dimanche 29 juillet 2012

Le monde de Arñna


We made our houses graves
And our graves are home to us
Our houses burned down
And our graves were looted
We climbed to the summits
We went deep into the earth
We were drenched in water
They came and got us
They burned and destroyed us
They plundered us
And we,
For the sake of our mothers,
Our women,
And for the sake of our dead,
And we,
In the name of our honor
And our freedom,
We the people of this land,
Who sought mass suicide,
We left a fire behind us,
Never to die out ...
 

traduit par Azra Erhat (1915-1982), à partir d'une inscription trouvée lors des fouilles du site d'Arñna (Xanthos)

Source : Lycia, Ten Books, un guide de voyage ; pour des sources plus anciennes, Hérodote, Histoires (I, 176).
 

vendredi 27 juillet 2012

Mon Pouchkine -- Marina Tsvetaeva

 
C'était un des (nombreux) joyaux des éditions Clémence Hiver que cette traduction par André Markowicz d'un livre qui réunit en quelques pages à la fois une analyse ultra-sensible du géant Pouchkine vu d'enfant, saisi, porté à l'incandescence par la focalisation sur le détail qui n'apparaît que "vu d'en bas", et une description ultra-lucide de la genèse d'une sensibilité.

Le livre était depuis longtemps introuvable (sorti en 1987, il réunissait Mon Pouchkine et Pouchkine et Pougatchov) ; il est ressorti (seulement Mon Pouchkine, plus la traduction  française de neuf poèmes de Pouchkine par Marina Tsvetaeva) aux éditions Babel / Actes Sud, au début de cette année apparemment.









Et pour ceux que les premières pages sur le "nègre Pouchkine" laisseraient stupéfaits, interdits, à la limite de penser Tsvetaeva en plein délire, voir ici, sur cette histoire que connaissent tous les écoliers.


Mickiewicz zmęczony -- Jan Lechoń (1899-1956)




Powróciwszy do domu od Sekwany strony, 
Mickiewicz się rozebrał z splamionej czamary 
I położył na łóżku. Nie był jeszcze stary, 
Lecz bardzo wiele cierpiał i był już zmęczony. 

 I oto ledwo zasnął a w tej samej chwili 
Zobaczył starą ławkę nad srebrnym jeziorem 
I w sukni, którą miała pamiętnym wieczorem, 
W lekkiej woni akacji spłynął cień Maryli. 

Jej wargi wyszeptały: "Nasza miłość - cmentarz, 
Między nami jest morze rozlane ogromnie, 
I za dnia tylko bitwy i wodzów pamiętasz, 
Lecz kiedy zamkniesz oczy, zawsze myślisz o mnie".



Mickiewicz fatigué

Mickiewicz, revenu chez lui des bords de Seine,
Sa simarre tachée ôta, pour se coucher ;
Non point que de vieillesse il fût déjà touché :
Il était fatigué par de très grandes peines.

Mais, tout juste endormi, voici qu'il a songé :
Il revoit le vieux banc près des eaux argentées ;
Une ombre, en un parfum d'acacia léger,
Glisse dans cette robe au fameux soir portée ...

Maryla souffle : "Un cimetière est notre amour
Et s'étale entre nous comme une mer immense ;
Si des chefs, des combats, il te souvient, le jour,
Lorsque tu clos les yeux, sans cesse à moi tu penses."
 

(in Jan Lechoń, Cramoisi, argent et noir,
choix, traduction et présentation par Roger Legras,
Orphée / La Différence)




Notes de Roger Legras sur ce poème :

V1 : "des bords de Seine" -- pour se rendre ... rue de Seine où Mickiewicz écrivit Pan Tadeusz, roman en vers évoquant "chefs et combats" !
V2 : "Sa simarre ..." -- antique vêtement polonais encore porté à l'époque de Mickiewicz.
V3 : "Maryla ..." -- c'est, bien sûr, Maryla Wereszczakówna, le premier et grand amour de jeunesse d'Adam Mickiewicz.



L’œuvre de Jan Lechoń comporte une série d'autoportraits du poète en exil à travers les figures de ses grands devanciers, Mickiewicz ou Norwid. C'est un filon particulier dans la sensibilité que les Français peinent un peu à reconnaître à sa juste valeur (quand ils ne le confondent pas sommairement avec les vulgaires mais inépuisables filons du nationalisme ou de la mièvrerie) dans les littératures des "petits peuples" ballottés par l'histoire.

Quant à Mickiewicz, il est toujours à Paris, près de la place de l'Alma (statue de Bourdelle) :





A propos d'exil et d'émigration, de bilinguisme et de traduction, passez lire l'entretien avec Luba Jurgenson sur Slavica Bruxellensia (le titre fait un peu peur mais cette revue met en ligne de vrais trésors). Un petit extrait :


