vendredi 30 mars 2012

La révolution derrière la porte -- Iouri Annenkov


Je pourrais tout citer de ce livre, tant c'est un plaisir de redécouvrir minutieusement les mouvements du texte en le recopiant ; ce passage encore, qui évoque tant le Witkiewicz de L'inassouvissement.


Le Christ apparaît au peuple

voir infra
Kolenka vole de plus en plus vite, il prie, demande l'oubli,
le silence du vrai sommeil qui descend sur l'homme sans bruit,
tout simplement, des montagnes ou des collines,
comme le Christ sur le tableau d'Ivanov ...
et, plus loin
Penchés au-dessus de la rivière à jamais figée dans un émoi vert, bleu, mauve,
les esclaves tournent la tête en direction des lointaines collines, 
que descend, comme un sommeil apaisant, une petite silhouette. 
Ciel d'un bleu tendre, fraîcheur des frondaisons, drapé pistache des vêtements.




L'appartement de Noussia Stroukova est imprégné d'une odeur d'éther. Une dizaine de personnes, étroitement collées les unes aux autres, sont étendues en travers du divan. Les femmes sont à demi-dévêtues, robes déboutonnées, jambes largement découvertes. De temps à autre, des couples s'isolent dans la pièce voisine, sans même prendre la peine de fermer la porte derrière eux. A leur retour, ils se couchent à nouveau sur le divan et imbibent un coton d'éther. Sur le tapis, près de la cheminée, la fille du prêtre Triodine, à moitié endormie, embrasse la ballerine Herz. Des hommes les enjambent, portant houseaux et vestes de cuir. La ballerine Herz se lève, s'étire, ôte sa jupe et se laisse tomber à nouveau près de la fille Triodine. Dans la pièce voisine, une mèche se consume dans une fiole de gouttes de laurier-rose, se noie dans la glace de l'armoire renvoyant le trouble reflet de jambes de femmes écartées, avec, par-dessus, des culottes rouges de commissaires. Dans le salon palpite la faible lueur pourpre de la cheminée, qui lance parfois des protubérances violettes. De la rue parvient le grondement lointain d'une canonnade.
A deux heures du patin, un klaxon hurle sous les fenêtres.
"Il faut que j'y aille, dit Iourik Divinov. Aujourd'hui, à l'aube, nous prenons Cronstadt"
Kolenka Kholkhlov se dresse sur ses coudes :
"Tu es sûr ?
- Allez vous faire voir avec votre Cronstadt ! crie Noussia Stroukova. Allez vous faire voir !
- Tu veux parier ? poursuit Divinov. Reboutonne-toi. Il y a de la place dans la voiture."
La nuit est froide, le vent de mars, humide. La torpédo prend de la vitesse et s'arrache à la ville. Sous l'effet de la cocaïne, Divinov est excité à l'extrême. L'air frais dégrise peu à peu Kholkhlov, l'affaiblit, lui fait tourner la tête. Kolenka s'efforce de rester immobile. Il a l'impression d'être un cristal délicat, de tinter au moindre souffle de vent. A chaque tournant, Kolenka, horrifié, prend conscience de sa fragilité ; il peut se briser comme une boule de sapin de Noël. Les immeubles et les détachements armés lui semblent voler sur des balançoires. Deux ou trois étoiles, poissons étincelants, plongent et nagent dans le ciel. La nuit est de verre, aussi froide et peu solide que Kolenka.
Divinov parle sans interruption ; il raconte qu'il a été nommé commissaire du secteur sud de Cronstadt ; il raconte la campagne de Glace (*), le massacre des révoltés, l'ordre du chef de l'armée Toukhatchevski de "prendre la forteresse de Cronstadt par un assaut foudroyant". Kolenka sent qu'il va vomir et, avec une prudence extrême, craignant de se briser, se penche à l'extérieur de la voiture ... A Oranienbaum, ils revêtent des blouses blanches, descendent sur la glace et, en silence, commencent leur progression vers Cronstadt, browning au poing. Toute de verre, la nuit de mars s'illumine faiblement d'un rayon de lune diffuse. Divinov et Kolenka marchent en queue de la colonne. Divinov lèche sur sa paume une pincée de cocaïne. Kolenka se demande avec étonnement, effroi et ennui, comment et pourquoi, diable, il se retrouve ici. Kolenka sent l'eau sous ses pieds, la glace craque. Des profondeurs émerge, humide, venteuse et printanière, l'expression "éclaircies entre les glaces" mais, aujourd'hui, mue par la peur, elle file, agitant ses ailes noires ; dans les méandres de la mémoire apparaît, furtif, un adolescent aux grandes oreilles, courant derrière sa casquette arrachée par le vent ; un instant, surgit, pour s'évanouir aussitôt, le bâtiment de verre de la Bourse. Kolenka fait un écart vers un point où la glace est plus épaisse, et il entend soudain une voix déformée, méconnaissable, presque un beuglement : la voix de Divinov. Kolenka devine ce qui se passe. Divinov se noie, tombé dans une "éclaircie" et suffoquant, tente d'appeler à l'aide. Mais cette supposition est aussitôt traversée par une autre pensée, pas vraiment une pensée, d'ailleurs, une éventualité : après tout, je pourrais n'avoir pas entendu ? Et, en effet, Kolenka Khokhlov pourrait ne pas avoir entendu l'atroce beuglement de Divinov ! Kolenka a de plus en plus le sentiment d'être en état d'apesanteur, la sensation de voler, comme en rêve. Sans regarder derrière lui, Kolenka court, accélérant le pas, pour rejoindre la colonne blanche des élèves officiers déjà loin devant. Le cri d'agonie de Divinov lui reste dans les oreilles ; Kolenka le fuit, inconscient de ses mouvements ; partout l'accompagne le spectre glacial du sommeil, transpercé du cri de la mort. Kolenka vole de plus en plus vite, il prie, demande l'oubli, le silence du vrai sommeil qui descend sur l'homme sans bruit, tout simplement, des montagnes ou des collines, comme le Christ sur le tableau d'Ivanov ...
La colonne passe les forts sans être repérée et, au cri de "hourra !" fait irruption dans les rues de Cronstadt. Les braillements résonnent douloureusement contre le verre. Kolenka ferme les yeux. On tire à présent de tous les côtés, au canon, à la mitrailleuse, au fusil. L'aube de mars joue avec le cristal. Browning au poing, Kolenka s'est figé, perplexe, devant une palissade sur laquelle est collée une page de journal :

