orphéons aux uniformes chamarrés jouent L'Hymne à la joie. Des milliers de colombes et de ballons multicolores sont lâchés dans le ciel. Précédés d'immenses étendards aux anneaux entrelacés que le vent fait claquer, les Dieux du Stade pénètrent sur les pistes, en rangs impeccables, bras tendus vers les tribunes officielles où les grands Dignitaires W les saluent.

Il faut les voir, ces Athlètes qui, avec leurs tenues rayées, ressemblent à des caricatures de sportifs 1900, s'élancer coudes au corps, pour un sprint grotesque. Il faut voir ces lanceurs dont les poids sont des boulets, ces sauteurs dont les chevilles sont entravées, ces sauteurs en longueur qui retombent lourdement dans une fosse remplie de purin. Il faut voir ces lutteurs enduits de goudron et de plume, il faut voir ces coureurs de fond sautillant à cloche-pied ou à quatre pattes, il faut voir ces rescapés du marathon, éclopés, transis, trottinant entre deux haies de Juges armés de verges et de gourdins, il faut les voir, ces Athlètes squelettiques, au visage terreux, à l'échine toujours courbée, ces crânes chauves et luisants, ces yeux pleins de panique, ces plaies purulentes, toutes ces marques indélébiles d'une humiliation sans fin, d'une terreur sans fond, toutes ces preuves administrées chaque heure, chaque jour, chaque seconde, d'un écrasement conscient, organisé, hiérarchisé, il faut voir fonctionner cette machine énorme dont chaque rouage participe, avec une efficacité implacable, à l'anéantissement systématique des hommes, pour ne plus trouver surprenante la médiocrité des performances enregistrées : le 100 mètres se court en 23"4, le 200 mètres en 51" ; le meilleur sauteur n'a jamais dépassé 1,30 m.


*


Celui qui pénètrera un jour dans la Forteresse n'y trouvera d'abord qu'une succession de pièces vides, longues et grises. Le bruit de ses pas résonnant sous les hautes voûtes bétonnées lui fera peur, mais il faudra qu'il poursuive longtemps son chemin avant de découvrir, enfouis dans les profondeurs du sol, les vestiges souterrains d'un monde qu'il croira avoir oublié : des tas de dents en or, d'alliances, de lunettes, des milliers et des milliers de vêtements en tas, des fichiers poussiéreux, des stocks de savon de mauvaise qualité ...


mardi 5 avril 2016

ULCERATIONS -- Georges Perec (1936 - 1982)




Un exercice OuLiPien : tous les vers du poème font onze lettres et sont anagrammes de ESARTINULOC (les onze lettres les plus fréquentes de la langue française, ici en ordre de fréquence décroissante).
C'est par ce recueil que j'ai découvert Perec ; je me souviens encore d'avoir passé un après-midi entier à la FNAC Wagram, à déchiffrer incrédule cette preuve que "Ce qui n'est pas confirmé par le hasard n'a aucune validité." (Hans Bellmer).


La Cathédrale, Hans Bellmer, 1940



Pour un commentaire sur cette contrainte dans le contexte de la traduction, voir l'article de Jany Berretti, Pour la traduction expérimentale.

La Vie mode d'emploi -- Georges Perec (1936 - 1982)


Le luxuriant fouillis de La Vie mode d'emploi m'a toujours un peu rebuté ; je lui préfère le poli de miroir des Choses - qui parle si bien de nous, critique sans concession qui ne hausse jamais la voix - ou l'engrenage cruel et grinçant de W ou le souvenir d'enfance - qui parle si bien de lui, du manque et de l'écriture ; l'énigme de La Clôture aussi. Il y a toutefois un chapitre dont je ne me lasse pas :