Si je voulais trouver une formule simple, je dirais qu’il y a une langue sujet et une langue objet. Le français, la langue dans laquelle j’écris, vers laquelle je traduis est la langue dans laquelle je suis active. Et le russe, la langue dont je traduis, sur laquelle je réfléchis. Le russe est la langue de l’enfance, et d’une certaine manière, dans cette langue j’aurai toujours dix-sept ans. Je ne l’ai pas travaillée dans l’écriture, c’est pourquoi, il y a un clivage entre l’oral et l’écrit. Je peux faire cours en russe, écrire un article, mais je ne peux pas écrire un texte littéraire, ou bien seulement des bribes, des fragments, surtout poétiques, peut-être parce que je régresse alors vers cet âge où tout le monde écrit des poèmes. Les Russes qui me connaissent ont beaucoup de mal à me croire quand je raconte cela, car à l’oral, cette incapacité ne se perçoit pas. En réalité, les choses sont plus complexes. Mon russe nourrit mon français – il y vit clandestinement tout comme les références à la littérature russe. Ce qui serait perçu comme une dépendance à l’égard des auteurs qui m’ont marquée ne l’est plus dans la mesure où j’écris en français. Je n’ai pas eu à me débarrasser des influences, problème de tous les jeunes auteurs, je les ai cultivées « à la barbe » de tous. Le bilinguisme a changé le rapport à ce qui est caché, à ce que l’on fait circuler en contrebande dans un texte littéraire. Je suis extrêmement attentive à cette dimension de la littérature, aux cryptages, aux polyphonies, à l’intertextualité, ce qui a déterminé en grande partie les axes de ma recherche. Ce n’est pas un hasard si je travaille sur les silences, les non-dits, les contenus cachés des textes. Le bilinguisme permet aussi de s’observer, d’investir la relation sujet-objet comme une relation à soi.
La traduction est devenue possible à partir du moment où j’ai eu envie que le français devienne ma langue – on ne traduit que vers sa langue. Mais cette position particulière de traductrice a sans doute influé sur ma façon de travailler. Je suis préoccupée, peut-être davantage que mes collègues français de naissance, par la fluidité du texte, je cherche toujours à ce qu’il donne l’impression d’être écrit en français, cet impératif prime dans mes choix. Cela dit, en traduisant, je me mets au service du texte, je fais de moi un réceptacle pour le texte d’autrui. Je ne relis pas mes traductions une fois qu’elles sont publiées, sauf quand j’ai l’occasion de les reprendre pour une nouvelle édition, mais j’imagine que ma façon de traduire évolue aussi, change, se travaille. Il y a un bonheur à se laisser traverser par des textes, à vivre le travail de la traduction comme une expérience presque physique, c’est une activité beaucoup moins autoréflexive que celle de l’écriture ou de la recherche. Je ne me demande pas trop « où j’en suis » quand je traduis, pas plus qu’un ver à soie ne se demande ce qu’il est en train de faire (que les vers à soie me corrigent si je me trompe). De manière générale, le bilinguisme est aussi une expérience physique, qui s’inscrit dans le corps, et donc, sujette au changement. 




vendredi 20 juillet 2012

Ulysse brûlé par le soleil -- Frederic Prokosch (1908-1989)


Un recueil initialement publié en 1944, remanié par l'auteur et confié un an avant sa mort aux soins de l'éditeur de la collection Orphée.
Plus lyrique, moins intimidant, moins labyrinthique que ses contemporains Auden ou Eliott, il partage néanmoins leurs sombres interrogations.

La traduction de Michel Bulteau fait parfois quelques véroniques face aux obstacles, comme pour la première strophe ci-dessous, mais comment proposer un équivalent de Those whom dissatisfaction / Inward and dreamward drove qui ne soit pas abominablement pataud ? Les leafless arches m'évoquent plutôt des colonnades (Capitol after capitol !) ...




Song


Under the leafless arches
Their bleeding faces move ;
Those whom dissatisfaction
Inward and dreamward drove
Haunt me, and I can hardly
Hear through their broken cries,
Hear through their broken whispers
The voice of the one I love.

The flies under the arches
Are gorging upon fate
And the cold lips of the dying
Hour on hour create
Whether with cries or whispers
Survival after death,
Recompense after death
In the hot hearts of the great.

Capitol after capitol
Re-echoes with the cries
Of lives never completed.
Victor on vainquished lies
And pours his howling seed
Deep into that dark hollow,
Deep into that dark ocean
In which all wisdom dies.

Birds flow under the heavens,
And seas over their bed
And the endless sea of history
Flows over the dead
While I wait in the useless city
For the voice of the one I love,
For the head of the one I love
Beside my sleepless head.




Chant


Sous les charmilles sans feuilles
Passent leurs visages sanglants ;
Les insatisfaits et les désenchantés
M'obsèdent dans leurs cris déchirants,
Dans leurs murmures blessés
Je reconnais la voix de celle que j'aime.

Les mouches sous les charmilles
Se rassasient de la destinée
Et les lèvres froides du mourant
Heure après heure
Tant par des cris que par des murmures
Inventent une vie après la mort,
La récompense suprême
Des héros au grand cœur.

Capitole après capitole
Nouveaux échos des cris
De vies inachevées.
Le vainqueur repose sur les vaincus
Et sème son hurlement
Dans un trou noir,
Au plus profond de l'océan
Où se meurt la sagesse.

Des marées d'oiseaux dans les cieux,
Des mers couvrent leurs œufs
Et la mer infinie de l'histoire
Recouvre les morts
J'attends dans la vallée inutile
Pour entendre la voix de celle que j'aime,
Pour voir son visage
Et oublier mes nuits sans sommeil.





