dimanche 27 février 2011

Ein Gespenst geht um in Europa ... (air connu)

 
 
The Spectre Haunting Europe :
Debt Defaults, Austerity, and Death of the “Social Europe” Model

Jeffrey Sommers and Michael Hudson





Zdzisław Beksiński



A spectre is haunting Europe: the illusion that Latvia’s financial and fiscal austerity is a model for other countries to emulate. Bankers and the financial press are asking governments from Greece to Ireland and now Spain as well: “Why can’t you be like Latvia and sacrifice your economy to pay the debts that you ran up during the financial bubble?” The answer is, they can’t – without an economic, demographic and political collapse that will only make matters worse.

(... l'article mérite vraiment le déplacement ...)

The EU’s creditor nations and banks are seeking to resolve the crisis in way that will not cost them much money. The best hope, it is argued, given the inability of the crisis countries to depreciate their currencies, is “internal devaluation” (wage austerity) on the Latvian model. Bankers and bondholders are to be paid out of EU/IMF bailout loans.
         
The problem is the austerity imposed by existing debt levels. If wages (and hence, prices) decline, the debt burden (already high by historical standards) will become even heavier. This is what the United States suffered in the late 19th century, when the price level was driven down to “restore” gold to its pre-Civil War (and hence, pre-greenback) price. Presidential candidate William Jennings Bryan decried crucifying labor on a cross of gold in 1896. It was the problem that England earlier experienced after the Treaty of Ghent ended the Napoleonic Wars in 1815. Aside from the misery and human tragedies that will multiply in its wake, fiscal and wage austerity is economically self-destructive. It will create a downward demand spiral pulling the EU as a whole into recession.
          
The basic problem is whether it is desirable for economies to sacrifice their growth and impose depression – and lower living standards – to benefit creditors. Rarely in history has this been the case – except in a context of intensifying class warfare. So what will Latvians, Greeks, Irish, Spaniards and other Europeans do as their labor is crucified by “internal devaluation” to shift purchasing power to pay foreign creditors?
What is needed is a reset button on the EU’s economic and fiscal philosophy. How Europe handles this crisis may determine whether its history follows the peaceful path of mutual gain and prosperity that economics textbooks envision, or the downward spiral of austerity that has made IMF planners so unpopular in debtor economies.
Is this the path that Europe will embark on? Is it the fate of the Jacques Delors’ project of a Social Europe? Was it what Europe’s citizens expected when they adopted the euro?
There is an alternative, of course. It is for creditors at the top of the economic pyramid to take a loss. That would restore the intensifying GINI income and wealth coefficients back to their lower levels of a decade or two ago. Failure to do this would lock in a new kind of international financial class extracting tribute much like Europe’s Viking invaders did a thousand years ago in seizing its land and imposing tribute in the form of land. Today, they impose financial charges as a post-modern neoserfdom that threatens to return Europe to its pre-modern state.

jeudi 24 février 2011

Où est passé l'avenir ? -- Marc Augé


Connecting the dots ...

Rien de tel que le regard de l'ethnologue pour faire émerger "la grosse image". C'est ce à quoi Marc Augé se consacre au fil de ses livres (outre celui-ci, voir particulièrement Non-lieux qui interrogeait les changements de la notion d'espace et de mouvement) qui constituent une critique radicale de la marche du monde et lancent, sans effort apparent, en se concentrant sur des notions très larges comme l'espace, le temps et sa scansion passé/présent/futur, des liens entre les approches des critiques de la valeur, de la technique et du spectacle.