Sans Titre, Zdzisław Beksiński




CHAPITRE LXXIV

Machinerie de l'ascenseur, 2



Parfois il imaginait que l'immeuble était comme un iceberg dont les étages et les combles auraient constitué la partie visible. Au delà du premier niveau des caves auraient commencé les masses immergées : des escaliers aux marches sonores qui descendraient en tournant sur eux-mêmes, de longs corridors carrelés avec des globes lumineux protégés par des treillis métalliques et des portes de fer marquées de têtes de mort et d'inscriptions au pochoir, des monte-charges aux parois rivetées, des bouches d'aération équipées d'hélices énormes et immobiles, des tuyaux d'incendie en toile métallisée, gros comme des troncs d'arbres, branchées sur des vannes jaunes d'un mètre de diamètre, des puits cylindriques creusés à même le roc, des galeries bétonnées percées de place en place de lucarnes de verre dépoli, des réduits, des soutes, des casemates, des salles de coffres équipées de portes blindées.
Plus bas il y aurait comme des halètements de machines et des fonds éclairés par instant de lueurs rougeoyantes. Des conduits étroits s'ouvriraient sur des salles immenses, des halls souterrains hauts comme des cathédrales, aux voûtes surchargées de chaînes, de poulies, de câbles, de tuyaux, de canalisations, de poutrelles, avec des plates-formes mobiles fixées sur des vérins d'acier luisants de graisse, et des carcasses en tubes et en profilés dessinant des échafaudages gigantesques au sommet desquels des hommes en costume d'amiante, le visage recouvert de grands masques trapézoïdaux feraient jaillir d'intenses éclairs d'arcs électriques.
Plus bas encore il y aurait des silos et des hangars, des chambres froides, des mûrisseries, des centres de tri postaux et des gares de triage avec des postes d'aiguillage et des locomotives à vapeur tirant des trucks et des plates-formes, des wagons plombés, des containers, des wagons-citernes, et des quais couverts de marchandises entassées, des piles de bois tropicaux, des ballots de thé, des sacs de riz, des pyramides de briques et de parpaings, des rouleaux de barbelés, des tréfilés, des cornières, des lingots, des sacs de ciment, des barils et des barriques, des cordages, des jerrycans, des bonbonnes de gaz butane.
Et plus loin encore des montagnes de sable, de gravier, de coke, de scories, de ballast, des bétonneuses, des crassiers, et des puits de mine éclairés par des projecteurs à la lumière orange, des réservoirs, des usines ) gaz, des centrales thermiques, des derricks, des pompes, des pylônes de haute tension, des transformateurs, des cuves, des chaudières hérissées de tubulures, de manettes et de compteurs ;

et des docks grouillant de passerelles, de ponts roulants et de grues, des treuils aux filins tendus comme des nerfs transportant des bois de placage, des moteurs d'avion, des pianos de concerts, des sacs d'engrais, des balles de fourrage, des billards, des moissonneuses-batteuses, des roulements à billes, des caisses de savon, des tonneaux de bitume, des meubles de bureau, des machines à écrire, des bicyclettes ;

et plus bas encore des systèmes d'écluses et de bassins, des canaux parcourus par des trains de péniches chargées de blé et de coton, et des gares routières sillonnées de camions de marchandises, des corrals pleins de chevaux noirs piaffant, des parcs de brebis bêlantes et de vaches grasses, des montagnes de cageots gonflés de fruits et légumes, des colonnes de meules de gruyère et de port-salut, des enfilades de demi-bêtes aux yeux vitreux, pendues à des crocs de bouchers, des amoncellements de vases, de poteries et de fiasques clissées, des cargaisons de pastèques, des bidons d'huile d'olive, des tonneaux de saumure, et des boulangeries géantes avec des mitrons torse nu, en pantalon blanc, sortant des fours des plaques brûlantes garnies de milliers de pains aux raisins, et des cuisines démesurées avec des bassines grosses comme des machines à vapeur débitant par centaines des portions de ragoût graisseuses versées dans des grands plats rectangulaires ;

et plus bas encore des galeries de mine avec de vieux chevaux aveugles tirant des wagonnets de minerai et les lentes processions des mineurs casqués ; et des boyaux suintants étayés de madriers gonflés d'eau qui mèneraient vers des marches luisantes au bas desquelles clapoterait une eau noirâtre ; des barques à fond plat, des bachots lestés de tonneaux vides, navigueraient sur ce lac sans lumière, surchargés de créatures phosphorescentes transportant inlassablement d'une rive à l'autre des paniers de linge sale, des lots de vaisselle, des sacs à dos, des paquets de carton fermés avec des bouts de ficelle ; des bacs emplis de plantes vertes malingres, des bas-reliefs d'albâtre, des moulages de Beethoven, des fauteuils Louis XIII, des potiches chinoises, des cartons à tapisserie représentant Henri III et ses mignons et train de jouer au bilboquet, des suspensions encore garnies de leurs papiers tue-mouches, des meubles de jardins, des couffins d'oranges, des cages à oiseaux vides, des descentes de lit, des bouteilles thermos ;

