jeudi 8 novembre 2012

Afterword -- Louise Glück



Reading what I have just written, I now believe
I stopped precipitously, so that my story seems to have been
slightly distorted, ending, as it did, not abruptly
but in a kind of artificial mist of the sort
sprayed onto stages to allow for difficult set changes.

Why did I stop? Did some instinct
discern a shape, the artist in me
intervening to stop traffic, as it were?

A shape. Or fate, as the poets say,
intuited in those few long ago hours—

I must have thought so once.
And yet I dislike the term
which seems to me a crutch, a phase,
the adolescence of the mind, perhaps—

Still, it was a term I used myself,
frequently to explain my failures.
Fate, destiny, whose designs and warnings
now seem to me simply
local symmetries, metonymic
baubles within immense confusion—

Chaos was what I saw.
My brush froze—I could not paint it.

Darkness, silence: that was the feeling.

What did we call it then?
A “crisis of vision” corresponding, I believed,
to the tree that confronted my parents,

but whereas they were forced
forward into the obstacle,
I retreated or fled—

Mist covered the stage (my life).
Characters came and went, costumes were changed,
my brush hand moved side to side
far from the canvas,
side to side, like a windshield wiper.

Surely this was the desert, the dark night.
(In reality, a crowded street in London,
the tourists waving their colored maps.)

One speaks a word: I.
Out of this stream
the great forms—

I took a deep breath. And it came to me
the person who drew that breath
was not the person in my story, his childish hand
confidently wielding the crayon—

Had I been that person? A child but also
an explorer to whom the path is suddenly clear, for whom
the vegetation parts—

And beyond, no longer screened from view, that exalted
solitude Kant perhaps experienced
on his way to the bridges—
(We share a birthday.)

Outside, the festive streets
were strung, in late January, with exhausted Christmas lights.
A woman leaned against her lover’s shoulder
singing Jacques Brel in her thin soprano—

Bravo! the door is shut.
Now nothing escapes, nothing enters—

I hadn’t moved. I felt the desert
stretching ahead, stretching (it now seems)
on all sides, shifting as I speak,

so that I was constantly
face to face with blankness, that
stepchild of the sublime,

which, it turns out,
has been both my subject and my medium.

What would my twin have said, had my thoughts
reached him?

Perhaps he would have said
in my case there was no obstacle (for the sake of argument)
after which I would have been
referred to religion, the cemetery where
questions of faith are answered.

The mist had cleared. The empty canvases
were turned inward against the wall.

The little cat is dead (so the song went).

Shall I be raised from death, the spirit asks.
And the sun says yes.
And the desert answers
your voice is sand scattered in wind.

dimanche 9 septembre 2012

Koniec !



Parce que, en dépit du temps qu'il m'aura fallu pour m'en rendre compte, la misère n'a besoin ni de spectateur, ni de commentateur.

Do widzenia.








Chantent les grillons-carillons,
C'est la fièvre qui frémit,
Crisse le four desséché,
C'est une soie rouge qui brûle.

Les souris rongent de leurs dents
Le fond si mince de la vie.
Une hirondelle ou bien l'enfant
Aura détaché mon esquif.

Que chuchote au toit la pluie -
C'est une soie noire qui brûle -
Mais le merisier entendra
Jusqu'au fond des mers - adieu.

Vu que la mort est innocente
Et qu'on n'y peut rien changer -
Dans la fièvre du rossignol
Le cœur est encore brûlant.

(1917 ; in Ossip Mandelsam, Tristia et autres poèmes, traduit par François Kérel, Poésie / Gallimard)


"Et pourtant, nous avions vécu alors comme si rien de tout cela ne devait jamais arriver."


Nous avions prévu bien des choses, sinon toutes ; nous avions examiné avec réalisme la naissance et le développement des événements et nous nous étions dit : oui, cela pourrait bien commencer ainsi, se dérouler de cette façon, à condition que l'on n'y fasse pas obstacle. Et pourtant, nous avions vécu alors comme si rien de tout cela ne devait jamais arriver.

(in Manès Sperber, Au-delà de l'oubli, Calmann-Lévy, 1980 ; cité dans Jean-Michel Palmier, Weimar en exil, Payot 1988)



Combien sommes-nous aujourd'hui, assis sur les "falaises de marbre", à regarder monter la vague, à en commenter les remous, tout en nous livrant à nos "chasses subtiles" ; à l'aune de ce qui menace, écriture de blog, peaufinage de théorèmes et chasse aux papillons se valent bien.




En passant, Weimar en exil est un chef d’œuvre. Entre l'exposé de la ligne directrice

Cette république mal aimée, menacée de toutes parts, exigeait d'eux qu'ils se contentent d'apporter leur soutien à un régime mal accepté et on fera de leur refus de ne pas critiquer une véritable forfaiture. Pourtant, du style pédagogique de Carl von Ossietzky à la satire de Kurt Tucholsky, un même combat se déployait : obliger la République à être à la hauteur de sa mission, l'amener à combattre tout ce qui la menaçait, avertir, avertir encore. Ce qui frappe avec le recul, c’est qu'en dépit de leur idéalisme, ils surent reconnaître à temps presque tous les dangers.
Par rapport à leur exemple, combien de discussions sur "l'engagement", "le pouvoir des intellectuels", la "politisation de l'art" semblent trop simples. Le destin de cette intelligentsia, son comportement, ses paroles, ses actes, ses écrits dans les années qui virent monter le fascisme, mais aussi à travers l'exil, tout comme la longue suite de combats qu'elle a perdus, sont un extraordinaire exemple sociologique qui donne à réfléchir si, comme l'affirme Gramsci, il est "possible de penser le présent, et un présent bien déterminé, avec une pensée élaborée pour les problèmes d'un passé bien souvent lointain et dépassé". Leurs rares victoires nous concernent, leurs défaites encore plus. Et aucun de leurs combats de saurait nous laisser indifférents. C'est cette trajectoire dans l'histoire d'une génération intellectuelle, son inscription, ses traces, que nous avons choisi d'interroger à travers l'effondrement de la République de Weimar, la montée du national-socialisme et l'exil. En reprenant sous forme de question l'affirmation de Brecht : "La Bête intellectuelle est dangereuse", nous avons tenté de comprendre la capacité qu'eurent ces écrivains, ces artistes, ces intellectuels d'agir sur leur temps. Et c'est justement parce que l'époque de al République de Weimar fut l'une des plus riches sur le plan culturel qu'elle nous semble constituer un exemple à peu près unique.

et la conclusion

"Écrire, ce fut longtemps demander à la Mort, à la Religion, sous un masque d'arracher ma vie au hasard. Je fus d’Église, Militant, je voulus me sauver par les œuvres (...) L'illusion rétrospective est en miettes ; martyre, salut, immortalité, tout se délabre (...) Je vois clair, je suis désabusé, je connais mes vraies tâches", écrit Sartre à la fin des Mots et, comme un écho lointain, résonne le rire de Kurt Tucholsky et de son admirable apostrophe "au lecteur de 1985", écrite en 1926 :