Leonard Sempolinski (1902-1988)
Varsovie 1956
Les ruines et le Palais des Sciences et de la Culture



Un passage m'aura particulièrement marqué, où Marc Augé convainc par une sorte de raisonnement a contrario que notre société entièrement médiatisée par le travail abstrait est, comme les sociétés primitives, une société de l'immanence. L'argument est une simple mise en parallèle de la destruction définitive de l'ensemble des représentations consécutive à la colonisation d'une part, au chômage de masse de l'autre.
Loin de la rigueur (un peu - beaucoup ? - pénible, quand même, je n'ai toujours pas fini Temps , travail et domination sociale ) d'un Moishe Postone, cet argument tient un peu du koan : il crée une brèche ; au lecteur de l'élargir par ses propres moyens.
Bien sûr, la moitié de cette remarque est déjà dans  Bourdieu mais elle est formulée dans la perspective de l'individu et de la perte de ses représentations ; Augé retourne et complète cette perspective en une remarque sur la nature de notre monde où le travail (abstrait), et lui seul, fait société et la relie à la notion de présent sidérant qui semble avoir suspendu tout autre devenir que celui de la biologie (et encore est-il combattu bien vigoureusement : vieillir est devenu indécent ...)  et pourtant craque actuellement de toute part. Si tant est qu'être contemporain, c'est vivre un présent où se cherchent et éventuellement se nouent les linéaments du passé et de l'avenir, force est de constater que nous ne sommes plus nos propres contemporains et encore moins les contemporains de ceux qui vivent dans les marges du système, dans ce local qui change de statut à mesure que la dichotomie systémique intérieur/extérieur vient remplacer l'ancienne dichotomie spatiale global/local. Le système recouvre l'espace qui recouvre le temps.

Un grand livre dans un tout petit volume (131 pages, dans la collection Points/Essais) !

Un entretien autour de ce livre, ici.

mercredi 23 février 2011

Les anges sont blancs -- Georges Séféris (1900-1971)


Athènes, 21 Septembre 1971
Trente mille personnes suivent le cercueil de Georges Séféris,

faisant de ses obsèques une manifestation spontanée contre la dictature.




A Henry Miller
"Tout à coup Louis cessa de frotter ses
jambes l'une contre l'autre et dit d'une
voix lente : "Les anges sont blancs.""
Balzac, Louis Lambert


Comme un marin dans les haubans, il glissa le long du Tropique du Cancer et du Tropique du Capricorne,
Et il ne faut pas s'étonner qu'il n'ait pu faire halte devant nous, à hauteur d'homme,
Et qu'il nous ait regardé de la hauteur du ver luisant ou de celle du pin
En respirant profondément dans la fraîcheur des étoiles ou la poussière de la terre.
Des femmes nues l'entouraient avec les feuilles en bronze du figuier,
Des réverbères éteints déployaient dans le vent les pansements salis de la grande ville,
Entrailles monstrueuses engendrant Centaures et Amazones
Quand leurs cheveux touchaient la Voie lactée.
Et des jours passèrent depuis ce premier instant où il nous salua en retirant sa tête et en la déposant sur cette table de fer
Tandis que la Pologne changeait de forme comme de l'encre sur un buvard.
Et nous voyagions parmi les îles aux rivages nus comme un étrange squelette de poisson sur le sable,
Et le ciel tout entier, vide et blanc, était une grande aile de ramier frappant le silence en mesure,
Et les dauphins au cœur de l'eau vive faisaient des taches sombres comme les mouvements de l'âme,
Tels les mouvements de l'imagination, les mains de ceux qui se tuent, à tâtons, dans leur sommeil.
Dans la grande écorce du sommeil qui nous drape, unique et sans une faille, notre commune fosse,
Avec des cristaux minuscules et brillants, émiettés par le mouvement des reptiles.
Et pourtant tout était blanc, puisque le grand sommeil est blanc.
Et la grande mort, sereine, isolée dans le silence
Et le gloussement de la pintade à l'aube, le coq qui chanta en tombant dans un puits sans fond,
Et le feu au flanc de la montagne levant ses doigts de soufre et de feuilles d'automne,
Et le voilier aux épaules écartelées, plus tendre que l'effusion de notre premier amour,
Étaient choses plus isolées encore que le poème
Que tu abandonnas en tombant lourdement avec sa dernière parole,
Ne sachant plus rien parmi les blanches prunelles des aveugles, et les draps
Déployés dans la fièvre pour couvrir le cortège quotidien
De ceux qui ne peuvent saigner même lorsqu'ils se frappent avec des ongles et des haches,
Étaient choses rangées à l'écart, et les marches de chaux
Descendaient jusqu'au seuil du passé ; ils y découvraient le silence et la porte toujours close.
On eût dit que tes amis y frappaient fort, dans un immense désespoir et que tu étais parmi eux.
Mais tu n'entendais rien et, tout autour de toi, des dauphins muets s'élevaient au milieu des algues.
Et tu fixais à nouveau ton regard, et cet homme à la peau mordue par les Tropiques,
En mettant ses lunettes noires comme s'il devait s'appliquer à quelque soudure autogène,
Disait très simplement, appuyant sur chaque mot :
"Les anges sont blancs, chauffés à blanc et l'œil se fane qui les regarde en face.
Il n'est pas d'autre voie, il faut devenir comme la pierre quand on cherche leur compagnie,
Et quand on cherche le miracle il faut semer son sang aux quatre coins du vent,
Car le miracle n'est pas ailleurs, mais circule dans les veines de l'homme."