plus bas recommenceraient les enchevêtrements de conduites, de tuyaux et de gaines, les dédales des égouts, des collecteurs et des ruelles, les étroits canaux bordés de parapets de pierres noires, les escaliers sans garde-fou surplombant le vide, toute une géographie labyrinthique d'échoppes et d'arrière-cours, de porches et de trottoirs, d'impasses et de passages, toute une organisation urbaine verticale et souterraine avec ses quartiers, ses districts et ses zones : la cité des tanneurs avec leurs ateliers aux odeurs infectes, leurs machines souffreteuses aux courroies fatiguées, leurs entassements de cuirs et de peaux, leurs bacs remplis de substances brunâtres ; les entrepôts des démolisseurs avec leurs cheminées de marbre et de stuc, leurs bidets, leurs baignoires, leurs radiateurs rouillés, leurs statues de nymphes effarouchées, leurs lampadaires, leurs bancs publics ; la ville des ferrailleurs, des chiffonniers et des puciers, avec leurs amoncellements de guenilles, leurs carcasses de voitures d'enfant, leurs ballots de battle-dresses, de chemises défraichies, de ceinturons et de rangers, leurs fauteuils de dentiste, leurs stocks de vieux journaux, de montures de lunettes, de porte-clés; de bretelles, de dessous-de-plat à musique, d'ampoules électriques, de laryngoscope, de cornues, de flacons à tubulure latérale et de verreries variées ; la halle aux vins avec ses montagnes de bonbonnes et de bouteilles cassées, ses foudres effondrés, ses citernes, ses cuves, ses casiers ; la ville des éboueurs avec ses poubelles renversées laissant s'échapper des croûtes de fromage, des papiers gras, des arêtes de poisson, des eaux de vaisselle, des restes de spaghetti, des vieux bandages, avec ses monceaux d'immondices charriés sans fin par des bulldozers gluants, ses squelettes de machines à laver, ses pompes hydrauliques, ses tubes cathodiques, ses vieux appareils de T.S.F., ses canapés perdant leur crin ; et la ville administrative, avec ses quartiers généraux grouillant de militaires aux chemises impeccablement repassées déplaçant  des petits drapeaux sur des cartes du monde ; avec ses morgues de céramique peuplées de gangsters nostalgiques et de noyées blanches aux yeux grands ouverts ; avec ses salles d'archives remplies de fonctionnaires en blouse grise compulsant à longueur de journée des fiches d'état civil ; avec ses centraux téléphoniques alignant sur des kilomètres des standardistes polyglottes, avec ses salles des machines aux téléscripteurs crépitants, aux ordinateurs débitant à la seconde des liasses de statistiques, des feuilles de paye, des fiches de stock, des bilans , des relevés, des quittances, des états néants ; avec ses mange-papier et ses incinérateurs engloutissant sans fin des monceaux de formulaires périmés, des coupures de presse entassées dans des chemises brunes, des registres reliés de toile noire couverts d'une fine écriture violette ;

et, tout en bas, un monde de cavernes aux parois couvertes de suie, un monde de cloaques et de bourbiers, un monde de larves et de bêtes, avec des êtres sans yeux trainant des carcasses d'animaux, et des monstres démoniaques à corps d'oiseau, de porc ou de poisson, et des cadavres séchés, squelettes revêtus d'une peau jaunâtre, figés dans une pose de vivants, et des forges peuplées de Cyclopes hébétés, vêtus de tabliers de cuir noir, leur œil unique protégé par un verre bleu serti dans du métal, martelant de leurs masses d'airain des boucliers étincelants.


mercredi 23 mars 2016

Au-delà des montagnes -- Jia Zhang-ke




Où l'on retrouve dès le début l'atmosphère prenante de Platform , ce moment de bascule à la fois personnel, social et politique saisi au millimètre qui cette fois dépasse Fenyang, dépasse la Chine et s'étend lentement à l'échelle de continents entiers, de plusieurs générations et sur vingt-cinq ans ; à ces dimensions, on pourrait craindre un excès de schématisme, il n'en est rien et tout est tenu en parfait équilibre par le jeu des acteurs avec au premier rang bien sûr Zhao Tao qui fait défiler vingt-cinq ans d'existence.