MERCI !
"Une citoyenne anonyme a mis à la disposition de la troïka révolutionnaire du détachement de la 1ère flotille de la Baltique deux livres de viande de cheval. Les marins expriment leur reconnaissance à cette citoyenne, pour la conscience dont elle fait preuve. Chacun comprend que la généreuse inconnue a souhaité partager avec les marins une denrée rare et précieuse. Que tremble le parti des traîtres et des menteurs, devant la famille unie et fraternelle de Cronstadt !"

Les combats de rue s'intensifient. Une fumée jaune enveloppe les hommes et les maisons, la fumée jaune gronde, pleine de voix ... En silence, les spécialistes d'art tournent les pages des livres, reflétés par les vitrines des armoires de frêne du cabinet des gravures. Le gardien, somnolent, passe de salle en salle. Dans une pièce empreinte de paix, baignée de lumière matinale, une jeune fille est assise, souriante, sur un divan de peluche ; ses bottines usées laissent sur le sol des traces humides de neige fondue. Sans doute est-elle venue à un rendez-vous, et elle sourit à ses pensées dans le calme de cette salle de musée. Penchés au-dessus de la rivière à jamais figée dans un émoi vert, bleu, mauve, les esclaves tournent la tête en direction des lointaines collines, que descend, comme un sommeil apaisant, une petite silhouette. Ciel d'un bleu tendre, fraîcheur des frondaisons, drapé pistache des vêtements. La jeune fille aux bottines contemple le corps souffreteux d'un vieillard ; masquant un instant le tableau, passe un visiteur matinal, emprunté, serrant sa casquette dans sa moufle rouge trouée, et s'efforçant de marcher le plus silencieusement possible ... Brisée par ses amants, Noussia Stroukova s'éveille, les tempes douloureuses, dans son lit fripé comme la vieillesse. Collé à la glace par les cheveux et la paume de sa main droite, Iourik Divinov a gagné son pari.
Avec une poignée de fuyards - chefs de la révolte et ingénieurs militaires - le constructeur Hooke se replie vers les côtes de Finlande.



(*) Désigne la terrible retraite des armées de Denikine, en 1918-1919 (NdT)


(extrait de La révolution à la porte, Iouri Annenkov, traduit par Anne Coldefy-Faucard aux éditions Lieu Commun, 1987)

lundi 26 mars 2012

Où va le monde ? -- Yves Cochet, Jean-Pierre Dupuy, Susan George, Serge Latouche




Sous son titre complet, Où va le monde ? 2012-2022 : une décennie au devant des catastrophes, ce petit livre réunit quatre interventions lors d'un colloque organisé à l'Assemblée Nationale le 10 décembre 2010.