(in Journal de Bord I, 1938-1940 ; traduit par Jacques Lacarrière et Égérie Mavraki dans Georges Séféris, Poèmes 1933-1955 suivi de Trois poèmes secrets, Poésie/Gallimard)




Vie marquée par l'exil que celle de Séféris, exilé de  son pays natal, Smyrne/Izmir, par la guerre gréco-turque, exilé de Grèce durant la seconde guerre mondiale et la guerre civile, exilé intérieur durant la dictature des colonels.

Prix Nobel en 1963, il déclare lors de son discours de réception

I belong to a small country. A rocky promontory in the Mediterranean, it has nothing to distinguish it but the efforts of its people, the sea, and the light of the sun.
(...)
In our gradually shrinking world, everyone is in need of all the others. We must look for man wherever we can find him. When on his way to Thebes Oedipus encountered the Sphinx, his answer to its riddle was: «Man». That simple word destroyed the monster. We have many monsters to destroy. Let us think of the answer of Oedipus.

ll aura été un des premiers poètes grecs à écrire en démotique,  la langue populaire ; les grecs lui en sauront gré, le portant en terre en chantant son poème Reniement que Mikis Théodorakis avait mis en musique. 



Un autre poème, Épiphanie 1937, ici (traduction de Jacques Lacarrière, issue du même recueil).

mercredi 16 février 2011

Archéologie de la violence -- Pierre Clastres (1934-1977)


How to fix a broken anthropology ...

Essai paru en 1977 dans le premier numéro de la revue Libre et réédité aux éditions de l'Aube ; on souhaiterait que Le malheur du guerrier sauvage (paru dans le cinquième numéro) soit aussi réédité ...

Pierre Clastres y remet sur ses pieds l'anthropologie de Hobbes et de Lévi-Strauss : il y a société chez les sauvages mais il n'y a pas d'État ; la société sauvage est une société pour la guerre, pour le maintien du caractère à la fois total (immuable et auto-suffisant) et unitaire (indifférencié) de la société sauvage, caractère qui s'oppose à l'émergence d'un État en tant que machine à réguler des flux et des différences ; c'est la guerre et la nécessité qu'elle engendre de se faire des alliés (et d'en faire des parents) qui sous-tendent l'échange (et l'échange des femmes) entre communautés.
La démonstration, appuyée entre autres sur les analyses de Marshall Sahlins (Âge de pierre, âge d'abondance. Economie des sociétés primitives, chez Gallimard) qui supportent la thèse de l'auto-suffisance et donc ruinent celle de la guerre comme conséquence de la rareté des ressources, est convaincante et son écho se prolonge aujourd'hui  : voir la thèse 43 de Introduction à la guerre civile ou les analyses d'Arjun Appaduraï dans Géographie de la colère : la violence à l'âge de la globalisation (Payot, 2007) sur les "majorités incomplètes" et les minorités indésirables ("dans un monde qui se globalise, les minorités sont un rappel constant de l'incomplétude de la pureté nationale").