(in Frederic Prokosch, Ulysse brûlé par le soleil, traduit par Michel Bulteau, Orphée / La Différence, 2012)


jeudi 19 juillet 2012

Les rythmes du politique -- Pascal Michon


Sennett montre que ces conditions ne permettent plus, contrairement à celles qui régnaient jusque-là, la formation de ce qu’il appelle le « caractère ». Celui-ci s’exprimait « par la loyauté et l’engagement mutuel, à travers la poursuite d’objectifs à long terme, ou encore par la pratique de la gratification différée au nom d’une fin plus lointaine ». Or, le travail en équipe, l’accent mis sur le très court terme aux dépens du long terme, la disparition de la notion de carrière linéaire, les fortes probabilités d’être un jour licencié, poussent à cultiver un esprit de coopération de surface, doublé d’un réel détachement et d’une profonde indifférence, quand ce n’est pas d’une sourde hostilité. Pris dans cette logique contradictoire de l’ouverture imposée et de la compétition déniée, les travailleurs rejettent désormais tout engagement, tout sacrifice et développent au contraire leurs capacités à glisser d’une équipe à l’autre, à déménager, voire à changer de métier, bref une nouvelle espèce de nomadisme obligatoire, dont la signification politique, n’en déplaise à certains néo-deleuziens, libéraux plus ou moins consentants, n’a évidemment plus rien à voir avec ce que la pensée nomade a pu représenter dans une période dominée par le capitalisme disciplinaire et bureaucratique.
Le travail par tâches élargies et le travail en équipe, qui forment le centre des nouvelles techniques d’organisation, aboutissent ainsi à une éthique individuelle très différente de celle du capitalisme industriel, dont Weber avait si clairement établi la formule. La capacité à remettre à plus tard la gratification, mais aussi l’engagement mutuel, la loyauté, la fidélité, tous principes qui formaient autrefois le cœur des vertus de l’individu, apparaissent désormais comme totalement dépassés. D’un côté, le temps du travail en équipe ne s’organise plus dans la rétention et l’attente mais se veut flexible et orienté vers des tâches spécifiques à court terme ; de l’autre, la nouvelle éthique privilégie les attentions mutuelles plutôt que la validation personnelle. Ainsi les qualités désormais attendues des travailleurs sont-elles à la mesure de « la superficialité dégradante qui assaille le lieu de travail moderne » et, d’une manière plus large, d’« une société entièrement tournée vers le présent, ses images et ses surfaces ».
S’inspirant de cette analyse, on pourrait résumer ce qui a changé de la manière suivante : la vie était autrefois organisée comme un tube dans lequel on entrait enfant et dont on sortait à la mort. Les individus étaient moulés, produits techniquement comme les briques d’un édifice social qui les écrasait et en même temps les protégeait. Ils avaient tout de la brique : son aspect borné, sa forme standardisée et un peu ennuyeuse, mais aussi sa solidité, son caractère compact, sa résistance à la pression et au temps. Tout se passe, désormais, comme si les nouvelles techniques rythmiques obligeaient les corps-langages à s’introduire au contraire dans la mince épaisseur d’un plan, à s’étaler le plus possible en un ensemble d’îles flottantes, dérivant au hasard à la surface d’un océan. Les nouveaux individus possèdent ainsi quelque chose de cette ancienne carte de l’Empire, décrite par Borges, et dont les restes subsistent dans le désert, comme des espaces abandonnés aux ermites, aux mendiants et aux animaux. Ils en ont l’aspect disparate, la minceur, la fragilité consumée et le manque de résistance à la pression.
À cela, il faut ajouter qu’en « corrodant » le « caractère », la nouvelle fluidité du monde met également en péril le « collectif ». Du fait de la superficialité qui règne au sein de celui-ci, les liens forts, fondés sur l’honneur communautaire, la conscience de classe, ont en effet tendance à disparaître au profit de liens faibles et flottants.
Il est remarquable que Sennett cite, à cet égard, le travail de Coser, que nous avons déjà croisé – et il aurait pu citer également celui de Simondon. Dans la mesure où elles dénient les asymétries de pouvoir, entretiennent la fiction d’un partage égalitaire des décisions et présupposent que tous leurs membres partagent un même but, les entreprises et les équipes, qui en constituent aujourd’hui les unités de base, ne reconnaissent pas les différences, empêchent les conflits de se développer et font tout, au contraire, pour les désamorcer. Ces communautés constituent donc, dans le vocabulaire cosérien, des « communautés faibles » – dans le vocabulaire élaboré ici, des individus collectifs à faible rythmicité. Elles se caractérisent par l’importance qu’y prend ce que le sociologue Mark Granovetter, dans un article intitulé « The Strength of Weak Ties », a appelé les « liens faibles ». Dans ces réseaux et ces grappes d’unités d’activité, les « liens sociaux forts », tels que ceux fondés sur la loyauté, la fidélité, l’engagement à long terme ne s’imposent plus aux individus. Au contraire, les formes d’association flottantes, indexées sur le court terme, leur sont  désormais plus utiles que les relations à long terme. Ce sont donc ces liens faibles qui caractérisent les équipes de travail et le nouveau monde fluide dont elles sont le modèle en miniature.