Je retiens le texte d'Yves Cochet, qui sait rappeler que son "catastrophisme" n'est pas une rente politique mais un ultime point de résistance. Écrire en conclusion :

(...) ces forces de raison, d'espoir, de réalisation d'un monde nouveau n'apparaîtront, hélas, qu'après la catastrophe, par un sursaut vitaliste de la jeunesse du monde.

tient du sursaut d'optimisme. La catastrophe pourrait tout autant durer pour l'éternité dans ce temps suspendu qui nous tient lieu d'actualité.

Je retiens aussi celui, brillant, de Serge Latouche, La chute de l'Empire romain n'aura pas lieu mais l'Europe de Charlemagne va éclater.

Le bonheur, la félicité se trouve dans la capacité à savoir limiter ses besoins.

Certes. Dommage que ce soit aussi précisément le discours de la domination ; enfin, sous la forme légèrement modifiée Le bonheur, la félicité se trouve dans notre capacité à savoir limiter vos besoins, version écologiquement relookée du désormais vieillot Pauvre mais honnête qui rendit en son temps bien des services.
 

Minimum wage
Bartosz Kosowski



L'occasion de saluer la collection Petits Libres des Mille et une nuits (3€ pièce) ; voir aussi, entre autres, Résister, recueil de cinq essais de H.D. Thoreau.

dimanche 25 mars 2012

Cabeza de vaca -- Nicolás Echevarría






Attention, merveille !

Une sorte de parabole du Grand Inquisiteur dans le Mexique du XVIème siècle, avec un Jésus halluciné, conquistador espagnol devenu chaman indien ; tout y est, St Jean-Baptiste, Lazare, la descente de croix (mais le mort est un indien ; substitution évidente finalement, identification du héros à son peuple adoptif oblige), Judas ... 
Loin des chromos de Werner Herzog, la seule référence qui vienne à l'esprit, Alejandro Jodorowski, n'est que partielle : il ne s'agit pas seulement de chamanisme ; la toile de fond est bien celle, infiniment plus subversive, de Dostoïevski.

Tout cela vous paraît étrange ? Courrez voir ce film : il n'a attendu que vingt ans un distributeur en France (le film date de 1991 ...). Hein, il y a aussi American Pie 7 ? Évidemment, dans ce cas ...

Et encore bravo à l'équipe de La Salamandre à Morlaix pour cette programmation !

jeudi 22 mars 2012

Ce monde n'est que la crête / d'un invisible incendie -- Philippe Jaccottet


Toute fleur n'est que la nuit
qui feint de s'être rapprochée

Mais là d'où son parfum s'élève
je ne puis espérer entrer
c'est pourquoi tant il me trouble
et me fait longtemps veiller
devant cette porte fermée