Je ne peux même pas entamer avec toi, par-dessus la tête de mes contemporains, un dialogue de haut niveau sur l'air de : on se comprend nous deux, car tu es à l'avant-garde, comme moi. Hélas, cher ami - toi aussi tu es un contemporain - Et au mieux, quand je dis "Bismarck" et que tu es obligé de te creuser la cervelle pour savoir de qui il s'agit, je grimace à l'avance un pauvre sourire : tu n'imagines pas comme les gens qui m'entourent sont fiers de leur éternité ... Non, n'insistons pas. D'ailleurs le déjeuner t'appelle.
Bonjour. Ce papier est déjà tout jaune, jaune comme les dents de nos juges, regarde la feuille s'effrite entre tes doigts ... eh oui, il est si vieux. Va dans la paix de Dieu - si vous donnez encore le même nom à cette chose là. Nous n'avons probablement pas grand chose à nous dire, nous autres, gens ordinaires. La vie nous a dissous, notre contenu s'en est allé en même temps que nous. Tout était dans la forme. Ah oui, je vais tout de même te serrer la main. Les usages. Et tu t'en vas.
Mais tu ne partiras pas sans ces derniers mots : vous ne valez pas mieux que nous ni ceux d'avant. Mais alors, vraiment pas, vraiment pas.

il y a quelques neuf cents pages ; toutes sont indispensables (on peut seulement sauter allègrement au-dessus de la (brève) section II de l'introduction qui sacrifie à la tradition universitaire de l'"état de l'art" ... soporifique à souhait pour qui n'est pas professionnellement de la partie).

Et comme le monde a rétréci depuis les années trente, une lecture simplement pragmatique pourrait se concentrer seulement sur la brève discussion de l'"émigration intérieure".

A condition de la méditer ...


mardi 4 septembre 2012

Histoire d'une petite fille -- Laure


Fritz Lang - image extraite de Der müde Tod (1921)


Des yeux d'enfant percent la nuit.
La somnambule, en longue chemise blanche, éclaire les coins d'ombre où elle s'agenouille marmottant tout endormie devant le crucifix et la Vierge Marie. Les images pieuses couvrent les murs, la dormeuse se prête à tous les agenouillements et puis se glisse entre ses draps. Livrée aux fantômes moins réels qui eux aussi ont tous les droits sur moi, ma chambre reprend son immobilité lourde de cauchemar prématuré.
La terreur se lève entre quatre murs comme le vent sur la mer. Une très vieille femme cassée en deux me menace de son bâton, un homme rendu invisible par le fameux anneau me guette à tout instant, Dieu "qui est partout et connaît toutes les pensées" me regarde, sévère. Le rideau blanc se détache de la fenêtre, il plane dans les ténèbres, s'approche et m'emporte : je traverse doucement la vitre et monte au ciel ...
Des milliers de points lumineux apparaissent dans l'obscurité, ils dansent en rond, s'éloignent de la veilleuse, essaiment vers moi. Une fine poussière d'arc-en-ciel se pose sur les objets, les gouttes de couleur glissent les unes sur les autres. Cônes, cercles, rectangles, pyramides liquides et phosphorescentes, abécédaires des formes et des couleurs, prisme solaire, ciel de mes yeux en pleurs ; les phosphènes dansent en rond ... le lit tangue sous la houle des rêves.
Et les jours de ces nuits c'était une enfance sordide et timorée, hantée par le péché mortel, le Vendredi Saint et le Mercredi des cendres. Enfance écrasée sous les lourds voiles de deuil, enfance voleuse d'enfants.
Non, tout n'est pas dit. Des mains criminelles ont agrippé la roue du destin : beaucoup en restent là, nouveau-nés vigoureux étranglés par le cordon ombilical et pourtant ... ils ne "demandaient qu'à vivre".
Écoutez-les, la nuit est pleine de leurs cris : longs cris déchirants interrompus par un bruit de fenêtre brutalement fermée, cris rauques et liquides étouffés par le bâillon et mourant entre les lèvres, appels stridents, noms d'hommes et de femmes jetés dans le vide éternel, rire vengeur tombant de haut en cascade de mépris, plaintes vagues et diffuses, vagissements d'enfants à voix d'hommes. Tous ces cris, mêlés au vol des feuilles d'automne, montent d'un jardin comme monterait l'odeur de la rosée, de l'humus et du foin coupé.



Le début de Histoire d'une petite fille (in Laure, Écrits, 10/18, 1978), texte autobiographique qui donne la clé pour sentir combien ce "Tout ce que j'ai moi est volé" oriente (au mieux), écrase (au pire) le texte ci-dessous.