(in Pascal Michon, Les rythmes du politique, Les Prairies Ordinaires)



De quoi convaincre de l'intérêt de lire ce livre, non ?


Même si je ne suivrais pas l'auteur sur sa présentation un peu réductrice des "liens faibles" : ma compréhension du papier de Granovetter n'est pas que les liens faibles unissent faiblement des communautés faibles mais, au contraire, qu'ils unissent fragilement entre elles des communautés si fortement connectées (on admettra que la densité d'arcs est effectivement représentative d'une forme "réelle" d'interaction, hypothèse indispensable dans le domaine des réseaux sociaux) qu'en l'absence de tels liens, aucune nouveauté ne pourrait se propager dans la population. La "force des liens faibles", c'est d'être des ponts franchissant les frontières, ponts et frontières au sens où les entendait Glissant. Ils sont "faibles" en ce qu'ils ne sont pas redondants : leur rupture allonge considérablement le chemin entre les communautés qu'ils reliaient.
On doit bien sûr objecter que ces liens faibles sont donc aussi, par la nouveauté qu'ils véhiculent rapidement, des vecteurs de déstabilisation des communautés fortes qu'ils relient.  Ce point est justement relevé au début de l'extrait ci-dessus. et le rôle des "liens faibles" dans l'évolution temporelle des réseaux sociaux est un sujet copieusement étudié.
C'est précisément sur ce point d'équilibre entre ouverture et fermeture, respiration et asphyxie, que met en relief l'image des "archipels".

Entre communautés faibles, il peut aussi exister des liens (encore plus) faibles (encore faudra-t-il trouver un critère permettant de discriminer ces degrés de faiblesse) mais, dans ce cas de figure, quelle est leur "force" ? 
 Les liens faibles qui unissent les communautés que décrit l'auteur ne sont pas ceux de Granovetter en ce qu'ils unissent, au hasard de l'évolution du réseau, l'ensemble des individus d'une façon plus ou moins uniforme. Les liens faibles de Granovetter sont des "bizarreries topologiques" qui détonnent sur le paysage de "quasi-cliques", de zones fortement connectées presque isolées les unes des autres, du réseau. Dans le réseau social décrit par Pascal Michon, tous les liens sont "faibles" car porteurs de peu d'interaction, il n'y a plus de "liens faibles" au sens de Granovetter, qui sont porteurs d'une forte interaction et ne sont faibles que parce que peu redondants.





(Et pour l'allusion à la carte de Borges, voir ici.)


L'obsolescence de l'individu -- Günther Anders



Du fait que, avant même que nous prenions notre plume en main, nos "portes à idées" sont grand ouvertes, qu'il n'y a plus de "murs" entre nous et le système, que nous vivons en "congruence" avec ses contenus, nous savons toujours avec évidence ce que nous devons ou non laisser entrer ; quel registre nous devons ou non choisir ; jusqu'où nous devons ou non aller ; de combien nous devons ou non dépasser les limites du système afin de garantir aussi bien notre illusion de liberté que celle des autres. Nous obéissons d'autant plus volontiers que nous ne sentons absolument pas le règles qui nous ont été imposées, parce qu'elles restent camouflées et, à vrai dire, parce que nous avons été rendus incapables de seulement souhaiter autre chose que ce que nous devons souhaiter. Non, le système conformiste n'a pas besoin de nous dicter chaque manœuvre particulière, de fixer chaque phrase particulière, d'espionner chaque mot particulier. Du fait qu'il nous a toujours déjà fixés "avant la lettre", il peut toujours se montrer généreux, il peut toujours rester libéral.
Pourtant ce système est libéral, non pas bien que ce soit un système intégral mais parce que c'est un système intégral.
Il est terroriste, non pas bien qu'il soit doux mais parce qu'il est doux.
Nous sommes pourtant ses victimes, non pas bien que nous ne sentions pas notre esclavage mais parce que nous ne sentons pas notre esclavage.
Nous laisse-t-il la main libre pour écrire notre œuvre ?
Oui, parce que nos mains sont son œuvre.
 


(in Günther Anders, L'obsolescence de l'homme, Tome II, traduit par Christophe David aux éditions Fario, 2011)

 

Sur la terre comme en enfer -- Thomas Bernhard


Victor Hugo, encre sur papier
 



Encore un petit extrait, juste pour donner envie :


Aus den Särgen der Nacht
steigt der wütende Mond,
das Leichentuch des Winters ziehend
über bleiche Schultern
trauriger Wiesen und kränker Bäche.


Des cercueils de la nuit
monte la lune enragée,
qui tire le linceul de l'hiver
sur les pâles épaules
des tristes prairies et des ruisseaux malades.