Toute couleur, toute vie
naît d'où le regard s'arrête

Ce monde n'est que la crête
d'un invisible incendie

 
in Airs (1967)
repris dans L'encre serait de l'ombre, Poésie / Gallimard
 

lundi 19 mars 2012

Kulturindustrie -- Theodor Adorno et Max Horkheimer





Plus les positions de l'industrie culturelle se renforcent, plus elle peut agir brutalement envers les besoins des consommateurs, les susciter, les orienter, les discipliner, et aller jusqu'à abolir l'amusement : aucune limite n'est plus imposée à un progrès culturel de ce genre. Mais la tendance est immanente au principe même de l'amusement "éclairé" et bourgeois. Si le besoin d'amusement a été produit dans une large mesure par l'industrie qui utilisait le sujet d'une œuvre pour la recommander aux masses, la reproduction d'une friandise pour vanter la chromolithographie et, inversement, l'image du pudding pour faire vendre la poudre de pudding, l'amusement lui, a toujours révélé combien il dépendait de la manipulation commerciale, du baratin du vendeur, du bonimenteur des foires. Mais l'affinité qui existait à l'origine entre les affaires et l'amusement apparaît dans les objectifs qui lui sont assignés : faire l'apologie de la société. S'amuser signifie être d'accord. Ce n'est possible que si on isole l'amusement de l'ensemble du processus social, si on l'abêtit en sacrifiant au départ la prétention qu'a toute œuvre, même la plus insignifiante, de refléter le tout dans ses modestes limites. S'amuser signifie toujours : ne penser à rien, oublier la souffrance même là où elle est montrée. C'est effectivement une fuite mais, pas comme on le prétend, une fuite devant la triste réalité ; c'est au contraire une fuite devant la dernière volonté de résistance que cette réalité peut encore avoir laissé subsister en chacun. La libération promise par l'amusement est la libération du penser en tant que négation. L'impudence de cette question qui est de pure rhétorique : "que croyez-vous que les gens réclament ?" réside dans le fait qu'elle en appelle à ces gens même en tant que sujets pensants qu'elle a pour tâche spécifique de priver progressivement de leur subjectivité. Même lorsqu'il arrive que le public se révolte contre l'industrie culturelle, il n'est capable que d'une très faible rébellion, puisqu'il est le jouet passif de cette industrie. Il est devenu néanmoins de plus en plus difficile de tenir les gens par la bride. Le progrès de leur abêtissement doit aller de pair avec le progrès de leur intelligence. A l'époque des statistiques, les masses sont trop déniaisées pour s'identifier avec le millionnaire sur l'écran et trop abruties pour s'écarter tant soit peu de la loi du grand nombre. L'idéologie se dissimule dans le calcul des probabilités. Tout le monde ne peut pas avoir de la chance, elle est réservée à celui qui tire le bon numéro, ou plus exactement à celui qui sera désigné par un pouvoir supérieur - le plus souvent par l'industrie même du divertissement que l'on représente toujours à la recherche de cet individu. Les personnes découvertes par les chasseurs de talents et lancées ensuite par les studios cinématographiques représentent le type idéal de la nouvelle classe moyenne dans toute sa dépendance. La starlette doit symboliser l'employée, mais de telle sorte que - à la différence de la jeune fille de la réalité - le splendide manteau du soir semble déjà fait à ses mesures. Si bien que la spectatrice n'imagine pas seulement l'éventualité de se voir elle-même sur l'écran, mais saisit encore plus nettement le gouffre qui l'en sépare. Une seule jeune fille peut tirer le gros lot, un seul homme peut devenir célèbre et même si mathématiquement tous ont la même chance, elle est cependant si infime pour chaque individu, qu'il fait mieux d'y renoncer tout de suite et de se réjouir du bonheur de cet autre qu'il pourrait bien être lui-même et qu'il n'est cependant jamais. Même là où l'industrie culturelle invite encore à la naïve identification, elle la démentit aussi promptement. Nul ne peut plus échapper à soi-même. Jadis, le spectateur voyait son propre mariage dans le mariage représenté à l'écran. Aujourd'hui les gens heureux sur l'écran sont des exemplaires de la même espèce que ceux qui composent le public, mais une telle égalité ne fait que confirmer le gouffre infranchissable qui sépare les éléments humains. La ressemblance parfaite signifie l'absolue différence. L'identité de l'espèce interdit l'identité des cas individuels. Paradoxalement, l'homme comme membre d'une espèce est devenu une réalité grâce à l'industrie culturelle. Chacun n'est plus que ce par quoi il peut se substituer à un autre : il est interchangeable, un exemplaire. En tant qu'individu, il est lui-même remplaçable, pur néant, et c'est justement ce qu'il commence à ressentir lorsque le temps lui fait perdre sa ressemblance. C'est ainsi que se modifie la structure interne de la religion du succès à laquelle, par ailleurs, on tient si fermement. La voie per aspera ad astra, qui implique des difficultés et des efforts, est progressivement remplacée par l'idée d'une loterie à laquelle il suffit de gagner. La part de hasard aveugle qui intervient dans la routine désignant la chanson destinée à être un "tube" ou la figurante dont on pourra faire une héroïne, cette part de hasard aveugle sera exploitée par l'idéologie. Les films soulignent ce hasard. On commence d'abord par faciliter la vie aux spectateurs en exigeant de tous les personnages - sauf le mauvais garçon - qu'ils se ressemblent essentiellement au point d'exclure les physionomies qui ne s'y prêtent pas (des visages comme celui de Garbo par exemple qui n'invitent pas à la familiarité). On leur assure qu'ils n'ont pas besoin d'être différents de ce qu'ils sont et qu'ils réussiraient tout aussi bien sans qu'on attende d'eux qu'ils fassent ce dont ils sont incapables. Mais en même temps on leur fait comprendre que l'effort ne sert d'ailleurs à rien du fait que même la fortune bourgeoise n'a plus aucun rapport avec l'effet mesurable de leur propre travail. Et ils comprennent parfaitement. En réalité, tous reconnaissent dans le hasard grâce auquel un individu a fait fortune, l'autre face de la planification. C'est justement parce que les forces de la société sont à ce point développées en direction de la rationalité, que chacun pourrait devenir ingénieur ou manager, qu'il n'est plus du tout rationnel de se demander en qui la société a investi ses moyens de formation ou sa confiance pour assurer de telles fonctions. Le hasard et la planification deviennent identiques du fait que, devant l'égalité des hommes, le bonheur ou le malheur de l'individu - de la base au sommet de la société - perd toute signification économique. Le hasard lui-même est planifié, non parce qu'il touche tel homme ou tel autre, mais justement parce que l'on croit en lui. Il sert d'alibi aux planificateurs et fait croire que le réseau de transactions et de mesures qu'est devenu la vie laisse de la place aux relations spontanées et directes entre les hommes. Une telle liberté est symbolisée dans les différents secteurs de l'industrie culturelle par la sélection arbitraire de cas banals. Les rapports détaillés que donnent les magazines sur les croisières modestes mais splendides organisées pour les heureux gagnants d'un concours - de préférence une dactylo qui aura sans doute gagné grâce à ses relations avec des sommités locales - reflètent l'impuissance de tous. Ils ne sont que du matériel, à tel point que ceux qui les organisent peuvent faire entrer quelqu'un dans leur paradis et le rejeter aussi vite : il pourra ensuite moisir tout à son aise, ses droits et son travail n'y changeront rien. L'industrie ne s'intéresse à l'homme qu'en tant que client et employé et a en fait réduit l'humanité toute entière - comme chacun de ses éléments - à cette formule exhaustive. Suivant l'aspect qui peut être déterminant à un moment donné, l'idéologie souligne le plan ou le hasard, la technique ou la vie, la civilisation ou la nature. Aux hommes qui sont des employés, on rappelle l'organisation rationnelle et on les incite à s'y insérer comme l'exige le simple bon sens. Aux clients qu'ils sont, l'écran ou la presse démontreront avec force anecdotes humaines tirées de la vie privée qu'ils disposent de la liberté de choisir, de céder au charme de la nouveauté. Dans tous les cas, ils resteront des objets.