 Käthe Kollwitz, Hunger



La même sirène hurle à la guerre et à l'esclavage.
Dans l'usine étouffante, trépidante, poussiéreuse, nauséabonde, je les ai vues, enchainées, comme au bagne. Peuvent-elles rêver de s'évader ? Elles ont fini même d'y penser. Elles sont là, sans lumière comme sans vouloir. Six heures, vite à la maison, plions le dos sur le travail de ménagère. Et par ce mimétisme étrange de l'être à sa condition d'homme, de prolétaire, elles reviendront demain comme aujourd'hui couleur de crasse et de poussière. Sur le quai les débardeurs, couleur de brique et de charbon : curieux spectacle pour d'autres êtres humains dont l'inconscience, le dédain et la morgue sont assurés par le charme, la grâce et la beauté très cher payée et tout un "ensemble" assorti au pelage de leur chien. Inconscience et dédain ? même pas. Il y a deux mondes (l'un n'entre pas dans l'autre sinon par images faussées) et rares sont ceux qui, dans l'un, ont vraiment conscience de la réalité journalière de l'autre. Il y a la vie. L'habitat des uns et des autres et les heures et ce qu'elles amènent dans chaque existence. Il y a des vies qui n'ont pas d'heures : l'aube des désespérés, l'attente des chômeurs ... les hommes en trop, ceux-là, la fièvre les possède et leur donne à comprendre ce qui se passe et cet "intolérable" où leur propre vie est nouée, les prend à la gorge, exige une réponse.
Alors on s'étonne qu'il n'y ait pas plus souvent ... journellement ... des accidents ; oui, des accès de colère comme ça, en plein Paris, rue Royale, aux Champs Élysées. Mais non, la crainte du lendemain annule le jour-même. Ainsi la moitié de la vie n'est qu'appréhension, angoisse ou bien loisir parcimonieux, attentif. Et puis il y a tous ceux tellement adaptés à la vie de bureau plus fiévreuse que celle de leur maison que loin de se révolter, ils prennent part aux intérêts du patron. Tout est question de FIÈVRE, on se prend à espérer que la colère reste tapie dans les quartiers ouvriers, qu'elle s'y cantonne pour mieux s'armer, jaillir, maitrisée.
Et bientôt tout s'embrouille. C'est l'heure des rues grises désertes, où les chauffeurs d'autobus,excédés de la journée, haineux et rageurs, enfilent les avenues qui s'écartent toutes nues comme des jambes de femmes. En trombe ils écrasent les pavés, ils en ont assez de transporter toute une volière ambulante qui piaille, jacasse, papote, s’esbroufe, et se reluque. Je m'en vais avec leur idée qui pèse comme un ciel bas sur la vie.
Qu'est-ce qu'une conviction non prouvée ? Une certitude qui ne passe pas dans les faits ? Une solidarité verbale ? Le doute s'est glissé comme un ver qui ronge le cœur. Être si loin de tous de chacun et de ce moi pourtant rivé à eux ! C'est à ceux-là que ma pensée revient toujours et constamment. C'est tout aussi intolérable qu'un retour dans un Paris brumeux après 15 jours de vie au soleil. Tout ce que j'ai moi est volé. Quelque chose pèse, pèse. Le pavé est libre. Ils sont chez eux, les termites, pesants et parcimonieux, tapis au cœur de leur foyer sans feu. On les voit du métro sous l'abat-jour vert à frange perlée, ou le lustre en bois doré. On les voit faire et défaire leur ménage, mais toujours ruminant, supputant, combinant : femme ou maîtresse ? Pourquoi cette restriction mentale. Pourquoi faut-il que vos actes ne soient pas nous tout entier. Nos affirmations se retournent contre nous. Tout va à l'encontre du but. La pensée entrave le geste et on reste là, coincé. La pensée ? Non : les faits, l'histoire, les hommes et leur langage à rebours. Alors on remue des idées comme on joue aux osselets ? Mais on ne se rattrape pas sur le papier comme un noyé s'agrippe au rocher : la feuille est lisse, lisse, lisse et la bonne volonté file entre les doigts comme une anguille. Le papier c'est de la pâte molle, de la comme sèche avec des mots éculés. Adhésion, démission, c'est vite dit. Mais c'est toute la vie sans que vous puissiez même vous en sortir. Allez donc jusqu'au bout de la pensée et suivez la dans toutes ses conséquences. Mais vous parlez bas comme dans la maison d'un mort. Peu m'importe où je suis si je sais où je vais. Peut-être que le moment viendra où il suffira de savoir contre quoi on est. Si j'étais ouvrière ou même midinette je ne penserais pas tant aux fins dernières de l'action. Je défendrais mon pain, mon lendemain contre les "inconscients" qui vivent une vie de conte de fée.
Je ne savais pas que "l'histoire se répète", que les chefs sont incapables, masqués par la faute de leur phraséologie criminelle : "nos glorieux martyrs ouvriers" ; tout en doutant qu'il y ait un but meilleur que le point de départ.
Et parce qu'ils sont quand même des milliers à défendre sou à sou leur droit à être, des milliers à sauvegarder ce droit minime de fourmi, qu'il y a un mouvement qui est une défense et une haine, une peur et une alerte.
La valeur de la vie ne peut être que résistance et révolte exprimées avec toute l'énergie du désespoir. Et ce désespoir même est un grand amour de la vie, des vraies valeurs humaines et des grandes forces instinctives, de tout ce qui est là que nous vivons


On ne peut juger de la valeur de rien sans que ce soit par rapport à la classe ouvrière ou aux efforts d'émancipation de cette classe. C'est cela qui "situe toute chose ... c'est le grand pivot auquel on se réfère". Cette classe nous savons bien combien à l'heure actuelle, elle est menacée. Nous savons aussi quels horizons limités elle ouvre à l'esprit et au coeur humain. Cette solidarité avec cette classe il nous faut la matérialiser la concrétiser dans un lutte quotidienne. A l'intérieur de nous-mêmes en effet, se retrouvent les mêmes embûches, les mêmes obstacles que ceux que cette classe affronte matériellement.
Ces êtres-là oscillent tour à tour entre leur fierté et leur misère. Croyant échapper au monde "pourri" ils se reforment un cosmos fait d'autres habitudes diverses et somme toute décalquées, contractées petit à petit ; un univers où l'on s'entend grâce à des mots qui sont devenus des mots de passe.
Sommes-nous à jamais prisonniers du monde qui nous a faits ? ou des prisonniers qui s'évadent successivement de toutes leurs prisons de verre ? Tristes exercices. Les jours coulent ternes et blafards par cela même qu'on les sent nuls. Pactiser avec son propre ratage.
Points d'appui : l'amour. L'être aimé apparaît comme la seule planche de salut.
Disant tout cela nous savons que les prisonniers sont en réalité des êtres qui se voient toujours dans des miroirs convexes ou concaves et jamais ne se sont penchés sur l'eau claire d'un ruisseau. Il semble bien qu'il y ait quand même la nature.



mercredi 29 août 2012

Futura 2012 ...




... c'était la semaine dernière à Crest, la vingtième édition de ce festival unique en son genre consacré aux musiques acousmatiques et à leur interprétation, avec projection de plus de cent pièces (je n'ai pas compté, le programme est ici) sur l'acousmonium Motus.

L'invité de cette vingtième était Denis Dufour, fondateur et cheville ouvrière de ce festival ; "invité", le terme est sûrement impropre : peut-on être invité chez soi ?



Programmation toujours très éclectique de Vincent Laubeuf : 
  • créations (superbes pièces de Nathanaëlle Raboisson et Olivier Lamarche, Tomonori Higaki, Nicolas Bernier, Agnès Poisson) et pièces de répertoire (et s'il y a bien un répertoire acousmatique avec ses interprètes et une tradition naissante de cette interprétation, c'est en grande partie à Denis Dufour qu'on le doit, à travers Futura et Motus ; la projection des Fragments pour Artaud de Pierre Henry fut un de mes meilleurs moments de cette édition ; Red bird de Trevor Wishart et Automne pathétique de Dieter Kaufmann, également), 
  • pièces "fermées" (disons, avec une écoute très dirigée ; je pense ici en particulier aux grandes pièces de Dufour comme Golgotha, Messe à l'usage des aveugles ou Notre besoin de consolation est impossible à rassasier dont les arguments sont explicites et ambitieux ... et dont le compositeur a les moyens de cette ambition) et pièces "ouvertes" (Bernhard Günter, par exemple ; il faut d'ailleurs lire les deux notices de Golgotha (Denis Dufour) et de Whiteout (Bernhard Günter) pour mesurer l'écart de position entre les deux compositeurs !), 
  • paysages sonores et sons de synthèse pure, 
  • filiation naturelle à une musique contemporaine désormais plus acceptée, au moins par les institutions (la pièce de Dufour Syntagma, en hommage à Xénakis), et cousinages avec les franges plus bruyantes de la galaxie technoïde (Espèce d'espace de Florent Colautti - à écouter ici - avec un final à la Imminent Starvation).

Et comme on a aussi fait quelques promenades et baignades autour de Crest, on a sûrement manqué d'autres beaux moments ! Avec une programmation d'une telle densité, il faut aussi savoir se ménager quelques respirations.