  

(in Thomas Bernhard, Sur la terre comme en enfer, choix de poèmes traduits et présentés par Susanne Hommel, Orphée / La Différence, 5€)

mercredi 18 juillet 2012

zurück ist es weit -- Thomas Bernhard


Denis Baudier
une planche de sa galerie Energie Noire



Kein Baum und kein Himmel
wird dich trösten,
auch nicht das Mühlrad
hinter dem Krachen des Tannenholzes,
kein sterbender Vogel,
nicht die Eule und nicht das rasende Redhuhn,

zurück ist es weit

dich wird kein Strauch mehr schützen
vor kalten Sternen
und blutigen Zweigen,
kein Baum und kein Himmel
wird dich trösten,
in den Kronen zerborstener Winter
wächst dein Tod
mit steifen Fingern
fern von Gras und Wildnis
in die Sprüche des frisch gefallenen Schnees.
(in Unter dem Eisen des Mondes,
Kiepenheuer & Witsch, 1958)





Aucun arbre et aucun ciel
ne te consolera
même pas la meule
derrière le fracas du bois de sapin,
aucun oiseau mourant,
ni le hibou ni la perdrix enragée,

revenir, c'est loin,

aucun buisson ne te protégera plus
des froides étoiles
et des branches ensanglantées,
aucun arbre et aucun ciel
ne te consolera,
dans les couronnes des hivers déchiquetés
croît la mort
aux doigts raidis
loin de l'herbe et du monde sauvage
dans la Parole de la neige fraîche qui vient de tomber.



Extrait de Thomas Bernhard, Sur la terre comme en enfer, choix de poèmes traduits et présentés par Susanne Hommel, Orphée / La Différence (nouvelle série ! Voir ici pour une recension ; excellent site au demeurant).


Pinaillages divers :
  • "croît la mort" est peut-être une coquille pour "croît ta mort" ("wächst dein Tod" n'est pas ambigu) ; il y a quelques rares autres coquilles mineures dans le recueil, sans conséquence pour la lecture
  • pour respecter un peu plus le rythme lancinant du poème, je préférerais quelque chose comme

Aucun arbre et aucun ciel
ne te consolera
non plus la meule
derrière le fracas du bois de sapin,
aucun oiseau mourant,
non plus le hibou ni la perdrix enragée,

  • sur le dernier vers, la majuscule de "Parole" me semble discutable ; le ton du poème mêle bien la rage froide qui sature les poèmes de Bernhard à des échos "celaniens" (encore que ce soit peut-être moi qui sur-interprète, tant le champ du mot "neige" est marqué, pour moi, par l'emploi qu'en fait Celan comme image de l'effacement, de l'anéantissement, s'enroule autour du mot la neige...)  mais je préférerais simplement

dans la parole de la neige fraîchement tombée.

  • et pour "zurück ist es weit" (qui n'est pas le titre du poème ... qui n'en a pas),

revenir, que c'est loin




dimanche 15 juillet 2012

Eloge de Socrate -- Pierre Hadot (1922-2010)


Le Génie du Cœur, tel que le possède ce grand Mystérieux, ce dieu tentateur, né pour être le charmeur de rats des consciences, dont la voix sait descendre jusqu'au monde souterrain de chaque âme ... qui ne dit pas un mot, ne jette pas un regard où ne se cache une intention secrète de séduire ... le Génie du Cœur, qui impose silence aux braillards et aux fats et leur enseigne à écouter, qui polit les âmes rugueuses et leur fait goûter un désir nouveau, celui de demeurer lisses et immobiles comme un miroir pour refléter le ciel profond ... Après son attouchement, chacun repart enrichi, non d'un présent reçu par grâce ou par surprise, ni d'une félicité étrangère dont il se sentirait oppressé, mais plus riche de soi-même, renouvelé à ses propres yeux ... caressé et mis à nu par le souffle tiède du dégel, peut-être aussi plus incertain, plus vulnérable, plus fragile, plus brisé, plein d'espérances qui n'ont pas encore de nom.


(Nietzsche, Ecce Homo, cité dans Pierre Hadot, Éloge de Socrate, Allia 2010)



Ces lignes, initialement publiées dans Par delà le bien et le mal (295) et explicitement rapportées à Dyonisos sont reprises dans Ecce Homo assorties de l'avertissement "j'interdis d'ailleurs toute spéculation quant à la personne que je décris dans ce passage".

Pierre Hadot y voit se dessiner la personne de Socrate ; son bref éloge qui fait la part belle  à Kierkegaard (qui savait qu'il n'était pas chrétien et qui armé de ce seul savoir démolissait la chrétienté des églises) et à Nietzsche (qui ne cesse d'osciller de la fascination au dégoût à propos de Socrate ; comment comprendre ses dernières paroles "O Criton, je dois un coq à Asclepios" ? De quoi guérit donc Socrate quand il meurt ?) vous en convaincra. 
Profond, savant et incroyablement accessible, comme souvent avec Pierre Hadot (voir aussi Eloge de la philosophie antique, également chez Allia, leçon inaugurale qu'il prononça en 1989 à l'occasion de la création de la chaire d'histoire de la pensée hellénistique et romaine au Collège de France).