Kulturindustrie est réédité cette année chez Allia dans la traduction d'Eliane Kaufholz.



Évidemment, quand les deux "pachycritiques" ("mastocritiques" ?) s'attaquent au divertissement, on ne s'attend pas à de la gaudriole ; n'empêche, ce passage m'a toujours secoué par ses accents irrésistiblement pascaliens (n°139, Brunschvicg) :

S'amuser signifie être d'accord. Ce n'est possible que si on isole l'amusement de l'ensemble du processus social, si on l'abêtit en sacrifiant au départ la prétention qu'a toute œuvre, même la plus insignifiante, de refléter le tout dans ses modestes limites. S'amuser signifie toujours : ne penser à rien, oublier la souffrance même là où elle est montrée. C'est effectivement une fuite mais, pas comme on le prétend, une fuite devant la triste réalité ; c'est au contraire une fuite devant la dernière volonté de résistance que cette réalité peut encore avoir laissé subsister en chacun. La libération promise par l'amusement est la libération du penser en tant que négation.


dimanche 18 mars 2012

L'impossible -- Philippe Jaccottet


L'impossible : événements, ce qu'il faut lire ou voir dans les journaux tous les jours, c'est à proprement parler l'insoutenable. Il semble donc impossible de poursuivre et l'on poursuit cependant. Comment ?
Parce que la poésie pourrait être mêlée à la possibilité d'affronter l'insoutenable. Affronter est beaucoup dire.
Ce qui me rend aujourd'hui l'expression difficile est que je ne voudrais pas tricher - et il me semble que la plupart trichent, plus ou moins, avec leur expérience propre ; la mettent en parenthèses, l'escamotent.
Dès lors devraient entrer dans la poésie certains mots qu'elle a toujours évités, redoutés et toutefois sans aller vers le naturalisme qui, à sa façon, est aussi mensonge. Il y a une région entre Beckett et Saint-John Perse qui sont aux deux extrémités, et tous les deux systématiques.
Mais c'est être perpétuellement à deux doigts de l'impossible.