On espère de tout cœur revenir pour la vingt-et-unième !



A mi-chemin entre Dufour et Günter, en termes de "directivité", la pièce de Dieter Kaufmann faisait appel à la lecture deux poèmes fameux de la littérature allemande.


Hälfte des Lebens (Hölderlin)

Mit gelben Birnen hänget
Und voll mit wilden Rosen
Das Land in den See,
Ihr holden Schwäne,
Und trunken von Küssen
Tunkt ihr das Haupt
Ins heilignüchterne Wasser.

Weh mir, wo nehm ich, wenn
Es Winter ist, die Blumen, und wo
Den Sonnenschein,
Und Schatten der Erde?
Die Mauern stehn
Sprachlos und kalt, im Winde
Klirren die Fahnen.


Herbst (Rilke)

Die Blätter fallen, fallen wie von weit,
als welkten in den Himmeln ferne Gärten;
sie fallen mit verneinender Gebärde.

Und in den Nächten fällt die schwere Erde
aus allen Sternen in die Einsamkeit.

Wir alle fallen. Diese Hand da fällt.
Und sieh dir andre an : es ist in allen.

Und doch ist Einer, welcher dieses Fallen
unendlich sanft in seinen Händen hält. 


Pièce mélancolique où la voix affleure de façon toujours sensible sous les traitements, qui s'ouvre sur Weh mir pour se refermer sur la répétition de fallen tourbillonnant lentement, en écho au poème.
Assurément, la connaissance de ces deux poèmes donne une direction à l'écoute ; le texte même, par son "afffleurement" Weh mir / fallen également, mais la pièce n'enferme (le mot est sans doute trop fort, disons ne focalise l'attention) l'auditeur dans aucune grille de lecture.







A propos de Fragments pour Artaud (hommage à Pour en finir avec le jugement de Dieu, cette pièce radiophonique enregistrée en 1947 qui ne passa pas la censure ?), à côté d'extraits de textes issus de Héliogabale et des Tarahumaras (pour ceux que j'ai reconnus), il y a ce mouvement construit sur le retour entêtant de Sur terre marche une limace / Que saluent dix mille mains blanches ; beau grand écart de Pierre Henry que d'adjoindre à ces textes un de ses premiers : ce refrain incongru est emprunté à Cri, poème adressé à Jacques Rivière avec la lettre du 29 Janvier 1924.

Sans oublier ce mouvement d'une effrayante puissance, sorte de Carmina Burana électroacoustique qui voit monter irrépressiblement une procession répétant Où est le sang, le sang humain ?.

La spatialisation donne à toute cette pièce une puissance envoûtante : je l'ai réécoutée depuis sur mon équipement (misérablement) stéréophonique ... c'est bien d'une toute autre expérience qu'il s'agit, face à, ou plutôt au cœur de, l'acousmonium !




Cri

Le petit poète céleste
Ouvre les volets de son cœur.
Les cieux s’entrechoquent. L’oubli
Déracine la symphonie.

Palefrenier la maison folle
Qui te donne à garder les loups
Ne soupçonne pas les courroux
Qui couvent sous la grande alcôve
De la voûte qui pend sur nous.

Par conséquent silence et nuit
Muselez toute impureté
Le ciel à grandes enjambées
S’avance au carrefour des bruits.

L’étoile mange. Le ciel oblique
Ouvre son vol vers les sommets
La nuit balaye les déchets
Du repas qui nous contentait.

Sur terre marche une limace
Que saluent dix mille mains blanches
Une limace rampe à la place
Où la terre s’est dissipée.

Or des anges rentraient en paix
Que nulle obscénité n’appelle
Quand s’éleva la voix réelle
De l’esprit qui les appelait.

Le soleil plus bas que le jour
Vaporisait toute la mer.
Un rêve étrange et pourtant clair
Naquit sur la terre en déroute.

Le petit poète perdu
Quitte sa position céleste
Avec une idée d’outre-terre
Serrée sur son cœur chevelu.

*

Deux traditions se sont rencontrées.
Mais nos pensées cadenassées
N’avaient pas la place qu’il faut,
Expérience à recommencer.

(in Œuvres Complètes, Tome I, Gallimard, ou L'Ombilic des Limbes, Poésie / Gallimard)





lundi 20 août 2012

Lettre d'amour à cent mille voix -- Jean Tardieu


Juan Munoz
Conversation


On me dit qu'aujourd'hui passe,
Mais c'est toujours aujourd'hui,
Dans la gare et près des docks,
A l'usine, sur le pont,
Partout, partout aujourd'hui !
Je travaille maintenant
Pour jamais.
Seulement quand je te cherche,
Quand je sais que tu viendras,
Je dis un peu à moi-même :
"A demain ! A demain !"
Mais quand demain je t'ai vue,
Après que tu m'as quitté,
C'est aujourd'hui, c'est aujourd'hui !...

Pourtant non ; je suis injuste :
Tu sais, quand tu es là
On s'accoude à la fenêtre,
Tu me parles de rien
Et je crois t'écouter ;
(L'été c'est mieux, la chaleur
Coûte moins cher) ;
J'entends l'accordéon d'en face
Jouer un air que je connais,
C'est comme ceci, comme cela.
Mais parfois je ne sais pas
Te reconnaître tout à fait,
Ton odeur a changé,
Tu te tais ou tu trembles,
Les cafés sont fermés,
Un peu de vent s'élève,
Alors parfois je ris :
Je ne suis plus ici.

Je voudrais te voir pour que tu me dises
De perdre espoir plus profondément
Et décidément,
De ne plus compter, de ne plus attendre.
On attend toujours (c'est décourageant)
La fin du travail, la fin des semaines,
Toujours la fin de tout,
Mais rien ne change, et plus ça va
Plus c'est la même chose,
Je vais encore répéter "aujourd'hui" ...

J'ai demandé à ceux qui sont mariés
Qui ont une femme et des enfants.
Je ne me souviens plus de ma question
Mais je sais qu'ils ne m'ont pas répondu,
Ou bien ils m'ont dit "Que veux-tu dire ?

"Tu nous fatigues. On est déjà
"Assez malheureux comme ça.
"Bois un coup, ça te remettra."
Ils ne savent pas s'arrêter.
Certains font semblant d'être heureux
Devant le pain sale et la soupe ;
Pas d'intervalle, pas d'air,
La fenêtre même est pleine,
Même ouverte elle est bouchée
Par le linge, les plantes,
Et les gens d'en face, et tout.
Je me tais, je ne veux pas
Les décourager
Mais je les déteste,
Plus que pauvres, mais résignés,
Et malades, mais résignés.

Tout de même veux-tu,
Faisons comme eux ?
Puisqu'on est sur la terre
Il vaut mieux y plonger
Il vaut mieux toucher terre,
Être lourds, être deux,
Être seuls plus nombreux,
Oublier le ciel vide
Qui parfois m'attirait,
Avoir ton corps toujours tout près,
Porter des enfants dans ses bras,
Encombrer l'air encore plus,
S'entourer de toutes les choses
Qu'on peut avoir à bon marché,
Avoir une vraie tanière, 
Être tout à fait -

Si on se mariait ?

