jeudi 27 décembre 2018

Ветка - Борис Гребенщиков -


Ничто из того, что было сказано, не
Было существенным.
Мы на другой стороне.
Обожженный дом в шинкаревском пейзаже.
Неважно куда, важно - все равно мимо.
Не было печали, и это не она,
Заблудившись с обоих сторон веретена.
Я почти наугад произношу имена.
Действительность по-прежнему недостижима.

Я открывал все двери самодельным ключом.
Я брал, не спрашивая - что и почем.
Люди не могут согласиться друг с другом
практически ни в чем.
В конце концов, это их дело.
Мне нужно было всё, а иначе - нет.
Образцовый нищий, у Галери Лафайет;
Но я смотрел на эту ветку сорок пять лет,
В конце концов, она
взяла и взлетела.

Словно нас зачали во время войны,
Нас крестили именами вины.
И когда слова были отменены,
Мы стали неуязвимы.
Словно что-то сдвинулось, в Млечном Пути,
Сняли с плеч ношу, отпустило в груди.
Словно мы, наконец оставили позади.
Эту бесконечную зиму...



Première neige - Vladimir Shinkarev


Ma chanson préférée de BG ? En tout cas, elle est sur l'album СОЛЬ (Le sel ; 1992 ?) ; ici, c'est à partir de 18:10.

mercredi 12 décembre 2018

LETO - Kiril Serebrennikov


Un bio pic avec des gens qu'on a croisés, qu'on a aimés et, pour certains, follement ; ma première réaction aura été non merci, malgré tout le respect que j'ai pour KS. 

Et puis je me suis laissé trainer et je n'en reviens toujours pas ; un film à la fois noir et solaire, absolument exact en ce qu'il s'affranchit du réalisme avec une grâce, une légèreté étonnantes et y revient sans pathos, sans lourdeur; Leningrad revit, MN qui fit le lien entre les derniers "bardes" et la génération rock, BG toujours dans l'ombre, au cœur d'Aquarium qui fut le laboratoire et le "fablab" du rock de Leningrad, VT ...

A pleurer, à chaudes larmes en pensant à ce petit arbre dont parle la dernière chanson ou en pensant à cet autre arbre que chantait Dearly Departed.

Allez voir LETO et en attendant, écoutez Voyna, un titre de 87 (sur Gruppa Krovi), par exemple.

Oh, bien sûr, BG a grommelé que "ce n'était pas ainsi que nous vivions" et que ce film était écrit comme "d'une autre planète" ; et il a tort, et il a raison.
Il a tort car il oublie que la perspective est celle de la génération née dans les années 60 et il a raison car cette perspective est tout autre que la sienne.
Il avait déjà, dès les années 70, remporté le combat de la créativité, contre le système et d'une façon très dérangeante pour ce système, en en occupant volontairement les interstices, les zones de relégation : "Soyez veilleurs de nuit ! C'est un moyen tranquille de libérer du temps et de l'énergie pour la création." ; pour mémoire, ces interstices étaient nombreux, créant une fragile société parallèle, infiniment ramifiée, rappelez-vous "Les notes d'un veilleur de nuit" ou la fine équipe de branquignols-artisans du Bavard dans "Les hauteurs béantes" !
Là où son combat du début des années 80 était de sortir de l'insignifiance, un tout autre combat, et d'une autre ampleur, tant le système se montrait habile à gérer cette société parallèle en la maintenant dans l'insignifiance, nous étions heureux de simplement expérimenter notre créativité dans un espace dont nous n'avions pas encore mesuré l'insignifiance (alors oui, d'une certaine façon, BG peut bien nous traiter de "hipsters moscovites" ; c'est méchant, ce n'est pas faux, c'est seulement injuste ... parce que cela n'est pas vrai non plus) ; certes nous ne passions pas notre vie au lac, à la plage ou dans des soirées mais ce qui était la vie pour nous tournait effectivement autour de cela et c'est bien ce que LETO montre et pour être juste, KS montre aussi que la question de l'insignifiance se tenait à l'arrière-plan : elle n'était pas encore notre question et l'évolution des événements fera que cette question se posera pour notre génération d'une façon bien différente.

Et dans le même registre, un peu plus tard, il y aura la différence de perception des Mitki ; pour moi, ils ne furent jamais que les artistes officiels de la perestroika, quelque chose comme du Moukhina, heureusement en miniature, une pédagogie ou une acclimatation à la nouvelle forme de contrôle social, sur fond de thérapie de choc et d'accumulation primitive ... Tout compte fait, c'était nettement moins faux !

De toute façon, on ne peut pas vraiment se fâcher avec BG : il se fâche avec tout le monde, tout le temps ... Ce qui prouve qu'il se réconcilie tout aussi rapidement !

Autant écouter cela, avec Kuryokhin : Subway Culture, sorti en 1986 par Leo Feigin (Leo records).

Et si vous voulez vous documenter, passez par . 

mercredi 25 juillet 2018

Sun Ra


If you are not a reality
Whose myth are you ?

If you are not a myth,
Whose reality are you ?



Je ne me lasse pas de réécouter ce Live at Donaueschingen, 1970 ; j'ai du acheter le disque en 1977 ... un des rares qui m'ait suivi dans toutes mes pérégrinations ultérieures !

lundi 16 juillet 2018

Travaux d'approche -- Michel Butor


(...)
écrire sur les villas de Ronce-les-Bains, Charentes-Maritimes : les plus anciennes datent du début du siècle. Pas de numéros dans les allées, seulement des noms : l'Aronde, Robinson, le Dauphin vert, Kilorédy, Hasty-cottage, la Louisiane. Après des années d'économie, on construit entre les pains, on nomme. C'est l’œuvre de toute une vie. Tout le village est une bibliothèque dont chaque volume ne comporte qu'un seul mot,

(...)




extrait de Blues des projets, dans Pliocène, la troisième partie de Michel Butor, Travaux d'approche, Poésie/Gallimard, 1972

jeudi 21 juin 2018

Agent-mediated social choice -- Umberto Grandi


Si chaque citoyen ne peut suivre en permanence le flot grandissant de décisions de plus en plus importantes, la démocratie directe reste un leurre. 