Jia Zhang-ke a le don des images finales ; ici, il s'est surpassé. La seule référence qui me vient à l'esprit, c'est le final de Mourir comme un homme ; rien à voir, ni formellement ni par le propos, mais tout à voir dans la gratitude qu'elle suscite en moi, celle de faire éclore une empathie pure qu'on quitte à regret quand la lumière se rallume. 




Au-delà des montagnes est un vilain titre qui ne correspond à rien ; le film avait concouru à Cannes sous le titre Mountains may depart qui est une référence directe à Isaïe 54:10 :

For the mountains shall depart, and the hills be removed; but my kindness shall not depart from thee, neither shall the covenant of my peace be removed, saith the LORD that hath mercy on thee. 
(King James Version)

Même si les montagnes s’écartaient, si les collines s’ébranlaient, ma fidélité ne s’écarterait pas de toi, mon alliance de paix ne serait pas ébranlée, – dit le Seigneur, qui te montre sa tendresse.  
(Attention : Toute reproduction d'extraits de la Bible de la liturgie ou des lectionnaires sur Internet (sites de diocèses, de paroisses, ou autres sites chrétiens) nécessite la mention légale in fine : "Copyright AELF - Paris - 1980 - Tous droits réservés" ... pffff ...)

Il est probable que la référence est encore vivante aux oreilles anglophones (c'est quand même un des versets les plus connus de la Bible, du moins le début et le sens général) ; rien d'équivalent aux oreilles francophones qui seraient sans doute bien en peine de se remémorer l'extrait sous copyright, mais était-ce une raison pour cochonner le boulot ? La terre peut bien s'écrouler, remplaçant cavalièrement Isaïe par Edith Piaf, cela m'aurait bien plu.

mardi 15 mars 2016

Надежда -- Ольга Берггольц


Я все еще верю, что к жизни вернусь,—
однажды на раннем рассвете проснусь.
На раннем, на легком, в прозрачной росе,
где каплями ветки унизаны все,
и в чаше росянки стоит озерко,
и в нем отражается бег облаков,
и я, наклоняясь лицом молодым,
смотрю, как на чудо, на каплю воды,
и слезы восторга бегут, и легко,
и виден весь мир далеко-далеко...

Я все еще верю, что раннее утро,
знобя и сверкая, вернется опять
ко мне — обнищавшей,
                    безрадостно-мудрой,
не смеющей радоваться и рыдать...

1949



The Hope -- Olga Bergholz (1910-1975)

I still have a hope to come back to my life
Just having waked up at the morn, good enough, –
At early, light one – all in crystal-clear dew –
Where boughs are set in the brilliant hue,
Where lakes of sundew in the thickets lie spread,
Reflecting the cloud’s alacritous tread,
And I, gently linking with my youthful face,
Behold a droplet as a wonder and grace,
And run tears of joy, and so easy to feel,
To see all the distance so far as I will…

And I still believe that this good early morning
Of coolness and glow will come back to me –
To me – to the bagger                                          
in joyless wise roaming,
Dared not to be happy, to sob and appeal.


Traduit par Yevgeny Bonver



On se souvient (peut-être) plus d'Anna Akhmatova ; si, de 1941 à 1944, Akhmatova fut un peu la conscience de Léningrad assiégée, Olga Bergholz en fut la voix.


Pour les russophones, ici ; en français, je ne sais pas.


A propos de "Les 8 salopards" de Tarantino,


tout est ; tout.


a bologna non c’è più blu


BLU

BLU s'efface de Bologne ; c'est résumé ici (en français) et j'en extraie seulement ceci :


« Peu importe que les pièces retirées des murs de Bologne soient au nombre de deux ou de cinquante ; peu importe que les murs aient fait partie de bâtiments condamnés ou du paysage de la banlieue nord de la ville. Peu importe que le fait d’exposer du street art dans un musée soit paradoxal et grotesque. Cette exposition de “street art” est représentative d’une conception de l’espace urbain que nous devons combattre, un modèle basé sur la thésaurisation privée qui transforme la vie et la créativité en valeur marchande pour le bénéfice des quelques personnes habituelles » (source en italien)