(Paris, 27 juillet 1933, 11h du soir)


(in Margeries, Poèmes inédits 1910-1985, Gallimard, 1986)



Un poème comme une "coupe oblique", qui met à jour différents thèmes et différentes manières de Jean Tardieu.

samedi 18 août 2012

Affirmation -- Uffe Harder (1930-2002)


Bram Van Velde
Sans Titre 1936-1941



Tu brûles
alors qu'il est inconcevable
que quelque chose puisse brûler ici
et après ceci
tu brûles
et je me chauffe à toi
et te réchauffe
moi, ton non au désespoir
toi, mon non au reniement
vivante mes mains t'abritent
contre le vent qui veut t'éteindre
contre le passé qui veut t'étouffer
sous les cendres
contre la pluie qui veut nous désunir
contre les ombres qui veulent nous surprendre
toi qui brûles pour que mes mains soient ouvertes
pour qu'elles ne soient pas fermées comme la pierre
moi qui te caresse
pour que la neige ne t'enferme pas
dans les routes derrière tes cils
mais rien ne peut nous tuer
rien ne doit nous tuer
et rien ne peut nous séparer
rien ne doit nous séparer
toi qui brûles pour que mes mains soient ouvertes
moi qui te guide sur les mers
qui brisent tous les ponts.


(in Cobra Poésie, Anthologie établie et présentée par Jean-Clarence Lambert, Orphée / La Différence, 1992)


La transcription des textes de Luc Zangrie m'a renvoyé vers Cobra, souvenir de cette toile de Karel Appel à Beaubourg que je pouvais passer des heures à regarder (assis par terre ... Beaubourg étant ce qu'il est !), jusqu'à provoquer une vague inquiétude du personnel ; il y avait un grand Alechinsky dans la même salle, un Tanguy aussi. Un peu plus loin un Degotteix. Bon, les deux derniers ne sont pas Cobra du tout, je sais (Bram Van Velde non plus, d'ailleurs ; peut-être Cobra Honoris Causa, tout de même ?).

Cobra poésie m'a toujours posé problème : autant en français (Dotremont, Raine, Alechinsky, par exemple), je suis souvent émerveillé, autant quelque chose reste apparemment coincé pour les traductions du danois ou du néerlandais, deux langues dont j'ignore absolument tout ... Frustration ; frustration d'autant plus grande que, parfois, mais trop rarement, cela passe, et rudement bien, comme ci-dessus.


vendredi 17 août 2012

Grand épouvantail (I, II, III) -- André Velter



Garde (1983)



Grand épouvantail I

Cloué contre les nuées
Et chargé d'oripeaux,
Au vol immobile de la croix
L'homme pour l'homme incarne
La menace renaissante.
Hibou vautour guetteur de néant
Hybride sans foi sans faute ni pardon
Te voilà peste des yeux
Charogne au fond des aubes
Emblème d'outre -corps
Chimère d'un autre sang,
Te voilà mannequin aux lèvres vides
Dépouille d'après la lèvre immense
Et le chant.

L'âme n'est pas revenue
De la guerre de cent ans.


Grand épouvantail II

Profil échevelé pour un abîme blême
L'effigie se présente à hauteur de torture,
Au seul étiage des esprits errants.
Totem de terreur
Totem de tous les territoires du songe,
L'égarement décharne et tisse de ses nerfs
La trame battante de l'illusion.
Es-tu girouette des meurtres cardinaux
Aiguilleur des agonies
Témoin d'une histoire si vaste
Qu'il n'en reste ni sol ni cieux ?

Ce qui fait face est invisible
Comme une horde sortie du temps,
O poudroiement de nos famines
Entre déroutes et destinées ...

L'âme n'est pas revenue
De la guerre de cent ans.


Grand épouvantail III

Torche de chair
Torchère de cendre
Sentinelle des massacres tu dresses
Un exorcisme de légende.
Toutes nos batailles ont connu ce champ,
Cette désertion de la conscience
Où les corbeaux s'abreuvent.
C'était hier la déferlante de l'espèce
Asséchée sur la glaise,
C'est maintenant la lande de la rouge solitude
Et du leurre des tourments.

Hardes de peur et de souffrances,
Quel ennemi épouvanter
Que vous n'ayez déjà
Dans le cœur et les os ?

L'âme n'est pas revenue
De la guerre de cent ans.


in André Velter, Velickovic, L'épouvante et le vent, Fata Morgana 1987 


jeudi 16 août 2012

L'axe Freud-Marx-Montesquieu -- Luc Zangrie


Luc de Heusch est mort au début de ce mois.

En 1947, il avait alors vingt ans, il adressa les textes qui suivent à André Breton dans le cadre de la préparation de l'Exposition internationale du surréalisme, textes qui anticipent largement sur la pensée communiste anti-totalitaire.

Ces textes sont lisibles en fac-similés ici.

A lire également, les deux autres contributions, celle de Jacques Reginster et celle de Jean Raine qui, avec celle de Luc Zangrie, constituent les "trois textes" annoncés en introduction.

 (Les mots entre deux signes *...* sont soulignés dans le manuscrit)



Carl-Henning Pedersen 
Det røde skib (1951)



Les trois textes qui vont suivre ont été élaborés dans un esprit de solidarité indéfectible, qui a conduit les auteurs à suivre pas à pas les étapes de la liberté à partir de l'éclosion du désir. Au contact de la nécessité extérieure, il sont voulu maintenir leur pensée sur l'axe Freud-Marx-Montesquieu, qu'exige la connaissance scientifique et historique de notre époque pour la défense de "l'intégrité d'une révolution que ses dirigeants ont tendance à plonger dans une atmosphère irrespirable d'incompréhension générale à l'égard du déterminisme ; il est frappant de constater la disparition régressive simultanée de la poésie et de l'esprit critique, nous considérons ceci comme un indice négatif quelque peu bouleversant de l'unité profonde de l'homme, unité dont nous réclamons toujours la démonstration positive au sein d'une meilleure conscience collective et de la poésie et de la science, dans des conditions générales de milieu socialiste dont nous tenterons de donner une esquisse.
A la ligne générale de cette défense de la Révolution se rallient Louis Breus et Jean-Pierre Stroot.