Ralentir le flot de ces décisions, à supposer que cela soit souhaitable (ne rien décider devant une menace n'en retarde pas la survenue des conséquences !), n'est pas forcément une option viable car le  travail de priorisation à lui seul pourrait se révéler infaisable ; en fait il est au moins aussi complexe de décider quel choix prime sur tel autre que de décider entre les alternatives d'un choix particulier.

Partant de ce type de considérations, l'auteur propose d'attribuer à chaque citoyen un avatar chargé de voter à sa place, en continu s'il le faut, l'avatar est infatigable, et selon des techniques de vote particulièrement abstruses et répétitives mais favorisant le consensus (vote itératif par exemple), l'avatar ne s'ennuie jamais.

L'article est court et fait le tour des prérequis associés à ce type de "citoyen-augmenté".

La référence est ici.

mercredi 20 juin 2018

Porch Sam cassette


déstructuré et dansant ...


mardi 12 juin 2018

Louve basse -- Denis Roche (1937-2015)


Denis Roche - New York 1975


Depuis 37 ans que mon corps danse son lent spaghetti de mort, qu'il le sent s'échapper hors de ses trous, furtivement, et napper ses pas, les voiler de couleurs et minauder à travers cet arachnéen comportement, ce délire ambulatoire psalmodié, les événements les plus insupportables, je ne sais plus où trouver un "sujet" suffisamment décarcassé de l'amidon glotteux pour qu'il se traîne enfin demandant pitié à son exploiteur. Je n'ai pas, moi, cet œil fou, ce hiatus béant, avec une prunelle palpitante et des fibrilles roses sous le globe poli ! Et si ma phrase vous paraît emberlificotée, craignez le spaghetti, le rongement des sols que j'ai connus. Les faibles croiront voir dans tout ce livre des différences (gnoséologiques, hum !), ou, s'ils me connaissent un peu (quelques faibles me connaissent effectivement), à tout le moins une invitation au dernier supplice en date que nous sommes quelques-uns à tenter 'infliger au discours besace : pourquoi pas ? Mais rien ne résout cet ici obscuré et clochard, étayé par une agonie filandreuse, même sans musique.
-- Et ça marche ?
-- Bizarre, non ? un constat d'échec et de peur qui marcherait ! ?

in Denis Roche, Louve basse, Seuil, 1976

Un parfum d'aura


En retrouvant les premières Disintegration loops (dlp) de Basinski sur Bandcamp me sont revenues en mémoire d'autres œuvres, dans d'autres domaines, qui elles aussi travaillent autour de la disparition / désintégration ; certains travaux d'Araki à partir de tirages de négatifs abimés (Shijyo), les altérations vidéo de Jürgen Reble, Breizhiselad d'Eric Cordier, par exemple, tant d'autres travaux qui nous retiennent par la marque d'une absence mais en un sens particulier qui n'est pas celui du manque mais celui de la trace, présente et qui néanmoins nous échappe en s'effaçant. 
C'est à propos des œuvres d'art (et d'elles seulement si ma mémoire est bonne) que Benjamin introduit la notion d'aura comme "l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il". 
Ce qui nous retient dans ces œuvres est bien de l'ordre de l'aura au sens où ce qu'elles manifestent pourrait se résumer ainsi : "il y a qu'il y a eu".
Cependant, la perspective a changé ; ce qui nous retient, ce n'est pas le miracle que filtre encore vers nous quelque chose de ce qui fut, ce qui nous retient, c'est seulement ce sentiment que quelque chose fut et sous nos yeux disparaît lentement, ce mystère de la disparition ; ce qui nous retient, c'est un acte d'accusation contre l'hypermnésie du monde.


Un nouveau monde


Julie : Les gens vont s'entraider ... pour reconstruire ... je veux dire ... les survivants
Harry : Julie, je crois bien que ce sera le tour des insectes

Extrait des dialogues de Miracle Mile, le film, à voir pour ce qu'il est, et pas seulement pour la bande originale de Tangerine Dream.

Etrangement, nous y sommes ; l'apocalypse est passée sans que nous nous en apercevions vraiment (vous savez, "not with a bang but a whimper"). Notre absence complète d'empathie, de souci de l'autre nous vaudra bientôt d'être cités en exemple dans les termitières du "nouveau monde".


mercredi 16 mai 2018

Le Havre et Raymond Queneau


PORT

Le mur qui s'allonge
et le toit qui plonge
les bois tout pourris
ne sont plus ici

La grue très oblique
les porcs les barriques
bien que disparus
sont rien moins que vus

Ce bateau sans grâce
près du ciel s'efface
laissant le jour gris
s'enfuir avec lui

                                       Le Havre, 1920

in Les Ziaux (1920-1943)




ADIEU

Adieu ce grand pont ces horizontales
ses arches ses murs et ses escaliers
ses fers peints en rouge et ses balustrades
adieu ce grand pont qui baigne ses pieds

adieu la maison et ses verticales
sa toiture mauve et ses volets gris
sa radio béante et dominicale
adieu la maison d'où je suis parti

adieu cette ville et sa vie oblique
ses pavés bien nus son asphalte noir
ses squelettes gras ses os méphitiques
adieu cette ville où meurt ma mémoire

in Marine (1920-1930)