Chapeau. 

 no BLU

jeudi 10 mars 2016

Stratégie et tactique selon Michel de Certeau


En marge du match Lee Sedol - Alpha Go (0-2 ce matin), cette définition des notions de stratégie et de tactique par Michel de Certeau ; le passage est classique et le lire dans le contexte du eju de go est un exercice passionnant.
(in Michel de Certeau, L'invention du quotidien, 1. arts de faire, folio essais)




J'appelle stratégie le calcul (ou la manipulation) des rapports de force qui devient possible à partir du moment où un sujet de vouloir et de pouvoir (une entreprise, une armée, une cité, une institution scientifique) est isolable. Elle postule un lieu susceptible d'être circonscrit comme un propre et d'être la base où gérer les relations avec une extériorité de cibles ou de menaces (les clients ou les concurrents, les ennemis, la campagne autour de la ville, les objectifs et les objets de la recherche, etc.). Comme dans le management, toute rationalisation "stratégique" s'attache d'abord à distinguer d'un "environnement" un "propre", c'est-à-dire le lieu du pouvoir et du vouloir propres. Geste cartésien, si l'on veut : circonscrire un propre dans un monde ensorcelé par les pouvoirs invisibles de l'Autre. Geste de la modernité scientifique, politique, ou militaire.

L'instauration d'une césure entre un lieu approprié et son autre s'accompagne d'effets considérables, dont quelques-uns doivent être notés tout de suite :
  1. Le "propre" est une victoire du lieu sur le temps. Il permet de capitaliser des avantages acquis, de préparer des expansions futures et de se donner ainsi une indépendance par rapport à la variabilité des circonstances. C'est une maîtrise du temps par la fondation d'un lieu autonome.
  2. C'est aussi une maîtrise des lieux par la vue. La partition de l'espace permet une pratique panoptique à partir d'un lieu d'où le regard transforme les forces étrangères en objets qu'on peut observer et mesurer, contrôler donc et "inclure" dans sa vision (*). Voir (loin), ce sera également prévoir, devancer le temps par la lecture d'un espace.
  3. Il serait légitime de définir le pouvoir du savoir par cette capacité de transformer les incertitudes de l'histoire en espaces lisibles. Mais il est plus exact de reconnaître dans ces "stratégies" un type spécifique de savoir, celui que soutient et détermine le pouvoir de se donner un lieu propre. Aussi bien les stratégies militaires ou scientifiques ont-elles toujours été inaugurées grâce à la constitution de champs "propres" (cités autonomes, institutions "neutres" ou "indépendantes", laboratoires de recherche "désintéressés", etc.). Autrement dit, un pouvoir est le préalable de ce savoir, et non pas seulement son effet ou son attribut. Il en permet et commande les caractéristiques. Il s'y produit.
 Par rapport aux stratégies (dont les figures successives bougent ce schéma trop formel et dont le lien avec une configuration historique particulière de la rationalité serait aussi à préciser), j'appelle tactique l'action calculée que détermine l'absence d'un propre. Alors aucune délimitation de l'extériorité ne lui fournit la condition d'une autonomie. La tactique n'a pour lieu que celui de l'autre. Aussi doit-elle jouer avec le terrain qui lui est imposé tel que l'organise la loi d'une force étrangère. Elle n'a pas le moyen de se tenir en elle-même, à distance, dans une position de retrait, de prévision, de rassemblement de soi : elle est mouvement "à l'intérieur du champ de vision de l'ennemi" comme le disait von Bülow (**), et dans l'espace contrôlé par lui. Elle n'a donc pas la possibilité de se donner un projet global ni de totaliser l'adversaire dans un espace distinct, visible et objectivable. Elle fait du coup par coup. Elle profite des "occasions" et en dépend, sans prévoir ses sorties. Ce qu'elle gagne ne se garde pas. Ce non-lieu lui permet sans doute la mobilité, mais dans une docilité aux aléas du temps, pour saisir au vol les possibilités qu'offre un instant. Il lui faut utiliser, vigilante, les failles que les conjonctures particulières ouvrent dans la surveillance du pouvoir propriétaire. Elle y braconne. Elle y crée des surprises. Il lui est possible d'être là où on ne l'attend pas. Elle est ruse.