Il y a juste un passage qui me pose problème :


Pour ce qui est des justes récriminations contre mon usage immodéré de la photocopieuse, voir ici, merci.


"Cela ne signifie pas, bien entendu, que s'il n'y avait plus d'alliance, il n'y aurait plus d'échange : celui-ci, simplement, se trouverait circonscrit à l'espace de la communauté autonome au sein de laquelle il ne cesse jamais d'opérer, il serait strictement intra-communautaire."

Conserver ainsi au terme de la démonstration (l'échange est "pour la guerre") le terme d'échange pour qualifier les interactions intra-communautaires me semble ré-introduire nécessairement la guerre à l'intérieur de la communauté, d'en rompre le caractère unitaire et de faire rentrer par la fenêtre le fantôme Hobbesien de la "guerre de chacun contre chacun" qui venait d'être expulsé par la porte. J'aurais préféré y lire le terme de don, s'appuyant sur l'Essai sur le don de Marcel Mauss qui est un autre outil (avec les livres de Sahlins et La société contre l'État de Pierre Clastres) pour se séparer de l'anthropologie de l'homme pour l'échange.


24/10/2011

La société contre l’État (Minuit, 1974) n'était plus disponible depuis longtemps ; il vient d'être réédité, toujours aux Éditions de Minuit dans la collection Reprise.

« Quand, dans la société primitive, l'économique se laisse repérer comme champ autonome et défini, quand l’activité de production devient travail aliéné, comptabilisé et imposé par ceux qui vont jouir des fruits de ce travail, c’est que la société n’est plus primitive, c’est qu’elle est devenue une société divisée en dominants et dominés, en maîtres et sujets, c’est qu’elle a cessé d’exorciser ce qui est destiné à la tuer : le pouvoir et le respect du pouvoir. La division majeure de la société, celle qui fonde toutes les autres, y compris sans doute la division du travail, c’est la nouvelle disposition verticale entre la base et le sommet, c’est la grande coupure politique entre détenteurs de la force, qu’elle soit guerrière ou religieuse, et assujettis à cette force. La relation politique de pouvoir précède et fonde la relation économique d’exploitation. Avant d’être économique, l’aliénation est politique, le pouvoir est avant le travail, l’économique est une dérive du politique, l’émergence de l’État détermine l’apparition des classes. »


02/11/2011

Il y a une naïveté certaine à dissiper dans mon commentaire au-dessus sur le remplacement du terme "échange" par "don" : outre le fait que Clastres utilise le terme échange de façon plus générale que pour sa seule qualification de commerce (on trouve même dans La Société contre l’État le terme d'hyperéchange à propos des liens sociaux qui tissent effectivement une interdépendance entre plusieurs modes d'échanges/dons), il ne faut pas y lire un paradis du don (sorte d'âge d'or où le lion couche avec l'agneau) contre un enfer de l'échange marchand.
L'essai L'arc et le panier (in La Société contre l’État, toujours), par exemple, est extrêmement explicite sur le sentiment d'aliénation profondément ressenti par les hommes Guayaki vis-à-vis du don des femmes (système de mariage polyandrique) qui, avec le tabou sur la consommation des produits de sa propre chasse (le chasseur ne peut consommer les animaux qu'il a tués de peur de perdre ses pouvoirs de chasseur) et son corrélat qu'est le don réciproque des proies à l'intérieur de la communauté - qui, lui, n'est pas ressenti comme une aliénation, structure la société Guayaki. Il n'y a pas d'âge d'or du "donner, recevoir, rendre" vers lequel retourner et la littérature ethnologique est, à ce sujet, très explicite.

mardi 15 février 2011

16/08/1995 - Prague


Souvenir de Prague, le concert de Neil Young / Pearl Jam.