Est-ce moi, ou la voix de Queneau ne tremble-t-elle pas toujours un peu quand il s'approche du Havre ? Dans les poèmes ci-dessus bien sûr (dont j'ai toujours tant aimé ce "sa radio béante et dominicale", un alexandrin d'anthologie !) mais plus encore, et pour cause, dans celui-là, qu'on pourrait dédier à toutes les villes martyres de toutes les guerres :




LE HAVRE DE GRACE

Il ne faut pas chercher espace ni souvenir
Dans la poussière énorme où dorment les maisons
Il ne faut pas chercher le temps et la mémoire
Dans la ferraille obscure où s'ébrèchent les toits
Je n'aurai pas cherché le vin ni le plaisir
Dans le vide indigo d'une fenêtre aveugle
Je n'aurai pas cherché le moment et l'histoire
Dans les rues abruties sous le poids des murailles
Les plans retraceront cette topographie
Les archives créeront cette chronologie
La mort s'affirme pure au creux des brèches sèches
Le sable se répand sur les jardins majeurs
Et l'école écroulée aspire mon enfance
Squelettes d'épiciers squelettes de tailleurs
Cadavre dispersé de la vieille librairie
On a tué tous les murs on a tué la lumière
Déjà des souvenirs commençaient à crever
On a tué tous les murs bétail supplémentaire
Je meurs par tout quartier La ville toute entière
Saute dans le matin en petites poussières
Dont l'une fut mon cœur dont l'autre fut ma main
Et ma tête et mon pied et mes cahiers scolaires
Et l'angoisse et le pain et les jeux et la nuit
Un balai un balai pour toute la poussière
Je suis si mort déjà que je puis rire aux larmes
Et la mer lessivait ce qui veut bien blanchir

in L'instant fatal (1943-1948)






Le Havre, 1945
mais ce pourrait être Grozny, Alep ...



Ces deux poèmes sont extraits de Raymond Queneau, L'Instant fatal, précédé de Les Ziaux, Poésie/Gallimard


 

lundi 16 avril 2018

Où atterrir ? Comment s'orienter en politique (2) -- Bruno Latour


Si la politique s'est vidée de sa substance, c'est parce qu'elle combine la plainte inarticulée des laissés-pour-compte avec une représentation au sommet tellement agrégée que les deux semblent en effet sans commune mesure. C'est ce que l'on appelle le déficit de représentation.

Or quel est l'animé capable de décrire un peu précisément de quoi il dépend ? La mondialisation-moins a rendu cette opération quasiment impossible -- et c'était son but principal : ne plus donner de prise aux protestations, en rendant impossible à suivre le système de production.

D'où l'importance de proposer une période initiale de dé-agrégation pour affiner d'abord la représentation des paysages où se situent les luttes géo-sociales -- avant de les recomposer. Comment ? Mais, comme toujours, par la base, par l'enquête.

Pour cela, il faut accepter de définir les terrains de vie comme ce dont un terrestre dépend pour sa survie et en se demandant quels sont les autres terrestres qui se trouvent dans sa dépendance

Il est peu probable que ce territoire recoupe une unité spatiale classique, juridique, administrative ou géographique. Au contraire, les configurations vont traverser toutes les échelles d'espace et de temps.

Définir un terrain de vie, pour un terrestre, c'est lister ce dont il a besoin pour sa subsistance, et par conséquent ce qu'il est prêt à défendre, au besoin par sa propre vie. Cela vaut pour un loup comme pour une bactérie, pour une entreprise comme pour une forêt, pour une divinité comme pour une famille. Ce qu'il faut documenter, ce sont les propriétés d'un terrestre -- dans tous les sens du mot propriété -- par qui il est possédé et ce dont il dépend. Au point, s'il en était privé, de disparaître.

La difficulté, évidemment, c'est de dresser une telle liste. C'est là où la contradiction entre porcès de production et procès d'engendrement est la plus extrême.

Dans le système de production la liste est facile à dresser : des humains et des ressources. Dans le système d'engendrement, la liste est beaucoup plus difficile à enregistrer puisque les agents, les animés, les agissants qi la composent ont chacun leur propre parcours et intérêt.

Un territoire, en effet, ne se limite pas à un seul type d'agent. C'est l'ensemble des animés -- éloignés ou proches -- dont on a repéré, par enquête, par expérience, par habitude, par culture, que leur présence était indispensable à la survie d'un terrestre.

Il s'agit d'étendre les définitions de classe en les prolongeant par la recherche de tout ce qui permet de subsister. A quoi tenez-vous le plus ? Avec qui pouvez-vous vivre ? Qui dépend de vous pour sa subsistance ? Contre qui allez-vous devoir lutter ? Comment hiérarchiser l'importance de tous ces agents ?

C'est quand on pose ce genre de question que l'on s'aperçoit de notre ignorance. Chaque fois que l'on commence ce genre d'enquête, on est surpris de l'abstraction des réponses? Et pourtant les questions d'engendrement se retrouvent partout, aussi bien dans celles de genre, de race, d'éducation, de nourriture, d'emploi, d'innovations techniques, de religion ou de loisirs. Mais voilà, la mondialisation-moins a fait perdre de vue, au sens littéral, les tenants et les aboutissants de nos assujettissements. D'où la tentation de se plaindre en général et l'impression de ne plus avoir de levier pour modifier sa situation. 

On dira qu'une telle description des terrains de vie est impossible et qu'une telle géographie politique n'a pas de sens et n'a jamais eu lieu.