(...)

Sans lieu propre, sans vision globalisante, aveugle et perspicace comme on l'est dans le corps à corps sans distance, commandée par les hasards du temps, la tactique est déterminée par l'absence de pouvoir comme la stratégie est organisée par le postulat d'un pouvoir. De ce point de vue, sa dialectique pourra être éclairé par l'art ancien de la sophistique. Auteur d'un grand système "stratégique", Aristote s'intéressait déjà beaucoup aux procédures de cet ennemi qui pervertissait, pensait-il, l'ordre de la vérité. De cet adversaire protéiforme, rapide, surprenant, il cite une formule qui, en précisant le ressort de la sophistique, peut finalement définir la tactique telle que je l'entends ici : il s'agit, dit Corax, de "rendre la plus forte la position la plus faible" (***). Dans son resserrement paradoxal, ce mot découpe le rapport de forces qui est au principe d'une créativité intellectuelle aussi tenace que subtile, inlassable, mobilisée en attente de toutes les occasions, disséminée sur les terrains de l'ordre dominant, étrangère aux règles que se donne et qu'impose la rationalité fondée sur le droit acquis d'un propre.

Les stratégies sont donc des actions qui, grâce au postulat d'un lieu de pouvoir (la propriété d'un propre), élaborent des lieux théoriques (systèmes et discours totalisants) capables d'articuler un ensemble de lieux physiques où les forces sont réparties. Elles combinent ces trois types de lieu, et visent à les maîtriser les uns par les autres. Elles privilégient donc les rapports de lieux. Du moins s'efforcent-elles d'y ramener les relations temporelles par l'attribution analytique d'une place propre à chaque élément particulier et par l'organisation combinatoire des mouvements spécifiques à des unités ou à des ensembles d'unités. Le modèle en a été militaire avant d'être "scientifique". Les tactiques sont des procédures qui valent par la pertinence qu'elles donnent au temps - aux circonstances que l'instant précis d'une intervention transforme en situation favorable, à la rapidité de mouvement qui changent l'organisation de l'espace, aux relations entre moments successifs d'un "coup", aux croisements possibles de durées et de rythmes hétérogènes, etc. A cet égard, la différence entre les unes et les autres renvoie à deux options historiques en matière d'action et de sécurité (des options qui répondent d'ailleurs à des contraintes plus qu'à des possibilités) : les stratégies misent sur la résistance que l'établissement d'un lieu offre à l'usure du temps ; les tactiques misent sur une habile utilisation du temps, des occasions qu'il présente et aussi des jeux qu'il introduit dans les fondations d'un pouvoir. Même si les méthodes pratiquées par l'art de la guerre quotidienne ne se présentent jamais sous une forme aussi tranchée, il n'en reste pas moins que des paris sur le lieu ou sur le temps distinguent les manières d'agir.



(*) "Il n'y a de stratégies qu'à inclure la stratégie de l'autre", pour John von Neumann et Oskar Morgenstern, Theory of Games and Economic Behavior, 3rd ed., New York, John Wiley, 1964
(**) "La stratégie est la science des mouvements guerriers en dehors du champ de vision de l'ennemei ; la tactique, à l'intérieur de celui-ci" (von Bülow)
(***) Aristote, Rhétorique, II, 24, 1402a : "rendre le plus faible de deux arguments le plus fort" (trad. M. Dufour, paris, Les Belles Lettres, Budé, 1967, t.2, p. 131). La même "trouvaille" est attribuée à Tisias par Platon, Phèdre, 273b-c (Platon, Œuvres Complètes, Paris, gallimard, Pléiade, t. 2, 1950, p. 72-73). Voir aussi W. K. C. Guthrie, The Sophists, Cambridge, Cambridge University Press, 1971, p. 178-179. Sur la technè de Corax, mentionnée par Aristote à propos des "lieux des enthymèmes apparents", voir Ch. Perelman et L. Olbrechts-Tyteca, Traité de l'argumentation, Bruxelles, Université libre, 1970, p. 607-609.


mardi 16 février 2016

Berlin, un autre mur






Entre le blanc de la page
et mon écriture
s'est installé
un morceau d'enfer
dernier vestige du ciel.