(Neil Young, sur Mirror Ball avec Pear Jam)


I'm an accident
I was driving way too fast
Couldn't stop though
So I let the moment last
I'm for rollin'
I'm for tossin' in my sleep
It's not guilt though
It's not the company I keep

People my age
They don't do the things I do
They go somehwere
While I run away with you
I got my friends
And I got my children too
I got her love
She's got my love too

I can't hear you
But I feel the things you say
I can't see you
But I see what's in my way
Now I'm floatin'
Cause I'm not tied to the ground
Words I've spoken
Seem to leave a hollow sound

On the long plain
See the rider in the night
See the chieftain
See the braves in cool moonlight
Who will love them
When they take another life
Who will hold them
When they tremble for the knife

Voicemail numbers
On an old computer screen
Rows of lovers
Parked forever in a dream
Screaming sirens
Echoing across the bay
To the old boats
From the city far away

Homeless heroes
Walk the streets of their hometown
Rows of zeros
On a field that's turning brown
They play baseball
They play football under lights
They play card games
And we watch them every night

Need distraction
Need romance and candlelight
Need random violence
Need entertainment tonight
Need the evidence
Want the testimony of
Expert witnesses
On the brutal crimes of love

I was too tired
To see the news when I got home
Pulled the curtain
Fell into bed alone
Started dreaming
Saw the rider once again
In the doorway
Where she stood and watched for him
Watched for him

I'm not present
I'm a drug that makes you dream
I'm an aerostar
I'm a cutlass supreme
In the wrong lane
Trying to turn against the flow
I'm the ocean
I'm the giant undertow

I'm the ocean
I'm the ocean
I'm the giant undertow
I'm the ocean
I'm the giant undertow
I'm the ocean
I'm the ocean

lundi 14 février 2011

Praga magica -- Angelo Ripellino

 
Ce n'est pas un guide de la ville de Prague !, claironnent les critiques avisés. Dont acte ; c'est bien plus, une évocation en mosaïque de tout ce que reflètent les pierres de Prague, de tout ce que dérobent les brumes de la Vltava, véritable voyage initiatique dont Kafka, Rilke, Nezval, Seifert, Holan (que Ripellino a traduits) et Apollinaire (Le Passant de Prague !, voir aussi ici) scandent les stations.






Pour ce qui est des justes récriminations contre mon usage immodéré de la photocopieuse, voir ici, merci.


Ce n'est pas un guide de la ville de Prague ? Peut-être que si, finalement ; si chaque ville a droit au guide qu'elle mérite, Prague a reçu sa part : ce livre est comme un vitrail figurant l'histoire de l'Europe, un vitrail dont Prague serait le soleil.

(traduit par Jacques Michaut-Paternò dans la collection Terre Humaine)

mercredi 9 février 2011

Die Krüge -- Paul Celan


Für Klaus Demus

An den langen Tischen der Zeit
zechen die Krüge Gottes.
Sie trinken die Augen der Sehenden leer und die Augen der Blinden,
die Herzen der waltenden Schatten,
die hohle Wange des Abends.
Sie sind die gewaltigsten Zecher :
sie führen das Leere wie das Volle
und schaümen nicht über wie du oder ich.

(in Mohn und Geddächtnis)


Les Cruches
Pour Klaus Demus

Aux tables longues du temps
trinquent les cruches de Dieu.
Elles boivent, elles vident les yeux des voyants et les yeux des aveugles,     
les cœurs des ombres efficientes,
la joue creuse du soir.
Elles sont les plus majestueux trinqueurs :
elles portent le vide à la bouche comme le plein
et ne débordent pas comme toi ou bien moi.