Il existe pourtant un épisode de l'histoire de France qui pourrait donner une idée de l'entreprise : l'écriture des cahiers de doléances, de janvier à mai 1789, avant que le tournant révolutionnaire ne transforme la description des plaintes en une question de changement de régime -- monarchique ou républicain. Avant justement que ne s'agrègent toutes les descriptions pour produire la figure classique de la Politique comme question totale. Figure que l'on retrouve aujourd'hui dans l'immense et paralysante question de remplacer le Capitalisme par quelque autre régime.

En quelques mois, à la demande d'un roi aux abois en situation de déroute financière et de tension climatique, tous les villages, toutes les villes, toutes les corporations, sans oublier les trois états, parviennent à décrire assez précisément leur milieu de vie, et cela règlement après règlement, lopin de terre par lopin de terre, privilège après privilège, impôt après impôt.

Évidemment la description était plus facile à une époque où l'on pouvait repérer plus aisément qu'aujourd'hui les privilégiés que l'on côtoyait tous les jours ; où l'on pouvait parcourir d'un seul regard le territoire qui assurait sa subsistance -- au sens terriblement précis de ce qui évitait la disette.

Mais, quand même, quel exploit ! On nous demande toujours de vibrer aux récits de la prise de la Bastille ou de Valmy, alors que l'originalité de cette inscription, de cette géo-graphie des doléances, est au moins aussi grande. En quelques mois, remué par la crise générale, stimulé par des modèles imprimés, un peuple que l'on disait sans capacité a été capable de se représenter les conflits de territoires qu'il appelait à réformer. Exister comme peuple et pouvoir décrire ses terrains de vie, c'est une seule et même chose -- et c'est justement de cela que la mondialisation-moins nous a privés. C'est faute de territoire que le peuple, comme on dit, finit par manquer.

On trouve dans cet épisode un modèle de reprise, par la base, de la description des terrains de vie d'autant plus impressionnant qu'il n'a, semble-t-il, jamais été recommencé.

Est-il possible que la politique ne se soit jamais rechargée, en France, de ses enjeux matériels, à ce niveau de détail depuis l'époque prérévolutionnaire ? Serions-nous moins capables que nos prédécesseurs de définir nos intérêts, nos revendications, nos doléances ?

Et si c'était la raison pour laquelle la politique semble vidée de toute substance, ne serions-nous pas tout à fait capables de recommencer ? Malgré les trous que la mondialisation a partout creusés, rendant si difficile le repérage de nos attachements, on a peine à croire que l'on ne puisse pâs aujourd'hui faire aussi bien.

S'il est vrai que la disparition de l'attracteur Global a totalement désorienté tous les projets de vie des terrestres -- et cela n'est pas limité aux humains -- alors il devrait être prioritaire de recommencer le travail de description pour tous les animés. En tout cas l'expérience vaut d'être conduite.

Ce qui est frappant dans la situation actuelle, c'est à quel point les peuples qui manquent se sentent égarés et perdus, faute d'une telle représentation d'eux-mêmes et de leurs intérêts, et se comportent tous de la même façon, ceux qui bougent comme ceux qui ne bougent pas, ceux qui émigrent comme ceux qui restent sur place, ceux qui se disent "de souche" comme ceux qui se sentent étrangers : comme s'ils n'avaient pas de sol durable et habitable sous leurs pieds, et qu'il fallait qu'ils se réfugient quelque part.

La question est de savoir si l'émergence et la description de l'attracteur Terrestre peuvent redonner sens et direction à l'action politique -- en prévenant la catastrophe qui serait la fuite éperdue vers le Local aussi bien que le démantèlement de ce qu'on a appelé l'ordre mondial. Pour qu'il y ait un ordre mondial, il faudrait d'abord qu'il y ait un monde rendu à peu près partageable par cet effort d'inventaire.


in Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s'orienter en politique, La Découverte, 2017


En Marche, en chantant avec Alain Souchon !


Que font ces jeunes, assis par terre,
Habillés comme des traîne-misère.
On dirait qu'ils n'aiment pas le travail.
Ça nous prépare une belle pagaille.
Mais comprenez-moi : c'est inquiétant.
Nous vivons des temps décadents.
Mais comprenez-moi : le respect se perd
Dans les usines de mon grand-père.



C'est cette chanson d'Alain Souchon qui me revient en mémoire à la lecture des fils de commentaires aux articles sur NDDL sur le site du Monde ; comme quoi la volaille macronienne n'a rien à envier à la volaille giscardienne (allez, on modifiera à la marge le dernier vers ; proposons "Dans la start-up de mon p'tit frère").

"parasites, RSA, mal lavés, assistés, nozimpôts, étad'droâ, étad'droâ ..."


Déprimant de stupidité répétitive, comme si l'ordre républicain ou l'état de droit étaient menacés par la plus petite expérimentation sociale, comme si ordre républicain et état de droit se devaient de faire de l'immobilisme leur unique vertu ... on croirait entendre Mikhaïl Souslov et ... "en même temps" ... on pressent que cette hargne imbécile cache quelque chose de plus profond, une peur qui taraude  la surface de la conscience, une souffrance aveugle et sourde : et si ces minables branleurs d'assistés réussissaient (même un peu), et si ces squatteurs bons-à-rien, ces pouilleux de punk à chien parvenaient à stabiliser un autre modèle (petit, local, minuscule, microscopique mais présent), qu'est-ce qu'on va devenir, nous, avec nos "maisons de maçon" (à crédit), nos diesel rutilants (à crédit) et tout le Saint Frusquin (à crédit) qui rend nos vies si tristement quotidiennes ? De quoi on aura l'air, hein ?