*

L'expression juste, oui, si elle éclaire, si elle ouvre la voie.



in Notes de Carnet (La Semaison) II
repris dans L'encre serait de l'ombre, Poésie / Gallimard

mercredi 14 mars 2012

Le silence aussi -- Patrik Ouředník


BU !
Aleksandra Gach
(voir ici pour un aperçu du travail
de cette photographe de Łódź, elle aussi.
Łódź, la Miasto płynie de Balbina Bruszewska)




Quatre poèmes extraits de ce bref recueil traduit par Benoît Meunier aux éditions Allia (2012).





1933


(apaisant)


dors
dors
dors
dors
ce frémissement ?
c'est rien
une souris
qui fait l'amour
dans un buisson
ce frottement ?
c'est rien
c'est rien
un balai
qu'on passe
dans la cour
ce murmure ?
c'est rien
c'est rien
quelqu'un
lit
une sorte de poème
ces pleurs ?
c'est rien
c'est rien
une libellule
a perdu
une aile
ces pas ?
c'est rien
c'est rien
ce sont les temps
qui viennent
dors
dors
dors
dors
dors




souvenance


mais cesse d'avoir peur
de ceux qui cette nuit-là sont passés
près de chez toi

le visage tout en bouche
une écharpe de barbelés
le cœur sur la main
et les tripes à l'air

seuls, par deux ou par trois
ils se sont suivis toute la nuit
et tout le jour suivant
qui a teint leurs silhouettes gris-noir en pourpre-vert

cesse d'avoir peur
de ceux qui cette nuit-là sont passés

la guerre est finie




ah !


ah ! si le jour
pouvait parler !

il annoncerait
la nuit




visite à l'hôpital


que faisait-il ?
rien

que disait-il ?
rien

que voulait-il ?
rien

comment va-t-il ?
beaucoup mieux

lundi 12 mars 2012

Dobro, piękno i prawda -- Balbina Bruszewska

 

Le Bon, le Beau et le Vrai

 
Un petit film d'animation cruel et poétique datant de 2010 ; la barrière de la langue ne devrait pas être un problème.

Sur la réalisatrice, voir ici et .


Magdalena Wanli




Étonnant univers que celui que propose cette artiste bulgare. On y croise parfois Brueghel et Beksinski, ou Lewis Caroll et Chirico. A découvrir ici et , entre autres.

dimanche 11 mars 2012

La nuit étoilée - Edith Södergran (1892-1923)

 
Les toits
Nicolas de Stael
(MNAM, Centre Pompidou)



Inutile souffrance,
inutile attente,
le monde est vide comme ton rire.
Les étoiles tombent -
nuit magnifique et froide.
L’amour sourit dans ton sommeil,
l’amour rêve d’éternité …
Inutile peur, inutile douleur,
le monde est moins que rien
et de son doigt s’échappe
la bague de l’éternité.




in Le pays qui n'est pas et Poèmes, traduit par Carl Gustav Bjurström et Lucie Albertini aux éditions Orphée / La différence (1992)

 
 

L'obsolescence des machines -- Günther Anders









Pour ce qui est des justes récriminations contre mon usage immodéré de la photocopieuse (qui n'a pas fait beaucoup d'efforts question qualité ce coup-ci ...), voir ici, merci.


Extrait du second tome d'Obsolescence de l'homme traduit par Christophe David chez Fario (voir aussi ici et ). Le premier tome est paru en co-édition Ivréa et l'Encyclopédie des nuisances.

Ces traductions pèchent parfois gravement, surtout dans le registre heidegerien. Il est facile d'oublier qu'Anders, s'il récuse explicitement l'étiquette de philosophe et refuse d'user du style en vigueur entre "techniciens de la pensée", choisit parfaitement ses termes et ses références.
Tout cela a été dit, à juste titre mais sans gentillesse excessive par Thierry Simonelli : l'expression "érudition de maître d'école" à propos des notes du traducteur aurait pu être évitée, comme c'était le cas dans son mince et excellent Günther Anders, La désuétude de l'homme, paru en 2004 aux Éditions du Jasmin (à ce jour - et à ma connaissance - la meilleure présentation, et de loin, des deux tomes de Die Antiquiertheit des Menschen aux lecteurs francophones). Une querelle franco-française de plus autour de ce livre, qui a déjà fait rancir quelques vieilles querelles.
Il n'en reste pas moins qu'il est exagéré de dire que cette traduction est mauvaise au point d'être inutile. Le lecteur francophone qui ne lit pas l'allemand (et surtout qui ne le lit pas avec une aisance suffisante pour lui permettre de circuler sans casse dans Sein und Zeit ... une exigence assez élevée tout de même) peut aborder pour la première fois ces deux livres dont le premier date de 1956. Il n'était que temps.