Essai de réalisation circonstancielle

Hors la loi aujourd'hui, avec la loi demain : la très vieille antinomie du politique et du juridique séparait déjà Héraclite de Platon ; Guillaume Apollinaire l'avait appelé la querelle de l'ordre et de l'aventure. Tout au long de cet exposé des nouvelles conceptions de la liberté qui seront appelées à la vie demain en France et ailleurs, je serai amené à considérer le fonctionnement des pouvoirs comme une technique d'application toujours incertaine, d'une philosophie déterminée de l'homme à un moment de l'histoire, une philosophie de sa position dans l'univers de sa prétendue responsabilité sociale, de la justice. L'autre alternative qui m'était laissée, consistait à inscrire mes considérations sur la liberté dans le cadre d'une science politique purement formelle, à partir d'un principe simple : la séparation des pouvoirs, dont l'existence - quelle que soit la forme du gouvernement - assure la liberté et l'absence d'oppression.
Je vais essayer de montrer d'une part l'insuffisance objective d'une semblable position, en fonction de la complexité historique du problème de la lieberté - d'autre part l'intérêt qu'il convient de lui accorder.
Montesquieu fait remarquer quelque part que les Moscovites ont longtemps pris la liberté pour l'usage de porter une longue barbe, que chacun a appelé liberté le gouvernement qui était conforme à ses coutumes ou à ses inclinations, et qu'ainsi dans les démocraties antiques on a longtemps confondu "le pouvoir du peuple avec la liberté du peuple". On serait tenté de faire remarquer superficiellement à Montesquieu qu'il appellait à sont tour liberté du peuple ce qui était conforme à ses propres inclinations telles qu'elle trouvèrent une formule juridique favorable à leur épanouissement en Angleterre au 18ème siècle.
Rien n'est plus faux.
En réalité Montesquieu ne parle pas des libertés individuelles précisées par la Déclaration de 1789, mais de la liberté *politique* "qui est le droit de faire tout ce que les lois permettent". Ayant constaté que l'Angleterre était la seule nation du monde dont la constitution avait pour objet direct cette liberté politique, il enseigne aux futurs révolutionnaires, qu'il faut que "le" pouvoir arrête le pouvoir. En fait c'est aux lois qu'il appartient de donner et de modifier au gré de l'évolution des idées la définition des libertés individuelles.
Or si l'on peut garantir techniquement la liberté politique, il semble qu'il n'en soit pas de même pour les libertés individuelles.
Toute science politique formelle pèche donc par un défaut de dialectique, parce qu'elle n'opère pas cette distinction capitale. "Ce n'est pas assez d'avoir traité de la liberté politique dans son rapport avec la constitution, il faut la faire voir dans le rapport qu'elle a avec le citoyen" (Montesquieu).
Et ceci constitue le second problème de la liberté, l'esprit mouvant de celle-ci, inscrit explicitement dans la constitution, mais que l'on ne peut garantir par elle, à l'inverse du premier qui doit être contenu implicitement dans le texte, et garanti par la séparation des pouvoirs.
Si la séparation des pouvoirs ouvre la liberté politique, il n'en va pas de même des libertés individuelles.
Benjamin Constant a examiné en effet, le cas non prévu par Montesquieu, où deux pouvoirs s'associeraient pour suspendre celles-ci ; il en arrive à la conclusion que seule la limitation de la souveraineté du peuple la garantit, c'est à dire une morale extérieure qui circonscrit en fin de compte le droit public, et non un principe interne au droit public. "Il y a desmasses trop pesantes pour la main de l'homme."
Aucune organisation politique dit-il ne peut écarter le danger de l'oppression des libertés individuelles. Les revendications des philosophies politiques à l'égard des déclarations de 1789 impliquent aujourd'hui, en fait, des limitations de suveraineté populaire *de portée différente*, notamment en ce qui concerne la propriété privée.
Si Constant proclamait à juste titre que le principe (moral) de la limitation de souveraineté est "la vérité importante, le principe éternel qu'il faut établir", l'application historique de ce principe est essentiellement variable.
Les philosophies politiques brassent au sein de l'opinion populaire des morales contradictoires qui remettent révolutionnairement en cause les champs réservés de la personne humaine.
Il appartient à l'homme de modifier sans cesse son éthique au contact de l'expérience. L'aventure est toujours en conflit avec l'ordre, une justice dynamique avec une justice statique.
Mais je m'en voudrais de ne pas rappeler ici l'admirable démonstration par l'absurde que propose Constant, de la réalité - EN TOUS CAS - du principe moral de la limitation de souveraineté populaire. "Vous avez beau diviser les pouvoirs : si la somme totale du pouvoir est illimitée, les pouvoirs divisés n'ont qu'à former une coalition, et le despotisme est sans remède. Ce qui nous importe, ce n'est pas que nos droits ne puissent être violés par tel pouvoir sans l'approbation de tel autre mais que cette violation soit interdite à tous les pouvoirs. Il ne suffit pas que les agents de l'exécution aient besoin d'invoquer l'autorisation du législateur, il faut que le législateur ne puisse autoriser leur action que dans leur sphère légitime. C'est peu que le pouvoir exécutif n'ait pas le droit d'agir sans le concours d'une loi, si l'on ne met pas de bornes à ce concours, si l'on ne déclare pas qu'il est des objets sur lesquels le législateur n'a pas le droit de faire une loi, ou, en d'autres termes, que la souveraineté est limitée, et qu'il y a des volontés que ni le peuple ni ses délégués, n'ont le droit d'avoir." (Principe de politique - ch. I). Il me semble que l'incertitude technique de ce principe, jointe à la mouvance de son application (nécessitée par le passage de l'économie capitaliste à l'économie socialiste) explique pourquoi le droit public est la plus instable des mécaniques. Rien ne garantit la permanence des libertés individuelles au sein des forces sociales ; mais le danger est de voir la liberté politique, c'est à dire le respect des lois futures, garantit seulement par la séparation des pouvoirs - et sans laquelle toute conception des libertés individuelles, communiste ou révolutionnaire, pourrait être mise en échec - de voir ce principe indépendant, dis je, sombrer dans la lutte idéologique. Nosu pouvons dire, en conclusion, que c'est l'opinion populaire qui préserve une période historique l'intégrité des libertés individuelles proposées - à condition de conserver la séparation des pouvoirs.
Dans le domaine de l'opinion populaire, le phénomène spirituel le plus troublant de notre époque est la formation d'un mythe nouveau issu de Lénine dont l'apparition soulève un problème de psychanalyse qui reste à résoudre, et dont l'hypertrophie rend de plus en plus précaire la sauvegarde de l'esprit d'indépendance critique nécessaire pour créer dans l'esprit des masses révolutionnaires ce sens de la limitation de la souveraineté à accorder au législatif aussi bien qu'à l'exécutif dans un régime populaire de planification économique, afin de maintenir les libertés individuelles les plus foncièrement étrangères à l'échange. On voit se dessiner malheureusement en France un courant d'opinion communiste qui réserve le droit à la future assemblée populaire de supprimer plus tard la liberté de presse aux écrivains bourgeois, ou prétendus tels, pour éviter l'introduction des idées et littératures "subversives" au triomphe de la classe prolétarienne.
Nous dénonçons ici le danger le plus grave de sclérose que court l'esprit révolutionnaire, mettant son existence même en péril constituant par là la première déchéance de l'homme. Toute tentative de paralysie de l'esprit ne peut d'ailleurs que semer la suspicion générale sur tous les faits et dires du gouvernement, renforcer la réaction, propager "l'hérésie", vraie ou fausse.