 (source)


Non, cette perspective est insupportable : qu'ils en ch... comme nous, autant que nous ! Qu'ils s'abrutissent comme nous, autant que nous ! Non mais ... étad'droâ, étad'droâ ...

mercredi 11 avril 2018

Où atterrir ? Comment s'orienter en politique -- Bruno Latour


Il est assez facile de désigner ceux qu'il serait acceptable de nommer comme les nouveaux adversaires : tous ceux qui continuent de diriger leur attention vers les attracteurs 1, 2 et surtout 4. Il s'agit de trois utopies, au sens étymologique du mot, des lieux sans topos, sans terre et sans sol : le Local, le Global et le Hors-Sol. Mais ces adversaires sont aussi les seuls alliés potentiels. C'est donc eux qu'il faut convaincre et retourner.

La priorité, c'est de savoir comment s'adresser à ceux qui, avec raison, se sentant abandonnés par la trahison historique des classes dirigeantes, demandent à cor et à cri qu'on leur offre la sécurité d'un espace protégé. Dans la logique (bien fragile) du schéma, il s'agit de dériver vers le Terrestre les énergies qui allaient vers l'attracteur Local.

C'est le déracinement qui est illégitime, pas l'appartenance. Appartenir à un sol, vouloir y rester, maintenir le soin d'une terre, s'y attacher, n'est devenu "réac", nous l'avons vu, que par contraste avec le fuite en avant imposée par la modernisation. Si l'on cesse de fuir, à quoi ressemble le désir d'attachement ?

La négociation -- la fraternisation ? -- entre les tenants du Local et du Terrestre doit porter sur l'importance, la légitimité, la nécessité même d'une appartenance à un sol, mais, et c'est là toute la difficulté, sans aussitôt la confondre avec ce que le Local lui a ajouté : l'homogénéité ethnique, la patrimonialisation, l’historicisme, la nostalgie, l'inauthentique authenticité.

Au contraire, il n'y a rien de plus innovateur, rien de plus présent, subtil, technique, artificiel (au bon sens du mot), rien de moins rustique et campagnard, rien de plus créateur, rien de plus contemporain que de négocier l'atterrissage sur un sol.

Il ne faut pas confondre le retour à la Terre avec le "retour à la terre" de triste mémoire. C'est tout l'enjeu de ce qu'on appelle les Zones à Défendre : la repolitisation de l'appartenance à un sol.

Cette distinction entre le Local et le sol nouvellement formé est d'autant plus importante qu'il faut bien créer de toutes pièces les lieux où les différents types de migrants vont venir habiter. Alors que le Local est fait pour se différencier en se fermant, le Terrestre est fait pour se différencier en s'ouvrant.

Et c'est là qu'intervient l'autre branche de la négociation, celle qui s'adresse à ceux qui brûlent les étapes vers le Global. De même qu'il faut parvenir à canaliser le besoin de protection pour le faire tourner vers le Terrestre, de même il faut montrer à ceux qui se précipitent vers la globalisation-moins, à quel point elle diffère de l'accès au Globe et au monde.

C'est que le Terrestre tient à la terre et au sol mais il est aussi mondial, en ce sens qu'il ne cadre avec aucune frontière, qu'il déborde toutes les identités.

C'est en ce sens qu'il résout ce problème de place noté plus haut : il n'y a pas de Terre correspondant à l'horizon infini du Global, mais, en même temps le Local est beaucoup trop étroit, trop riquiqui, pour y tenir la multiplicité des êtres du monde terrestre. C'est pourquoi le zoom qui prétendait aligner le Local et le Global comme des vues successives le long d'un même parcours n'a jamais eu aucun sens.

Quelles que soient les alliances à nouer, il est sûr que nous en serons incapables tant que nous continuerons à parler d'attitudes, d'affects, de passions et de positions politiques, alors que le monde réel sr lequel la politique s'est toujours repérée, a lui complètement changé.

Autrement dit, nous avons pris du retard dans le rééquipement de nos affects politiques.
(...)
Il ne sert à rien de se dissimuler les difficultés : le combat va être dur.


in Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s'orienter en politique, La Découverte, 2017




Le rapport Meadows ("Halte à la croissance", 1972) n'était pas passé inaperçu de tous : si la marche forcée vers modernisation a détruit les appartenances ancestrales (faisant du Local une utopie et des habitants "de souche" des déracinés eux-aussi, des migrants immobiles tandis que le sol se dérobe sous leurs pieds), si la finitude de la planète reporte à jamais les fruits de la mondialisation au-delà de l'horizon (il n'y a pas de terre assez grande pour accueillir la promesse du Global), autant en tirer les conséquences, "il n'y en aura pas pour tout le monde" ; ainsi commence la trahison des élites au milieu des années 70, trahison qui s'en va culminer avec l'élection de Donald Trump qui réussit le tour de force de faire exister politiquement le mirage de ces deux utopies convergeant en une seule.
A rebours de cet attracteur Hors-Sol, Bruno Latour propose un retour à la Terre, pas à la "planète bleue" flottant au dans l'univers infini mais à cette "Zone Critique" de seulement quelques kilomètres d'épaisseur qui nous abrite sur la planète, à cette zone que nous habitons (*), nous, bien sûr, mais aussi tous les autres terrestres, dans des relations d'interdépendance (Bruno Latour parle de processus d'engendrement) que la vision galiléenne  (+)nous masque pour en faire les simples ressources (inépuisables) d'un processus de production. 
Ce petit livre est infiniment précieux.

(*) A propos de l'acte d'habiter, P. Ricoeur écrivait (dans sa préface à La condition de l'homme moderne) « c’est cet acte qui en dernier ressort trace la ligne qui sépare la consommation et l’usage ».
(+) Ceux qui sont à l'aise avec Husserl (Krisis) ou Patocka (Nature vs monde naturel) seront en terrain connu mais l'extension (nécessaire) que Bruno Latour entreprend avec la notion de terrain de vie et la prise en compte des inter-relations entre "tous les êtres" pourra les surprendre.