vendredi 9 mars 2012

La révolution derrière la porte -- Iouri Annenkov (1889-1974)


Iouri Annenkov
Illustration pour Douze, le poème de Blok (1918)
(les huit illustrations, ici)


Le brouillard s'assombrit. Prononcées dans la brume, les paroles s'effritent et retombent aux pieds de celui qui les dit. Dans la mémoire jaillissent, sans lien apparent, des visages, des chiffres, des images, des événements. Ces souvenirs, le cerveau humain les recèle dans ses incroyables archives, en désordre, pêle-mêle, les tirant au hasard pour les rejeter ensuite, comme autant de feuilles arrachées d'un calendrier. Chaque instant du présent s'entrelace avec une vision fortuite du passé. Ainsi se tisse la vie.

Il marchent dans la ville morte. Ils philosophent, discutent, s'affrontent, gesticulent. Ils marchent dans la ville morte. Une ville qui, de fait, n'existe pas. Car seul le brouillard en garde la mémoire. L'espace et le temps sont abstraits. La terre et le ciel se fondent en une mélasse sale, d'un jaune noirâtre. Ils marchent sur une petite plate-forme pavée qui se déplace avec eux. Une plate-forme cernée par l'abstraction. Elle capture chacun de leurs pas, et il est impossible d'en descendre pour s'enfoncer dans l'abstrait. Cela n'est donné qu'aux passants qu'ils croisent ; ceux-ci grimpent soudain sur la plate-forme, pour l'abandonner aussitôt et se noyer dans le brouillard, derrière le rideau. Les réverbères ne s'allument pas. Difficile d'affirmer, à présent, que la plate-forme pavée rampe sur le ventre du pont Troïtski. N'est-elle pas déjà passée sur l'île Vassilievski ? De temps à autre jaillit la flamme de soufre des allumettes achetées en commun. Des événements formidables par leur ampleur, leur profondeur, leur intensité dramatique, leurs conséquences, semblent se produire là, tout près, presque dans la pièce voisine, juste derrière la cloison ; derrière le rideau de pluie qui détourne l'attention, la forçant à se concentrer sur autre chose : le parapluie, les caoutchoucs ... Des romans ignorés, presque imperceptibles aux yeux myopes (et les hommes sont myopes, en majorité), dispersés, épars, feuilles volantes. Des romans qui s'émiettent page après page, battus et rebattus comme des jeux de cartes. Les feuillets du calendrier sont la plus captivante des lectures.

(extrait de La révolution à la porte, Iouri Annenkov, traduit par Anne Coldefy-Faucard aux éditions Lieu Commun, 1987. Publié en 1934 à Berlin aux éditions Petropolis, en russe, sous le pseudonyme de Temiriazev)





Un des chefs-d’œuvre de la littérature russe des années trente, à placer à côtés de Zamiatine, de Platonov, de Pilniak ... ou du Nabokov "russe". Avec en plus cette incroyable attention aux couleurs et aux formes qui trahit l'autre face du talent de l'auteur.

Les niveaux de lecture s'entrecroisent à travers cette suite de tableaux cadrés très serré, qui laissent hors champ toute l'Histoire pour mieux en faire ressentir l'irrésistible pression (le récit se déroule à Pétersbourg / Léningrad, la ville morte chérie, de 1900 à 1925).
L'extrait ci-dessus est en quelque sorte "programmatique", avec ses niveaux allant de l'expérience sensible du brouillard pétersbourgeois à l'expérience métaphysique de la vie comme "plate-forme cernée par l'astraction", en passant par la définition même du récit qu'on est en train de lire ("Des événements formidables par leur ampleur, leur profondeur, leur intensité dramatique, leurs conséquences, semblent se produire là, tout près, presque dans la pièce voisine, juste derrière la cloison ; derrière le rideau de pluie qui détourne l'attention, la forçant à se concentrer sur autre chose : le parapluie, les caoutchoucs ... ").
Et aussi un tableau sensible de la scène intellectuelle petersbourgeoise qui peut servir d'introduction au livre de Chalamov Les années vingt et celui de Jakobson La génération qui a gaspillé ses poètes.


Pas si difficile à trouver, quoique ce livre n'ait, je crois, pas été réédité depuis 1987.