(traduit par Jean-Paul Lefebvre
in Paul Celan, Choix de poèmes réunis par l'auteur
Poésie/Gallimard) 


Ce poème fait une surprenante apparition dans Mourir comme un homme.

mardi 8 février 2011

Mourir comme un homme -- João Pedro Rodrigues




La première moitié de ce film explore de façon presque brouillonne un espace délimité par Douglas Sirk, Rainer Werner Fassbinder et Pedro Almodovar ; ce faisant, outre l'intrigue, elle pose les fondations oniriques (la forêt, le conte, l'enfance) d'une seconde partie fascinante, loin de tout modèle. Il faut avoir su ancrer les personnages dans le cœur des spectateurs pour réussir ce long travelling immobile dans le cimetière où le film se finira (là, on penserait plutôt à Lynch), ce chromo (avec filtre rouge !) de quatre minutes en plan fixe sur fond de Calvary chanté par Babby Dee (ici mais le son est un peu chaotique) ou le plan séquence de la scène finale.
Sans jamais paraître rigide, la construction est très rigoureuse jusque dans les détails : ainsi les fleurs (des anthuriums rouges ?) que cueille la "sorcière" dans son jardin où font irruption Tonia et Rosario, ce sont  bien sûr les fleurs auxquelles Tonia a renoncé dans la scène de la serre ("parce que dans le jardin elles mourront dans un mois"). Les myosotis que Tonia cueille dans la forêt et qui seront à l'origine de la résurrection finale d'une mémoire (littéralement) enfouie, ce sont sans doute ces autres fleurs plus modestes auxquelles elle renonce aussi dans la même scène de la serre ("parce qu'elle n'a pas la tête à acheter des fleurs"). On pourrait encore citer d'autres exemples
Tout cela, tout le film, pourrait être grotesque, c'est poignant.

Entretien avec le réalisateur (à qui l'on doit aussi O fantasma en 2000), ici.

vendredi 4 février 2011

Penser à gauche - Figures de la pensée critique aujourd'hui -- Collectif avec la Revue internationale des livres et des idées



Raoul Ubac - La Nébuleuse
Centre Pompidou, Paris



Voici une sortie qui vient à point pour tous ceux qui trouvent l'inconfortable position de ne pas se satisfaire des analyses funèbres d'une Wendy Brown ou d'un Michel Surya, du vide sidérant de ce que nos media conviennent d'appeler le débat politique et des moulinets aussi contradictoires que péremptoires des afficionados des grandes figures de la pensée critique hexagonale (bon dieu, que les Badioulâtres se replongent dans son Petit Panthéon portatif avant de prononcer leurs excommunications en rafale). 

Ce livre brosse un panorama très large et sans exclusive de la vaste galaxie internationale de la "pensée critique" ; la forme choisie, compilation de comptes-rendus de parutions ou d'entretiens (repris en majorité de feue (?) la Revue internationale des livres et des idées) organisée sous quelques grands thèmes, évite toute hagiographie et ne cherche pas à imposer une cohérence artificielle à cette nébuleuse. 

Il manque juste un index des auteurs cités pour que la "boîte à outils" soit complète !

(disponible aux éditions Amsterdam, 505 pages, 21€)

jeudi 3 février 2011

Édouard Glissant (1928-2011)


En conclusion de son hommage à Aimé Césaire, Édouard Glissant écrivait : 

La mort des poètes a des allures que des malheurs beaucoup plus accablants ou terrifiants ne revêtent pourtant pas. C’est parce que nous savons qu’un grand poète, là parmi nous, entre déjà dans une solitude que nous ne pouvons pas vaincre. Et au moment même où il s’en est allé, nous savons que même si nous le suivions à l’instant dans les ombres infinies, à jamais nous ne pourrions plus le voir, ni le toucher.



Édouard Glissant, La Terre, Le Feu, L’Eau Et Les Vents: Une anthologie de la poésie du Tout-Monde, Galaades Editions, 2010 (anthologie de textes d'auteurs du monde entier, avec une acception très large de la notion d' "auteur", composée par Glissant ; voir ici)


02/05/2011

"Une solitude que nous ne pouvons pas vaincre" ... La solitude des étoiles invisibles, comme l'écrivait Peter Huchel en hommage à Paul Eluard :


In memoriam Paul Eluard

Freiheit , mein Stern,
Nicht auf den Himmelsgrung gezeichnet,
Uber den Schmerzen der Welt
Noch unsichtbar
Ziehst du die Bahn
Am Wendekreis der Zeit.
Ich weiß mein Stern
Dein Licht ist unterwegs


In memoriam Paul Eluard

Liberté, mon étoile,
Qui n'est pas écrite dans le ciel,
Au-dessus des souffrances du monde,
Invisible encore,
Tu traces la voie
Sur l'orbe du temps.
Je sais, mon étoile,
Ta lumière est en chemin.