Leviathan au bocage


  E. Macron, 2018
(source)

Il ne faut pas confondre le retour à la Terre avec le "retour à la terre" de triste mémoire. C'est tout l'enjeu de ce qu'on appelle les Zones à Défendre : la repolitisation de l'appartenance à un sol.

in Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s'orienter en politique, La Découverte, 2017


 A. Zvyagintsev, 2014

Alors voilà ... Lev' -- on peut l'appeler Lev', c'est un copain, il est toujours là, derrière vous sinon devant, un peu collant tout de même -- n'est pas content : on s'est moqué ouvertement de lui, et dans un tribunal encore, là où d'ordinaire il prend ses aises pour se laisser flatter. 
Lev' est vexé ; déjà qu'il avait dû renoncer à son bel aéroport tout neuf à cause de quelques cul-terreux (néo- et pas), voilà qu'il doit renoncer à son beau coup de filet antiterroriste qu'il livrait pourtant pré-emballé avec tant de soin.
Bon, bien sûr, Lev' fera appel, c'est un réflexe, mais, en attendant, il s'en va passer sa rage dans le bocage ; comprenez, le désencerclement, cela le détend.
Et même là, on continue à se moquer de lui : dans un saisissant pastiche de poulailler macronien, les pinsons lui chantent "Ord'républicain, Ord'républicain ..." pendant que les crapauds répètent "Etad'droâ, Etad'droâ ...", alors Lev' fait du bruit, démolit deux ou trois trucs qui sont à sa portée mais, patauger dans les rizières, cela ne lui rappelle rien de bon et, de guerre lasse, Lev' décrète triomphalement qu'il a fait tout ce qu'il y avait à faire, à l'unité près (*).
Lev' n'a pas le moral ; même la perspective d'une petite intervention à Tolbiac ne le requinque pas. 


(*) La méthode est universellement réutilisable et directement importée de la bonne gouvernance d'entreprise : on désigne un objectif ambitieux et irréaliste, on définit un plan d'action sur trois ans, on met en œuvre à marche forcée pendant trois ans ; au bout de trois ans, on plante un drapeau là où l'on se trouve et on célèbre le plein succès, peu importe où le drapeau se trouve ... et on recommence, avec un nouvel objectif qui consiste souvent à ramener le drapeau là où il était auparavant mais "en mieux" !
Pour un exemple d'application, voir la récente bordée de missiles : un plein succès !

 

mercredi 4 avril 2018

Rozalia -- Rodion G.A.


Une faille spatio-temporelle assez étroite pour échapper à la Securitate avait permis au 13th Floor Elevator de faire surface à Cluj, au tournant des années 80 :




Si affinités, c'est ici.


A Guide to the Many Sun Ra Albums Now Available on Bandcamp


Spotify entre en Bourse ... profitez-en pour explorer Bandcamp ; pour Sun Ra, c'est par ici.


mardi 3 avril 2018

Jo Ha Kyu -- Gaspar Claus


Rien que du beau monde autour du violoncelliste Gaspar Claus pour ce projet : Eiko Ishibashi (voice,piano), Kazutoki Umezu (bass clarinet), Kakushin Nishihara (voice,satsuma biwa), SachikoM (sine waves), Jim O’Rourke (electric guitar), Kazuki Tomokawa (voice,guitar), Keiji Haino (voice,rudraveena,percussion) et Leonard Eto (taiko).





Gaspar Claus continue cette exploration avec Kakushin Nishihara et Serge Teyssot-Gay, au sein de Kintsugi





Ils étaient dimanche dernier à Kergrist-Moëllou (c'est !), avec Moon Gogo (troublante hybridation de la cithare coréenne geomungo avec la country); tant pis pour ceux qui n'y étaient pas ! Séance de rattrapage au Quartz ce soir.




Kintsugi, un bien beau nom, qui se rapporte à quelque chose comme un tiqqun domestique, à échelle humaine, à mille lieux du hideux "recyclage" qui inscrit la mort au sein même de l'objet.

jeudi 29 mars 2018

Dover beach -- Matthew Arnold

Une traduction française d'un des poèmes les plus connus de Matthew Arnold (apparemment, ces traductions sont un peu rares) :

(dénichée ici)

Espaces timbrés -- Jonathan Fitoussi et Clemens Hourriere


Net -- Sandra Bell


1991, from "down under", enfin en direct de la petite cabane à côté du grand "down under" ... Sandra Bell, Dreams of falling, "instant classic" sur XpressWay records (j'ai encore dans la tête les premières mesures de Industrial Night qui ouvre l'album et je revois exactement le moment où je les entendues la première fois !), juste à côté de This kind of punishment (A beard of bees), The Dead C (Harsh 70s Reality) ...

2018, "album of the day" sur Bandcamp, je tombe sur l'album de 1995 que j'avais raté à l'époque





et pour les nostalgiques (count me in ...) :