24/03/2012

"(...) qui laissent hors champ toute l'Histoire" ai-je écrit au-dessus. Disons plutôt que le traitement est très loin des litanies auxquelles les "romans sur la révolution d'Octobre" nous ont habitués. Mais on y trouvera, par exemple, en quelques pages un résumé aussi précis que haletant des principaux mouvements de la guerre qui opposa la jeune Russie soviétique à la coalition européenne, dont la France, hé oui (*), entre 1918 et 1920. Un épisode qui semble un rien sorti des mémoires hexagonales si j'en crois mes conversations et dont on ne semble pas mesurer ici l'importance qu'il a eu sur l'histoire russe ! Imagine-t-on comprendre l'histoire de la révolution française sans la guerre contre la coalition européenne et Valmy ? Et des Valmy, il y en eut de 1918 à 1920 ...

(*) Annenkov consacre même quelques paragraphes drôlatiques à la quasi-mutinerie des marins tricolores en Mer Noire, paragraphes qu'il clôt par une note sombre, rappelant que la Royale plia bagages laissant sur les quais d'Odessa nombre de candidats à l'émigration ; la misère du monde, vous savez, ce n'est pas d'aujourd'hui !

samedi 3 mars 2012

Le quotidien -- Philippe Jaccottet


Le quotidien : allumer le feu (et il ne prend pas du premier coup, parce que le bois est humide, il aurait fallu l'entasser dehors, cela aurait pris du temps), penser aux devoirs des enfants, à telle facture en retard, à un malade à visiter, etc. Comment la poésie s'insère-t-elle dans tout cela ? Ou elle est l'ornement, ou elle devrait être intérieure à chacun de ces gestes ou actes ; c'est ainsi que Simone Weil entendait la religion, que Michel Deguy entend la poésie, que j'ai voulu l'entendre. Reste le danger de l'artifice, d'une sacralisation "appliquée", laborieuse. Peut-être en sera-t-on réduit à une position plus modeste, intermédiaire : la poésie illuminant par instant la vie comme une chute de neige, et c'est déjà beaucoup si on a gardé des yeux pour la voir. Peut-être faudrait-il même consentir à lui laisser ce caractère d'exception qui lui est naturel. Entre deux, faire ce qu'on peut, tant bien que mal. Sinon, risque d'apparaître le sérieux du sectaire, la tentation de porter la bure du poète, de s'isoler en "oraison" (ce qui gène quelquefois chez Rilke). Pour moi du moins, je dois accepter plus de faiblesse.

in La Semaison, carnets 1954-1979, Gallimard (1984)
repris dans L'encre serait de l'ombre, Poésie / Gallimard (2011)


(à propos de Michel Deguy, lire ici)


Imposition à 75 % : "Cela ne tuera pas le foot" -- Claude Onesta



"Cela fait des années que les clubs (français) ne sont plus compétitifs en Ligue des Champions ! Au lieu de se faire éliminer en quarts de finale, ils se feront éliminer en huitièmes, pour ce que ça change ... Après, cela ne tuera pas le foot. Vous aurez toujours un championnat de Ligue 1, un premier, un dernier, de bonnes audiences télé", a déclaré Claude Onesta, champion olympique (2008) et double champion du monde (2009 et 2011) avec l'équipe de France {ndlc : de handball} qu'il dirige depuis 2001.

L'entraîneur, qui considère l'impôt comme "un rendez-vous citoyen", a souligné que "le champion ne vit pas dans une bulle. Il est dans la cité". Aussi, il a plaidé pour que les sportifs de haut niveau travaillent après leur carrière. "Dans le hand ou le rugby, à la fin de sa carrière, le mec bosse. Pourquoi les footballeurs y couperaient-ils ? Vous vous posez les bonnes questions, vous redémarrez un projet de vie. Travailler après sa carrière sportive, c'est une chance, pas un drame".

Enfin, concernant les sportifs, notamment les joueurs de tennis, qui choisissent l'exil fiscal, Claude Onesta est catégorique : "Pas de souci. On ne reste pas dans un pays parce qu'il vous permet de protéger le trésor, mais parce qu'on y a des amis, qu'on partage des valeurs avec ceux qui y habitent. Donc, qu'ils s'en aillent !".

(source)



Le bonhomme finira par nous faire penser, en dépit de notre aversion pour le sport professionnel, que les succès de son équipe ont peut-être aussi un petit quelque chose à voir avec le civisme ; en tout cas, il fallait que ce fût dit. Et ce fut bien dit.