mercredi 11 avril 2018

Où atterrir ? Comment s'orienter en politique -- Bruno Latour


Il est assez facile de désigner ceux qu'il serait acceptable de nommer comme les nouveaux adversaires : tous ceux qui continuent de diriger leur attention vers les attracteurs 1, 2 et surtout 4. Il s'agit de trois utopies, au sens étymologique du mot, des lieux sans topos, sans terre et sans sol : le Local, le Global et le Hors-Sol. Mais ces adversaires sont aussi les seuls alliés potentiels. C'est donc eux qu'il faut convaincre et retourner.

La priorité, c'est de savoir comment s'adresser à ceux qui, avec raison, se sentant abandonnés par la trahison historique des classes dirigeantes, demandent à cor et à cri qu'on leur offre la sécurité d'un espace protégé. Dans la logique (bien fragile) du schéma, il s'agit de dériver vers le Terrestre les énergies qui allaient vers l'attracteur Local.

C'est le déracinement qui est illégitime, pas l'appartenance. Appartenir à un sol, vouloir y rester, maintenir le soin d'une terre, s'y attacher, n'est devenu "réac", nous l'avons vu, que par contraste avec le fuite en avant imposée par la modernisation. Si l'on cesse de fuir, à quoi ressemble le désir d'attachement ?

La négociation -- la fraternisation ? -- entre les tenants du Local et du Terrestre doit porter sur l'importance, la légitimité, la nécessité même d'une appartenance à un sol, mais, et c'est là toute la difficulté, sans aussitôt la confondre avec ce que le Local lui a ajouté : l'homogénéité ethnique, la patrimonialisation, l’historicisme, la nostalgie, l'inauthentique authenticité.

Au contraire, il n'y a rien de plus innovateur, rien de plus présent, subtil, technique, artificiel (au bon sens du mot), rien de moins rustique et campagnard, rien de plus créateur, rien de plus contemporain que de négocier l'atterrissage sur un sol.

Il ne faut pas confondre le retour à la Terre avec le "retour à la terre" de triste mémoire. C'est tout l'enjeu de ce qu'on appelle les Zones à Défendre : la repolitisation de l'appartenance à un sol.

Cette distinction entre le Local et le sol nouvellement formé est d'autant plus importante qu'il faut bien créer de toutes pièces les lieux où les différents types de migrants vont venir habiter. Alors que le Local est fait pour se différencier en se fermant, le Terrestre est fait pour se différencier en s'ouvrant.

Et c'est là qu'intervient l'autre branche de la négociation, celle qui s'adresse à ceux qui brûlent les étapes vers le Global. De même qu'il faut parvenir à canaliser le besoin de protection pour le faire tourner vers le Terrestre, de même il faut montrer à ceux qui se précipitent vers la globalisation-moins, à quel point elle diffère de l'accès au Globe et au monde.

C'est que le Terrestre tient à la terre et au sol mais il est aussi mondial, en ce sens qu'il ne cadre avec aucune frontière, qu'il déborde toutes les identités.

C'est en ce sens qu'il résout ce problème de place noté plus haut : il n'y a pas de Terre correspondant à l'horizon infini du Global, mais, en même temps le Local est beaucoup trop étroit, trop riquiqui, pour y tenir la multiplicité des êtres du monde terrestre. C'est pourquoi le zoom qui prétendait aligner le Local et le Global comme des vues successives le long d'un même parcours n'a jamais eu aucun sens.

Quelles que soient les alliances à nouer, il est sûr que nous en serons incapables tant que nous continuerons à parler d'attitudes, d'affects, de passions et de positions politiques, alors que le monde réel sr lequel la politique s'est toujours repérée, a lui complètement changé.

Autrement dit, nous avons pris du retard dans le rééquipement de nos affects politiques.
(...)
Il ne sert à rien de se dissimuler les difficultés : le combat va être dur.


in Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s'orienter en politique, La Découverte, 2017




Le rapport Meadows ("Halte à la croissance", 1972) n'était pas passé inaperçu de tous : si la marche forcée vers modernisation a détruit les appartenances ancestrales (faisant du Local une utopie et des habitants "de souche" des déracinés eux-aussi, des migrants immobiles tandis que le sol se dérobe sous leurs pieds), si la finitude de la planète reporte à jamais les fruits de la mondialisation au-delà de l'horizon (il n'y a pas de terre assez grande pour accueillir la promesse du Global), autant en tirer les conséquences, "il n'y en aura pas pour tout le monde" ; ainsi commence la trahison des élites au milieu des années 70, trahison qui s'en va culminer avec l'élection de Donald Trump qui réussit le tour de force de faire exister politiquement le mirage de ces deux utopies convergeant en une seule.
A rebours de cet attracteur Hors-Sol, Bruno Latour propose un retour à la Terre, pas à la "planète bleue" flottant au dans l'univers infini mais à cette "Zone Critique" de seulement quelques kilomètres d'épaisseur qui nous abrite sur la planète, à cette zone que nous habitons (*), nous, bien sûr, mais aussi tous les autres terrestres, dans des relations d'interdépendance (Bruno Latour parle de processus d'engendrement) que la vision galiléenne  (+)nous masque pour en faire les simples ressources (inépuisables) d'un processus de production. 
Ce petit livre est infiniment précieux.

(*) A propos de l'acte d'habiter, P. Ricoeur écrivait (dans sa préface à La condition de l'homme moderne) « c’est cet acte qui en dernier ressort trace la ligne qui sépare la consommation et l’usage ».
(+) Ceux qui sont à l'aise avec Husserl (Krisis) ou Patocka (Nature vs monde naturel) seront en terrain connu mais l'extension (nécessaire) que Bruno Latour entreprend avec la notion de terrain de vie et la prise en compte des inter-relations entre "tous les êtres" pourra les surprendre.