lundi 26 mars 2018

Lettres à Essénine (27) -- Jim Harrison


27

I won my wings ! I got all A's ! We bought fresh fruits ! The toilet broke ! Thus my life draws fuel ineluctably from triumph. Manic, rainy June slides into July and I am carefully dressing myself in primary colours for happiness. When the summer solstice has passed you know you're finally safe again. That midnight surely dates the year. "Look to your romantic interests and business investments, "says the star hack in the newspapers. But if you have neither ? Millions will be up to nothing. One of those pure empty days with all the presence of a hole in the ground. The stars have stolen twenty-four hours and vengeance is out of the question. But I'm a three-peckered purpel goat if you were tied to any planet by your cord. That is mischief, an inferior magic ; pulling the lining out of a top hat. You merely rolled on the ground moaning trying to put that mask off but it had grown into your face. "Such a price the gods extract for song to become what we sing," said someone (*, NDLC). If it aches that badly you have to take the head off, narrow the neck to a third its normal size, a practice known as hanging by gift of the state or as a do-it-yourself project. But what I wonder about is your velocity : ten years from Ryazan to leningrad. A little more than a decade, two years into your fifth seven and on out like a proton in ana accelerator. You simply fell of the edge of the world while most of us are given circles or, hopefully, spirals. The new territory had a wall which you went over and on the other side there was something we weren't permitted to see. Everyone suspects it's nothing. Time will tell. But how you preyed on, longed for, those first ten years. We'll have to refuse that, however its freshness in our hands. Romantic. fatal. We learn to see with the child's delight or perish. We hope it was your vision you lost, that before those final minutes you didn't find out something new.



27

J'ai décroché le gros lot ! Je n'ai eu que des A ! Nous avons acheté des fruits frais ! Les toilettes sont cassées ! Ainsi ma vie s'enrichit-elle inexorablement de triomphes. Juin infernal et pluvieux laisse place à juillet et je m'habille de couleurs primaires pour le bonheur. Une fois passé le solstice d'été, tu sais que tu es de nouveau enfin en sécurité. Ce minuit divise sûrement l'année. "Surveillez les êtres chers et vos intérêts financiers", conseille le plumitif vedette du journal. Mais quand on n'en a pas ? Des millions réduits en poussière. L'une de ces pures journées vides à la présence discutable d'un trou dans le sol. Les étoiles ont volé vingt-quatre heures et toute vengeance est exclue. Mais je suis une chèvre pourpre à trois queues si ta corde t'a reliè à une planète quelconque. C'est une arnaque, une magie inférieure : autant arracher la doublure d'un haut-de-forme. Tu te roulais par terre en gémissant et en essayant d'arracher ce masque, mais il te collait au visage. "Quel prix les dieux exigent-ils pour que la chanson devienne ce que nous chantons !" a dit quelqu'un (*, NDLC). Puisque ça fait si mal, il faut se débarrasser de la tête, rétrécir le cou au tiers de sa taille normale, une pratique nommée pendaison par voie de conséquence directe ou projet-à-réaliser-soi-même. Mais ce qui m'étonne chez toi, c'est ta vélocité : dix ans de Riazan à Leningrad. Un peu plus d'une décennie, deux ans dans to cinquième septennat et te voilà lancé comme un proton dans un accélérateur.Tu es simplement tombé par-dessus le rebord du monde quand la plupart d'entre nous recevons en partage des cercles ou, dans le meilleur des cas, une spirale. Le nouveau territoire avait un mur, que tu as franchi, et de l'autre côté se trouvait une chose que nous n'avions pas le droit de voir.Chacun soupçonne que ce n'est rien. Le temps le dira. Mais comme tu as prié, désiré, ces dix premières années. Il nous faudra refuser cela, malgré toute sa fraicheur entre tes mains. Romantique. Mortel. Nous réapprenons à voir avec le ravissement de l'enfance, ou nous périssons. Nous espérons que c'est ta vision que tu as perdue, qu'avant ces dernières minutes tu n'as rien trouvé de nouveau.


in Jim Harrison, Lettres à Essenine, bilingue, traduit par Brice Matthieussent, Titre 198, Christian Bourgois



(*, NDLC)

La citation exacte (et très célèbre) est la suivante :

(...) . Such a price
The gods exact for song :
To become what we sing.

Matthew Arnold (1822 – 1888), The Strayed Reveller

Un signe de ponctuation vous manque et tout est déplacé ! Dans la version originale, le résultat est simplement ambigu mais la traduction s'écarte franchement de la citation originale. C'est d'autant plus curieux que la suite (le masque que l'on ne peut plus arracher ...) militerait pour coller au sens voulu par M. Arnold ...

Il y a plein de choses qui me chiffonnent un peu dans cette traduction : "plumitif vedette" pour "star hack" (qui me semble plutôt viser l'horoscope) ; "Les étoiles ont volé vingt-quatre heures" ... elles auraient mieux fait de les "dérober"; "hanging by gift of the state" traduit par "pendaison par voie de conséquence directe" ... une collection de trous d'air regrettables, un peu comme si la traduction avait quitté le registre poésie pour passer en mode article de presse.
 