samedi 14 juillet 2012

Mandelstam, rythme et politique


Au beau milieu de la guerre civile, courte période pendant laquelle le régime bolchevique ne s’est pas encore imposé définitivement et doit compter sur toutes les forces sociales mises en mouvement depuis 1917, Ossip Mandelstam écrit un petit texte intitulé « L’État et le rythme » (1920), où il esquisse ce qui est probablement l’une des toutes premières *politiques du rythme*.
Dès le début de son texte, Mandelstam décrit la situation politico-sociale de la Russie en ces termes prophétiques : « La collectivité n’existe pas encore. Elle reste à naître. Le collectivisme est apparu avant la collectivité et si l’éducation sociale ne vient pas à son aide nous risquons de nous retrouver avec le collectivisme sans la collectivité. » L’une des solutions pour éviter cet échec serait, selon lui, le développement d’une éducation rythmique des masses. En effet, celles-ci possèdent traditionnellement une certaine solidarité mais, sans « rythme », elles ne forment que des agglomérats purement quantitatifs. Ce qui leur a permis de vaincre le tsarisme, fait-il remarquer, c’est de trouver un « accord dans l’action » par un rythme collectif ; c’est l’organisation de leur mouvement, de leur manière de fluer, qui les a fait devenir, pour un moment de l’histoire, des collectivités. Il faut donc inventer un moyen de conserver cette « rythmicité » particulière, cette « qualité de l’énergie sociale » atteinte pendant la Révolution : « La nouvelle société tient ensemble grâce à la solidarité et au rythme. La solidarité signifie accord sur les objectifs. Mais l’accord dans l’action est aussi essentiel. La révolution a été victorieuse grâce à son rythme. Le rythme est descendu sur sa tête commeune langue de feu. Il doit être conservé pour toujours. Solidarité et rythmicité sont la quantité et la qualité de l’énergie sociale. Les masses sont solidaires. Seule la collectivité est rythmique. »
Les réformes économiques comme la distribution des terres et la collectivisation des entreprises – mais aussi la centralisation politique qui est en train de s’imposer avec le « communisme de guerre » – ne serviront à rien et seront même nocives, si elles ne se doublent pas d’une transformation des masses en véritables collectivités, c’est-à-dire en groupes dans lesquels le singulier et le collectif se renforcent l’un l’autre au gré de leur action dans l’histoire. Or, cette transformation passe très clairement, aux yeux de Mandelstam, par une réorganisation des manières de fluer des corps-langages-groupes qui leur permettrait de retrouver la qualité de l’individuation apparue pendant la Révolution. Il demande ainsi à ce qu’une éducation rythmique soit introduite dans le cursus scolaire, car seul le rythme est susceptible de surmonter, dans les individus eux-mêmes, les contradictions et les divisions de la société capitaliste : « Le rythme exige une synthèse, une synthèse du corps et de l’esprit, une synthèse du travail et du jeu. »
Mandelstam évoque alors avec lyrisme le visage d’une société où le rythme aurait été utilisé dans toute sa puissance d’individuation singulière et collective : « Si l’éducation rythmique devait être finalement acceptée au plan national, un miracle devrait se produire qui transférera un système abstrait dans la chair du peuple. Là où il n’y avait hier qu’un brouillon, demain les costumes colorés des danseurs chatoieront et les chants retentiront. L’école précède la vie. L’école sculpte celle-ci à sa propre image et ressemblance. Le rythme de l’année scolaire sera ponctué par les congés dédiés aux Jeux olympiques scolaires ; le rythme sera le motif et l’organisateur de ces jeux. Pendant ces congés, nous verrons une nouvelle génération éduquée rythmiquement, proclamant librement sa volonté, ses joies et ses peines. »
L’éducation rythmique constituera donc un moyen de construction d’un ensemble social où les individus seront à la fois totalement libres et solidaires, mais surtout d’une société où, comme le voulait Marx, l’homme se produira lui-même enfin rationnellement : « Les actions rythmiques, harmonieuses et universelles, animées par une idée commune, sont d’une importance infinie pour la création de l’histoire à venir. Jusqu’à présent l’histoire a été créée inconsciemment dans la souffrance du hasard et des luttes aveugles. Désormais, le droit inaliénable de l’Homme sera de construire consciemment l’Histoire, en la faisant naître lors de ces congés comme une proclamation de la volonté créatrice du peuple. » Le rythme constituera un outil pour dépasser les conflits d’intérêts : « Dans la société du futur, les jeux sociaux prendront la place des contradictions sociales et fonctionneront comme des enzymes, comme des catalyseurs qui assureront la floraison organique de la culture. »
Il est clair que Mandelstam a grandement sous-estimé les conséquences négatives du contrôle étatique des rythmes qu’il appelait de ses voeux et, à l’inverse, peut-être surestimé leur capacité réconciliatrice ou synthétique. Ces descriptions ne sont pas, en effet, sans évoquer des scènes qui se produiront par la suite, ni sans faire penser à l’idéologie progressiste et étatiste qui les justifiera. Les gigantesques concours sportifs de masse, les spartakiades et les grandes parades rythmiques seront bientôt, on le sait, des éléments courants du régime soviétique et des autres régimes totalitaires. Ses analyses constituent toutefois un pas notable vers la définition de critères de jugement de la qualité des techniques rythmiques : elles permettent de distinguer les différentes vertus politiques des groupements humains en se fondant sur le critère du rythme. Elles doivent être pour cela retenues comme point d’appui pour notre réflexion.