(une autre traduction d'Emmanuel Moses dans Peter Huchel, La tristesse est inhabitable, Orphée / La Différence)


mardi 1 février 2011

Ophelia -- Peter Huchel (1903-1981)


Später, am Morgen,
gegen die weisse Dämmerung hin,
die Waten von Stiefeln
in seichten Gewässer,
das Stossen von Stangen,
ein rauhes Kommando,
sie heben die Schlammige
Stacheldrahtreuse.

Kein Königreich,
Ophelia,
wo ein Schrei
das Wasser höhlt,
ein Zauber
die Kugel
am Weidenblatt zersplitten lässt

in Gezählte Tage, Suhrkamp, 1972


La traduction donnée précédemment était de Mireille Gansel, à comparer à celle, ci-dessous d'Emmanuel Moses (in La tristesse est inhabitable, Orphée/La Différence 1990) :


Ophélie

Plus tard, au matin,
vers le crépuscule blanc,
le pataugement des bottes
dans l'eau peu profonde,
le coup de perches,
un commandement rèche,
ils soulèvent la nasse de barbelés
boueux.

Pas de royaume,
Ophélie,
là où un cri
creuse l'eau,
un sortilège
laisse éclater
la balle
sur la feuille du saule.



"Misérable miracle" de la traduction ... Je préfère le rendu très "glauque" de la première strophe par Emmanuel Moses (la nasse de barbelés / boueux me paraît plus heureux et évite l'inversion peu naturelle de la traduction de Mireille Gansel) ; encore que traduire Dämmerung par crépuscule semble hors contexte (am Morgen ...) : aube irait parfaitement. 
C'est toutefois l'interprétation par Mireille Gansel de la deuxième strophe qui me semble préférable : là où l'allemand en ne doublant pas le wo (wo ein Schrei (...), (wo) ein Zauber), laisse deux lectures possibles (*), le français force à choisir.

(*) à vrai dire, l'ambiguïté me semble toute relative : c'est seulement en lisant la traduction d'Emmanuel Moses que j'ai pris conscience de l'absence de ce redoublement explicite ! Ce que je persiste à lire, c'est cela :

Pas de royaume,
Ophélie,
là où un cri
creuse l'eau,
là où un maléfice
fait crépiter
la balle
sur la feuille du saule.




Juste pour mémoire, le monologue de Gertrude dans Hamlet (IV, vii), où s'ancrent les thèmes de la boue et du saule :

There is a willow grows aslant a brook,
That shows his hoar leaves in the glassy stream.
There with fantastic garlands did she come
Of crowflowers, nettles, daisies, and long purples,
That liberal shepherds give a grosser name,
But our cold maids do dead men's fingers call them.
There on the pendant boughs her coronet weeds
Clamb'ring to hang, an envious sliver broke,
When down her weedy trophies and herself
Fell in the weeping brook. Her clothes spread wide
And, mermaid-like, awhile they bore her up;
Which time she chaunted snatches of old tunes,
As one incapable of her own distress,
Or like a creature native and indued
Unto that element; but long it could not be
Till that her garments, heavy with their drink,
Pull'd the poor wretch from her melodious lay
To muddy death. 

Est-ce vouloir pousser trop loin le parallélisme que de juxtaposer aussi ein Schrei / das Wasser höhlt (un cri / qui creuse l'eau) et she chaunted snatches of old tunes, / As one incapable of her own distress, / Or like a creature native and indued / Unto that element
Peut-être, mais she chaunted traîne autour de lui son aura d'incantation, de sorcellerie, plus proche du cri que du chant mélodieux qui serait de toute façon déplacé dans le contexte (As one incapable of her own distress). Oui, je sais il y a aussi l'explicite her melodious lay ...