Le grand parti révolutionnaire semble ainsi se destiner de plus en plus - si les masses ne réagissent pas violemment comme nous les invitons à le faire avant d'en laisser le bénéfice à l'opposition la plus conservatrice - à remplir dans la vie de l'état une fonction religieuse qui menace de laisser loin en arrière toutes les revendications économiques légitimes, et étouffer toute autonomie du désir.
Si le principe fondamental des libertés individuelles est bien la limitation collective consciente de toute souveraineté, il faut conserver dans les masses populaires révolutionnaires le sentiment aigu de ce contrôle. Aussi longtemps que le prolétaire réfléchira sur sa condition, et *consentira* théoriquement à limiter plus ou moins son impérialisme individuel dans le milieu humain et naturel, il y a place dans le monde pour la véritable liberté humaine, celle qui ne contrarie pas le sentiment tenace de l'affirmation érotique de puissance.
Pour résumer tout ceci, je tente une synthèse entre l'ordre et l'aventure, considérés l'un et l'autre dans leur existence objective.
1° Si le plan constitutionnel contient une faute de construction (Montesquieu) l'édifice *menace* de s'écrouler sur les épaules de l'homme. Les libertés individuelles sont soumises à la pesanteur du pouvoir ; la séparation des pouvoirs en assure une garantie au second degré, par l'intermédiaire de la liberté politique.
2° Les conceptions des libertés individuelles - exprimées dans les futures lois socialistes - évoluent en fonction des conditions générales du milieu ; Montesquieu d'ailleurs avait déjà dit au chapitre de "l'esprit général" : "Plusieurs choses gouvernent les hommes : le climat, la religion, les lois, les maximes du gouvernement, les exemples des choses mortes, les moeurs, les manières". La seule garantie possible réside dans la conscience prolétarienne qui se reflète dans l'assemblée par la plus ou moins grande limitation volontaire de sa propre souveraineté.
Marx semble nous inviter à esquisser cette méthode objective de synthèse juridique, lorsqu'il écrit mystérieusement cette phrase que je rapportais déjà plus haut à propos de superstructures poétiques : "Il ne suffit pas que la pensée recherche la réalisation, il faut encore que la réalité recherche la pensée". L'expérience nous enseigne qu'il y a des fautes d'architecture, et non deulement des tremblements de terre. Le marxisme ne serait pas fidèle au conseil de lucidité de Marx s'il se contentait de voir sommairement dans le droit un phénomène tout à fait négligeable.
Les transformations économiques du milieu ont créé dans la classe prolétarienne la conscience collective brutale des contraintes de fait qui pèsent sur elle : la révolution se fait pour un esprit déterminé de la liberté.
Mais l'enjeu de la luttre risque de se falsifier si l'on n'y prend garde. Le récent projet constitutionnel communiste, dans l'intention louable de faciliter les réformes sociales, tentait à créer un gouvernement conventionel, qui ne semble pas être purement politique, sans songer que par là-même ils risquent - du moins théoriquement, et pratiquement sous l'influence prépondérante du statisme mythique - de liquider définitivement le sort de toutes réformes, de toutes les déclarations des droits individuels, sociaux et économiques, en confondant le pouvoir du peuple et la liberté politique des peuples ( n'être soumis qu'aux lois), la dictature économique du prolétariat sur la bourgeoisie, que nous appelons de nos voeux, et la dictature tout simplement politique d'un pouvoir non limité.
Nous sommes d'accord avec Lénine pour reconnaître la nécessité, au coeur de la guerre civile, d'un "pouvoir illimité fondé sur la force et non sur la loi." Mais la guerre civile n'a pas eu lieu, et le projet constitutionnel communiste est présenté comme la base d'un nouvelo éta    t français qui n'aurait plus rien de capitaliste : nous dénonçons cette base prétendumment socialiste comme éminemment dangereuse pour l'avenir du prolétariat, parce qu'une société socialiste ne pourra pas se passer de la division du pouvoir.
En admettant que ce projet soit stratégique et dirigé momentanément contre l'exécutif, parce que l'administration se trouve toujours aux mains de la bourgeoisie, le péril le plus grave pour le communisme que constitue un régime conventionel me paraît être en réalité celui-ci : le mythe de la liberté future, que le déroulement de l'histoire amènera nécessairement, est tellement puissant, que personne ne s'inquiète même de savoir si, un jour, il serait question de rétablir par l'équilibre des trois pouvoirs la liberté politique, ou si le règne de la nécessité la plus noire continue à peser pendant des générations sur le prolétariat vainqueur, jusqu'à l'épuisement final lointain de la réaction bourgeoise.
La foi populaire dans la soumission des délégués au développement de l'histoire, est une abdication pour le moins inquiétante de cette méfiance humaine que Montesquieu éprouvait à l'égard du Prince. Le Prince fût-i une assemblée consciente des intérêts du prolétariat, est toujours le Prince.
En nous plaçant au point de vue de la philosophie de la liberté la plus profonde du communisme, le projet constitutionnel déposé en 1945 par le Partisur le bureau de la Constituante, est en tous cas innacceptable ; nous lui acressons la même critique de prostration juridique qu'en U.R.S.S.
Depuis que Lénine a repris la définition non satisfaisante de l'Etat donnée par Engels : "Force spéciale de répression", la conspiration du silence rêgne autour du fonctionnement futur du nouvel Etat socialiste. Là où Marx se tait, Lénine n'est guère plus explicite. La grande carence du communisme aujourd'hui, c'est d'avoir laissé totalement inachevé le message historique que Marx a lancé dans le futur, invitant le 20ème siècle à lui donner sa forme politique parfaite.
Je crois trouver l'explication de cette attitude, dans les conceptions profondément différentes de la liberté qui séparent Lénine de Marx.
La pensée de Marx exigeait d'éviter d'ores et déjà dans un régime économique socialiste l'arbitraire ; les valeurs d'usage dans son système d'économie politique peuvent difficilement se comprendre sans la garantie des libertés individuelles, en conformité avec une nouvelle éthique de l'échange. Or nous savons que toute liberté individuelle est automatiquement mise en péril si la liberté politique n'est pas garantie par la séparation des pouvoirs ; l'exemple de l'U.R.S.S donne aujourd'hui un démenti tragique à ce que Marx lui-même pouvait être encore tenté de croire du pouvoir *politique* lorsqu'il écrivait dans Misère de la phiolosophie : "... et il n'y aura plus de pouvoir politique proprement dit, puisque le pouvoir politique est précisément l'expression officielle de l'antagonisme des classes dans la société bourgeoise."
Engels va jusqu'à prévoir - et Lénine après lui, "le royaume millénaire de la liberté au sein d'une société sans classe qui se serait acheminée lentement par une lutte acahrnée contre la nécessité extérieure vers la prospérité générale et la libération progressive de ses règles de production.["] Ainsi lla liberté ne semble plus à Engels et à Lénine qu'un produit de l'histoire, lié à la disparition du droit public.
Nous assistons donc à la création d'un mythe collectif, qui n'était dans la pensée de Marx qu'un mythe de la justice du travail, solidaire du développement de la production, et qui est devenu aujourd'hui une prophétie de la liberté.
Par un curieux paradoxe cette religion qui paraît être une religion de l'état professe la haine de l'état. Mais malgré son corps de doctrine scientifique elle semble soumise en Russie comme toutes les religions, au phénomène inquiétant de la cristallisation de l'intelligence.
Ainsi il est fort à craindre que le prolétariat vainqueur ne reste prostré dans les cadres poliriques de sa propre dictature, s'il ne les vérifie pas promptement à la lueur des propositions de Montesquieu ; il faut tendre surtout à lui communiquer cet esprit d'agitation interne, seul capable de transformer le mythe débilitant qui commence à être sien, en un mythe de la véritable liberté sans sursis, dont la condition première est la conscience collective de la primauté de quelques désirs élémentaires profonds sur toute souveraineté.
LUC ZANGRIE