in Pascal Michon, Les rythmes de la politique, Les prairies ordinaires, 2007


Ce livre est disponible en ligne ici (avec l'autorisation de l'auteur et de l'éditeur) ; un livre d'une rare intelligence qui passe en revue une vaste galerie d'ancêtres (Simmel, Mauss, Foucault, Evans-Pritchard, Clastres ... ) sans jouer jamais au petit jeu de la dénonciation d'une imposture qu'il était enfin temps de révéler (l'avant-propos est remarquable de lucidité sur la pensée critique et son soi-disant échec) pour mettre en évidence la fluidification comme nouvel habit de la domination : comment le monde peut-il être à la fois plus ouvert, plus libre, plus féroce et plus inégalitaire ? La prévention de (et à l'égard de) l'agôn (le conflit, qui n'est pas, ou pas encore, la guerre ou la violence) et des "corps intermédiaires" que cette fluidité encourage, par le primat du court terme et des engagements intenses mais de courte durée, est-elle compatible avec l'individuation qu'elle promet ?



mercredi 11 juillet 2012

Trois voix à Minase -- Sōgi, Shōhaku, Sōchō



Etienne Morel
Fenêtre sur un champ givré



cimes - un peu de neige
les vallons noyés de brume
- soir de primevère

au loin le cours lent d'un fleuve
village ivre de pruniers


le vent sur la berge
décoiffe un bouquet de saules
assaut de printemps

le glissement d'une barque
déchire l'aube assoupie


ce miroitement
dans les nappes de brouillard
- halo de la lune ?

sur les champs figés de givre
s'étend le soir d'automne


(...)



Les trois premiers waka (poème en deux strophes de 3 et 2 vers, enfin plutôt en 2 séquences de 5/7/5 et 7/7 syllabes, la notion de "vers" étant inappropriée, voir ci-dessous la version originale) de ce renga (poème collectif, sous la forme d'une suite de waka de 100 vers au total) célèbre de Sōgi et de deux de ses disciples Sōchō et Shōhaku.

La traduction est due à Shinji Kosaï et François Migeot, aux éditions érès dans la collection Po&Psy (une collection qui apporte un soin particulier à ses petits volumes  ; 10,50€).


La version originale et une traduction anglaise de ce même passage (par Keiji Minato), avec les attributions des strophes à leurs auteurs (mais le renga est une création collective) :



雪ながら山もとかすむ夕かな    宗祇
Yuki nagara yama-moto kasumu yube kana

As it snows the base
of the mountain is misty
this evening
 (Sogi)


行く水とほく梅にほふ里      肖柏
Yuku mizu toku ume niou sato

Far in the way the water goes
a plum-blossom-smelling hamlet
 
 (Shohaku)




川かぜに一むら柳春みえて     宗長
Kawakaze ni hitomura yanagi haru miete

The wind from the river
sways weeping willows
now it’s spring
 (Socho)


舟さすおとはしるき明がた     宗祇
Fune sasu oto wa shiruki akegata

The pole of a boat makes
a clear sound at dawn
 (Sogi)




月は猶霧わたる夜にのこるらん   肖柏
Tsuki wa nao kiri wataru yo ni nokoru ran

The moon must be
visible even
in a foggy night
 (Shohaku)


霜おく野はら秋はくれけり     宗長
Shimo oku nohara aki wa kurekeri

Frost on the field
autumn at its end
 (Socho)


(source, avec un commentaire complet du passage)


mardi 10 juillet 2012

Orphée revient !


Bonne, excellente nouvelle : la collection Orphée (poésie bilingue) qui avait disparu en 1998 est de retour, toujours aux éditions de La Différence. 

Ré-édition de volumes depuis longtemps épuisés (le catalogue compte quelques 200 titres) et deux nouveaux volumes, Frederic Prokosh et Thomas Bernhard (sur lequel je n'ai pas encore mis la main ; 18/07/2012 : voir ici).


samedi 7 juillet 2012

Coma dépassé -- Pierre Cheymol


 Nobuyoshi Araki
Quatrième de couverture de l'album Shijyo



    Débranchez-moi !
    Lâchez mon esprit hors du temps..



Je vous abandonne un corps en otage,vous auriez tort d'en faire fi.
Car
L'autopsie réserve toujours des surprises
Et ma résurrection sera désopilante.



    - Cadavre débranché -



- Ici Lazare -



    - Qui parle ?
    - Qui parle encore ?



- Ici Lazare -
    - Parlez Lazare, nous enregistrons -



- Ici Lazare : Je, tu, il, nous, vous, ils ...
Une petite vieille quitte de très bonne heure son pavillon de banlieue ... tous les matins ... dans le froid ... avec des dentelles plein son sac : du Bruges, du Valenciennes, de l'Alençon.
Nul ne sait où elle va.
C'est un mystère.


Car l'amour n'est rien
Mais tout est amour



On la trouvera morte



    Un matin d'hiver



        Sur le remblai du R.E.R.



Et son sourire definitif
Semblable à celui de la noyée de la Seine fleurira pour l'éternité dans les vitrines de l'Institut Médico-Légal où sont conservées les petites fleurs de la poésie d'hiver si agréables aux morts


Car la leçon des morts
Est commerce de dentelles



Car la mort est d'abord liquide, avec des filaments d'azur, ruisseaux d'humeurs sous les gibets, solution et dissolution du corps dans la pluie temporelle.



Pendant un temps le cadavre nage dans l'indifférence.
Plus tard, bien plus tard, il deviendra poussière historique.
Je sais de quoi je parle.
Je sais aussi que le Jugement dernier sera rendu par un tribunal d'animaux.