mardi 20 mars 2018

Conjurer la peur - Essai sur la force politique des images -- Patrick Boucheron


Sienne, palais public, sala della Pace : c'est ici. L’œuvre est intangible, inséparable de l'endroit qui l'a vue naître, comme la peau tannée de ce grands cadavre qu'est un édifice ancien. 
(...)
 Les effets du mauvais gouvernement
(mur ouest)
(...)
C'est de cette image que je souhaite parler, mais moins pour en faire l'histoire, ou pour la déchiffrer patiemment à la manière de ces rébus dont raffole l'iconographie, que pour comprendre sa puissance d'actualisation. Je cherche à saisir cette stupéfiante force de persuasion qui vous happe et vous saisit, "à coup sûr" dira au XVe siècle le prédicateur Bernardin de Sienne, et déborde le contexte brûlant de sa réalisation pour filer droit vers aujourd'hui. Parmi les nombreuses raisons qui a rendent si profondément actuelle, qu'il me soit permis de n'en retenir qu'une seule. Les murs du Palazzo pubblico de Sienne s'embrument d'une menace, qui pèse sur le régime communal. Les citoyens siennois sont fiers de leur république, mais celle-ci est en danger. Rôde le spectre de la seigneurie, que le peintre figure - pour se faire peur, ou au contraire pour se rassurer ? - comme un monstre cornu sorti des entrailles de l'enfer, ou plutôt revenu d'un passé que l'on croyait révolu. Qui ne voit, aujourd'hui, que la démocratie est subvertie et qu'il ne sert à rien - sinon à se tranquilliser - de décrire cette menace comme un retour des idéologies meurtrières. Or cette sourde subversion de l'esprit public, qui ronge nos certitudes, comment la nommer ? Lorsque manquent les mots de la riposte, on est proprement désarmé : le danger devient imminent. Lorenzetti peint aussi cela : la paralysie devant l'ennemi innommable, le péril inqualifiable, l'adversaire dont on connaît le visage sans pouvoir en dire le nom.
(...)
Les effets du bon gouvernement
(mur est)
(source)
(...)
Comment conjurer cette peur là ? La force politique des images consiste précisément à ne rien dérober au regard.
La Paix voit cela. Depuis son estrade, si belle dans sa robe immaculée, elle voit tout cela. Les deux côtés, la paix et la guerre, mais aussi le fait qu'il n'y a pas seulement deux côtés, que toujours la guerre fait de l'ombre à la paix. Elle a triomphé des méchants, s'étend nonchalante sur ses trophées, et tout semble achevé. Ce n'est pourtant pas ainsi que peint Lorenzetti. Il ne figure pas le grand partage que fige la fin de l'histoire, réplique laïcisée du jugement dernier. Il dessine le bivium de Pétrarque, ce moment intense où les chemins bifurquent, quand les hommes doivent décider où porter le regard, tandis que devant eux s'étalent en grand spectacle les lignes de fuite des effets de leurs choix. Certains sont prévisibles, et il appartient au peintre des Neuf de nous en prévenir, car il n'y a de politique que dans la pensée raisonnable et consciente d'une alternative. Mais d'autres ne le sont pas. L'histoire continue, ce qui signifie qu'il y aura toujours des décisions politiques à prendre, mais qu'inévitablement elles demeureront incertaines. Cela aussi, on doit nous ne avertir, en le plaçant sous les yeux de ceux qui veulent bien se donner la peine de regarder. La Paix voit tout cela.
Voilà pourquoi un peu de la tristitia qui délite lentement le habits des danseurs a éclaboussé son doux visage, comme les bienfaits de la lune sur l'amoureuse baudelairienne. Je la croyais rêveuse, simplement rêveuse. Dans un article bref et lumineux, Pierangelo Schiera m'opposa l'évidence (*). Cette femme à la tête penchée, trop lourde pour ne pouvoir être soutenue par un poing alangui, a tous les attributs, définis depuis l'Antiquité, de la pose mélancolique. Elle est la mélancolie du pouvoir, dès lors que dans sa solitude si peuplée, elle comprend qu'il n'y a de beaux combats en politique que ceux qu'on ne gagnera jamais tout à fait. Elle a triomphé, oui, mais elle sait désormais que le triomphe est impossible. On peut très bien décider de ne pas voir cela - disons qu'on ne décide pas vraiment, mais que vraiment on ne voit pas. Elle est là, sous nos yeux, elle a vu et elle sait, mais l'on préfère détourner le regard. Seulement voilà : dès lors qu'on l'a vue une fois, jamais plus on ne pourra l'oublier. Comme l'Angelus Novus peint par Paul Klee, qui obséda tant Walter Benjamin. Il regarde le passé, "le tas de ruines devant lui monte jusqu'au ciel". Mais il ne restera pas là à prendre soin des morts car une tempête le pousse vers cet avenir auquel il tourne le dos. "Ce que nous appelons progrès, c'est cette tempête."
(...) 
Allégorie du bon gouvernement
(mur nord)
(source)
(...)
Mais on doit bien se convaincre d'une chose : si l'on va à Sienne, si l'on traverse la place du campo pour entrer dans le palais public, si l'on monte les escaliers et que l'on traverse les salles qui mènent désormais à celle qu'on appelait la sala della Pace, on y verra une peinture qui ne date ni du moment où Lorenzetti l'a peinte, ni de ceux où Vanni ou d'autres l'ont retouchée, ni même du temps où Bernardin de Sienne en a parlé, mais qui, de l'instant même où le regard qu'on pose sur elle nous fait contemporains, devient notre bel aujourd'hui.


(*) Pierangelo Schierra, "Il Buonguverno "melancolico" di Ambrogio Lorenzetti e la "costituzionale faziosità" della città", Scienza e Politica, 34, 2006, p.93-108



in Patrick Boucheron, Conjurer la peur - Essai sur la force politique des images, Points Seuil, 2013



C'est à une révolution du regard que nous invite Patrick Boucheron ; toujours, j'avais regardé ces trois murs de façon circulaire, ouest-nord-est dans une lecture "à la Fukuyama" de l'avènement inéluctable du bon gouvernement et de ses effets. 
En proposant de regarder ces murs du point de vue de la figure de la Paix, de tourner le dos au mur nord (et de s'appuyer sur lui, peut-être) pour inclure dans l’œuvre la fenêtre du mur sud et voir ainsi l'évidence, comment le paysage sur lequel ouvre cette fenêtre relie entre elles "en réalité" les collines des murs est et ouest, il introduit une interprétation inquiète de l’œuvre, une instabilité, une tension du pays réel entre les deux allégories des effets du bon et du mauvais gouvernement. 
Il suffisait de se retourner et d'ouvrir une fenêtre pour voir "ce que voit la Paix", pour rendre pleinement justice à Lorenzetti.

Patrick Boucheron démontre avec ce livre qu'il y a un couple art de peindre, art de regarder, en parallèle au couple art d'écrire, art de lire de Leo Strauss.