Asger Jorn 
Letsindige billeder, nr. 6. Nürnbergkram (1955)




Il est clair que le 20ème siècle prend de l'âge et incline vers les solutions faciles.
Comment d'ailleurs ne pas s'embrouiller au sein de cette vaste économie politique où nous avons inscrit l'équation humaine, avec armes, poésie et bagages.
J'accepte joyeusement les conséquences de ces évènements, à mes risques et périls ; je suis loin cependant d'enregistrer avec la même ferveur l'enthousiasme de mes contemporains révolutionnaires pour la qualité de leur "instinct" politique, l'expérience nous enseignant que le manque de maturité de la révolution engendre pas mal de confusion quant à  sa signification même.
Héraclite sert -à tort- de prétexte à une série de socialismes plus ou moins courageux dont l'orientation DANGEREUSE de leurs superstructures n'a pas fini de nous inquiéter.
Il n'est que trop tentant de plaindre ici notre époque sur un mode pathétique, et de s'installer confortablement dans une position verbale séduisante. Mais l'exercice des facultés délirantes, dont l'emploi sommairement EXCLUSIF témoigne d'une volonté foncièrement étrangère au surréalisme, s'avère inefficace dans la résolution des problèmes sociaux les plus urgents de notre époques.
Je crois que notre tâche la plus immédiate est de demander à tous les marxistes de reprendre en considération les premières pages du Capital, pour sortir en toute lucidité du chaos où se débat notre pensée : Marx met en cause l'amour, la poésie, l'organisation du travail, avec une sûreté d'analyse dont il importe de relever la signification profondément révolutionnaire, lorsqu'il nous propose l'antinomie, économiquement inactuelle, des valeurs d'échange et des valeurs d'usage -antinomie à laquelle le surréalisme donne aujourd'hui son véritable caractère brutal de déchirement.
Les vrais marxistes de l'échange font partie d'un mythe du travail dont la beauté ne peut échapper qu'aux imbéciles, et dont l'édification n'est possible qu'au sein de la société sans classe vers laquelle tendent tous ceux de nos efforts qui peuvent le servir directement : la littérature de propagande -ce qui n'a rien à voir avec la propagation de ce que nous croyons être la poésie-  nous semble jouer dans cette lutte un rôle profondément médiocre ; par contre la réflexion semble appeler de plus en plus en Occident l'attention des hommes sur les cristallisations juridiques momentanées que poseront sans cesse une révolution économique mouvante dont nous éprouverons l'éthique par l'expérience -avec la plus grande liberté de révolte.
D'autre part, au sein même de cette épreuve collective d'ordre, (un mot qui ne nous inspire jamais confiance), Marx reste le meilleur garant de l'intégrité absolue des valeurs de libre usage. (Je consomme mes poèmes au déjeuner, et j'entends qu'on respecte ici mes repas de prolétaire.)
Le mythe économique ne se réalisera pas sans de très lourds sacrifices de notre belle oisiveté, les conditions attrayantes du travail rêvées par Fourier, ne pouvant se réaliser que par les progrès incessants de la technique qui achemineront la société sans classe vers la libération de ses propres impératifs étatiques. Nous augurons que cette libération sera progressive, mais nous sommes persuadés que les vues de Lénine sur l’État -partant sur la liberté- sont partiellement à revoir ; si "la combinaison" des mots liberté et État est un non sens, il y a beaucoup de chances en effet pour que le prolétariat vainqueur reste définitivement prostré dans la servitude de sa propre dictature. Nous n'acceptons pas sans réserve son optimisme quant à l'aboutissement de la lutte technique contre la nécessité extérieure, et nous ne sommes pas du tout convaincus par la dialectique sommaire de cette proposition : "Aussi longtemps qu'un État subsiste, il n'y a pas de liberté, et quand la liberté existera, il n'y aura plus d’État".
La grande pensée de Marx se place, par contre, au cœur même de la contradiction humaine, au carrefour de l'économique et du psychologique ; il nous invite à considérer le contrôle du travail socialiste auquel est voué notre future condition (si nous voulons sortir de l'ornière capitaliste) comme le premier terme d'une dualité, dont l'autre est déjà, et PAR DÉFINITION MÊME la liberté, cette liberté "qui commence quand le travail cesse".
Pratiquement, nous nous élevons contre cette planification prématurée des superstructures pour lesquelles nous revendiquons toujours, nous plaçant au point de vue du matérialisme historique le plus strict, l'atmosphère de libre épanouissement que seule garantit la liberté de presse absolue.
C'est grâce à la liberté d'user de la pensée et de ses forces inconnues -indépendamment de tous les engagements sociaux, qui ne peuvent aliéner que la liberté des actes économiques, c'est à dire le domaine suffisamment précis de l'échange, c'est grâce et à travers cette liberté, que scintillent tous les rubis du désir, notre raison de vivre.
Nous entendons que la planification de l'échange ne tende qu'à libérer des contraintes du travail la passion de l'homme, dont la totalité des liens avec la réalité historique est loin d'être établie -comme suffirait à le prouver la folle indépendance d'un Jérôme Bosch, l'homme qui est devenu pour nous le plus important d'un moyen âge réputé chrétien.
"Il ne suffit pas que la pensée recherche la réalisation, il faut encore que la réalité recherche la pensée" concluait Marx pour nous.
Une révolution véritablement humaine qui ne tiendrait compte que de la première partie de cette antinomie, est une révolution perdue. Nous sommes exactement ÉCARTELÉS entre une aventure collective et une aventure unique, ce qui nous enlève définitivement tout espoir sur la facilité d'une existence de faim et de soif dans un décor de pyramide. Être une pierre dans la base et l'arête ; avoir trois dimensions et n'en avoir qu'une. Être la chair de l'édifice et la ligne d'angle inclinée vers le point de convergence hypothétique, la ligne dorée où commence -MALGRÉ TOUT- la légèreté, la condensation de l'eau

LUC  Z A N G R I E