Car la souffrance n'est rien
Mais tout est souffrance.



Je me souviens



Je me souviens


Je fus deux fois l'amant
De la triple Hécaté



Je me souviens



Nous étions en vacances au bord de l'Achéron.
Il charriait de vieux yeux qui nous servaient d'appâts pour la pêche des écrevisses bleues et des cancers aveugles.
Il n'y avait ni vent ni nuages ni pluie, aucun souffle à faire ciller les sphinx là pour nous servir.



J'avais acquis le droit de t'aimer éternellement, ayant payé deux fois le prix fou des figures de style.


Pourquoi m'as-tu quitté, toi qui a connu l'étreinte d'Adam ?


Je te vois si belle, triple Hécaté
Avec tes seins noirs largués comme la voile d'Yseult
sur tes vertèbres fossiles
Avec tes yeux d'après-monde
Et ton sourire-enfant de baleine blessée



Reviens mon amie



Achève ton œuvre



Épingle-moi pour la seconde fois sur la plaque de liège où tu déclines et fais flotter le temps.



    - Chante, Lazare, chante ! -



- Do, ré, mi, fa, sol ...


Les migrateurs volent au ras du sol,
Cherchant les graines de chagrin
Que les hommes perdent dans leurs exodes,
Quand la détresse leur rive les yeux à terre


Et que les dialogues stériles du vide et de
l'absence organisent d'ultimes liturgies
en la solennité des chambres froides.


Se pourrait-il, se pourrait-il alors,
Se pourrait-il enfin,
Tous les conditionnels du monde étant ici
convoqués et invités à mêler leurs palmes d'or
à nos chrysanthèmes déchus,


Que la beauté égorgeât les chacals avec
son couteau à couper le silence ?



Lève-toi, mon amie,



Viens !



J'entends



Sur les étangs



Les grands ténors de la fin des temps.




(Pierre Cheymol, les dernières pages de Coma dépassé, Corti, 1988)


jeudi 5 juillet 2012

Le tribunal secret -- Jean Tardieu


Jürgen Reble
image extraite de Passion (1990) 




Jadis, je m'avançai peu à peu - et (n'étant pas philosophe) plutôt par images que par raison - vers le pressentiment de la toute-puissance du rien.
Ce Rien, tantôt je l'imaginais comme un feu blanc et froid d'une insoutenable intensité, dont la seule approche réduirait en poussière les matières les plus dures, les étendues les plus peuplées, les astres les plus lourds.
Tantôt je le voyais comme une sorte de bénédiction, comme un sacrement, comme un majestueux renoncement à tout ce qui existe, comme un apaisement répandu autour de nous ou bien logé profondément au cœur de chaque objet, - un tremblement qui s'empare des choses au moment où elles vont disparaître, un contour déjà rongé par l'absence, un halo vacillant qu'un regard exercé pourrrait sans doute apercevoir. (Cette permanente menace de destruction n'était ni triste, ni douloureuse, mais acceptée et presque enivrante, posant sur nos paupières de grandes mains maternelles.)
Tantôt enfin, ce Rien m'apparaissait au point précis où la conscience s'interroge et se fait peur à elle-même. Ce n'était plus alors une puissance de l'univers, mais cette vox monotone et lancinante dont le bourdonnement confus affleure en nous sous le vacarme de la vie, à certains moments de lassitude, quand il semble que notre personne, qualifiée, temporelle et nommée, s'efface devant son épouvantable contraire : présence informulée, pressentiment, menace et reproche, tribunal secret où toute vie, - pire : où tout être est condamné.

in La part de l'ombre, (1967), Poésie / Gallimard



lundi 2 juillet 2012

A propos de Jean-Michel Palmier (1944-1998) ...


... voici le genre de blog dont on tremble qu'il disparaisse. Au hasard (enfin, presque).
 

Allegria ...


Travailler plus pour gagner plus
(version soviétique, années 60)


Si des démagogues comme Hitler ou Goebbels faisaient aujourd'hui leur apparition, ils promettraient à leurs peuples, d'un même souffle, rationalisation et plein-emploi, non : carrément la rationalisation comme condition du plein-emploi. Mais pourquoi mettre cette phrase au conditionnel ?
Si ces peuples étaient aussi susceptibles d'être leurrés que le peuple allemand en 1933, ils pousseraient des cris d'allégresse face à cette double promesse et se précipiteraient en exultant dans l'abîme. Mais, là aussi, pourquoi mettre cette phrase au conditionnel ?

Günther Anders, L'obsolescence du travail (1977), in L'obsolescence de l'Homme, tome II, traduit par Christophe David aux éditions Fario (2002).


Si ce genre de considérations vous arrête, et il y a de quoi, tant Anders place son lecteur dans l'inconfortable position de justifier, si c'est possible, sa douillette inaction et son acquiescement pétochard à un monde se déployant sans plus aucune surprise dans le délai qui nous sépare de notre fin collective ("Hé quoi, suis-je le gardien de mon frère ?" ... l'air est connu, indémodable), il y a encore une excellente raison de lire Anders : la magnifique étude d'En attendant Godot qui clôt le tome I ; là, aucune excuse !