Annise Koltz
(in Somnambule du jour, Poésie Gallimard, 2016)

jeudi 4 février 2016

Naval et carcéral (2) -- Michel de Certeau (1925 - 1986)



 Natalia Goncharova - Train (1913)

(Le début)

La partition est seule à faire du bruit. A mesure qu'elle avance et créée deux silences inversés, la coupure scande, siffle ou gémit. Il y a battement des rails, vibrato de vitres - frottement d'espaces aux points évanouissants de leur frontière. Ces jonctions n'ont pas de lieu. Elles se marquent en cris de passages, en bruits d'instants. Illisibles, les frontières ne peuvent que s'entendre, finalement confondues, si continue est la déchirure qui anéantit les points où elle passe.
Ces bruits signalent pourtant aussi, comme ses effets, le Principe qui prend en charge toute l'action enlevée à la fois aux voyageurs et à la nature : la machine. Invisible comme toute machinerie de théâtre, la locomotive organise de loin tous les échos de son travail. Même discret, indirect, son orchestre indique ce qui fait l'histoire, et garantit, à la manière d'une rumeur, qu'il y a encore une histoire. Il y a également de l'accidentel. De ce moteur du système proviennent des secousses, freinages et surprises. Ce reste d'événements relève de l'invisible et unique acteur, reconnaissable seulement à la régularité de son murmure ou à de brusques miracles qui troublent l'ordre. La machine, premier moteur, est le dieu solitaire d'où sort toute l'action. Opérateur de la division entre les spectateurs et les êtres, il les articule aussi, mobile sym-bole entre eux, inlassable shifter, producteur des changements de rapports entre les immobiles.
Carcéral et naval, analogue des bateaux et sous-marins de Jules Verne, le wagon allie le rêve et la technique. Le "spéculatif" fait retour au cœur du machinisme. Les contraires coïncident pendant la durée d'un voyage. Moment étrange où une société fabrique des spectateurs et transgresseurs d'espaces, saints et bienheureux placés dans les auréoles-alvéoles de ses wagons. En ces lieux de paresse et de pensée, nefs paradisiaques entre deux rendez-vous sociaux (affaires et famille, violence couleur de muraille), se tiennent des liturgies atopiques, parenthèses de prières sans destinataires (à qui s'adressent donc tant de songes voyageurs ?). Les assemblées n'obéissent plus aux hiérarchies d'ordres dogmatiques ; elles sont organisées par le quadrillage de la discipline technocratique, rationalisation muette de l'atomisme libéral.
Comme toujours, il a fallu payer pour entrer. Seuil historique de la béatitude : il y a histoire là où il y a un prix à payer. Le repos ne s'obtient que moyennant cet impôt. Encore les bienheureux du train sont-ils modestes, auprès de ceux de l'avion auxquels, pour plus d'argent, on accorde une position plus abstraite (blanchissement du paysage et simulacres filmés du monde) et plus parfaite (celle de statues fixées dans un musée aérien), mais affectée d'un excès que pénalise une diminution du plaisir("mélancolique") de voir ce dont on est séparé.
Et comme toujours aussi, il faut sortir : il n'y a que des paradis perdus. Le terminus est-il la fin d'une illusion ? Autre seuil, fait d'égarements momentanés dans le sas des gares. L'histoire recommence, fébrile, enveloppant de ses flots l'armature arrêtée du wagon : le visiteur repère au bruit de son marteau les fêlures des roues, le porteur lève les colis, les contrôleurs circulent. Des casquettes et des uniformes restaurent dans la foule le réseau d'un ordre du travail, tandis que le flot des voyageurs-rêveurs se jette dans le filet composé de visages merveilleusement expectatifs ou préventivement justiciers. Cris de colère. Appels. Joies. Dans le monde mobile de la gare, la machine stoppée apparaît soudain monumentale et presque incongrue par son inertie d'idole muette, Dieu défait.
Chacun s'en retourne servir à la place qui lui est fixée, au bureau ou à l'atelier. Fini l'enfermement vacancier. A la belle abstraction du carcéral se substituent les compromis, les opacités, les dépendances d'un lieu de travail. Recommence le corps à corps avec un réel qui déloge le spectateur, privé de rails et de vitres. Terminée la robinsonnade de la belle âme qui pouvait se croire elle-même, intacte, parce qu'elle était entourée de verre et de fer.