lundi 26 août 2019

Voyage à Briansk -- Olga Sedakova


Histoire de continuer avec des contemporains du dégel/débâcle soviétique ! Ironie acide dans ces chroniques de la vie quotidienne d'une "travailleuse de la culture" en 1984. Que d'amertume prémonitoire dans ce "Il y aura bien des réhabilitations, mais jamais pour ça." !


  


Nous ne nous connaissions pas, moi et l'homme venu m'accueillir, mais nous nous reconnûmes immédiatement. Ne pas reconnaître un bon musicien sur le quai de la gare de Briansk ? Il n'aurait plus manqué que cela ! Ce qui distingue ces visages, c'est en premier lieu la résignation, et ensuite le reflet d'une peur sans objet. De peur non pas pour soi, mais de ce que, soudain, la jungle de la réalité quotidienne soviétique n'écarte le rideau relativement décent qui la recouvre, et ne se montre dans toute sa splendeur. Et cela peut se produire à n'importe quel moment ... Oh, qui dira l'abîme qui s'ouvre devant notre représentant de l' "intelligentsia artistique", lorsqu'on l'interpelle soudain d'un "Camarade Petrov !" ... Sans doute lui fera-t-on rien de vraiment grave - c'est pour le moment exclu - mais il y a là une horreur clapotante et croupissante comme les marais de Poléssie, l'horreur des mots défigurés, de la beauté bafouée, et de quelques notions comme l'honneur, la sincérité et la dignité, définitivement inscrites au registre des "concepts dépassés". Il y aura bien des réhabilitations, mais jamais pour ça.
Comme chacun sait, le monde est livré au mal. Cependant les formes traditionnelles que prend le mal en ce monde - le culte de Mammon et échange des jouissances terrestres, les tentations, l'affirmation de soi qui aboutit à une satisfaction venant compenser de longues années d'effort, etc. - sont épargnées à un membre de "l'intelligentsia artistique", un "travailleur de la culture" et même un "distingué acteur de la culture" tel que l'est l'homme venu à ma rencontre. Sa façon (et la mienne) d'être au service de Mammon relève d'un cas à part, qui nécessite une nouvelle analyse. Quel est le visage sous lequel nous apparaît Mammon ? A mon avis, celui-ci : la promesse de ne pas pousser l'affaire jusqu'à ses extrémités les plus désagréables. Je ne parle ici que de ces "acteurs de la science et de l'art" qui savent ce que sont l'art et la science, ou qui du moins savent que ce n'es pas ce qu'on les contraint d'appeler ainsi. Pour les autres, Mammon fait jouer ses appas ordinaires.
"Non, ce n'est pas vous, c'est moi le prolétaire !" - avait un jour fièrement déclaré Pasternak. J'ai longtemps répété après lui cette phrase, avant de la reconsidérer. Non, non, Boris Leonidovitch, ne connaissez-vous donc pas la définition d'un prolétaire ? Il n'a rien à perdre que ses chaînes et le monde entier à gagner. Nous, nous n'avons rien à gagner, et personne n'a jamais qualifié ce sentiment-là de prolétarien. En revanche, nous avons beaucoup, beaucoup de choses à perdre. Nous vivons dans la bienheureuse ignorance de notre grande richesse ("Nous pensions : nous sommes si pauvres, nous ne possédons rien ... Et dès que nous avons commencé à perdre ... - A. Akhmatova). Oui, nous pouvons encore perdre bien des choses. Je ne parle pas des conditions nécessaires à la prolongation de notre existence physique. Ni du droit d'être tenu pour sain d'esprit, ou de na pas être présenté aux yeux de ses compatriotes comme un espion à la solde de la C.I.A. Ni du boomerang de malheurs qui reviendra en un large cercle frapper la famille et les amis. Mais - de l'anéantissement de son travail, de ce que l'on ne pourra plus jouer dans les sovkhozes les Quatuors viennois, comme le fait mon hôte, ni lire Rilke aux étudiants, ou éditer des chroniques anciennes ... Voilà l'argument le plus imparables de notre Mammon. Mais en route, sinon je ne décrirai jamais ces trois jours à Briansk.


in Olga Sedakova, Le voyage à Briank, suivi par Le don de la liberté et Quelques mots sur la poésie, son commencement et sa continuation, traduit et annoté (*) par Marie-Noëlle Pane, Clémence Hiver, 2008

(*) et quelle belle richesse, toutes ces annotations !

D'Olga Sedakova, toujours chez Clémence Hiver, Le voyage à Tartu et retour et chez Caractères, Le voyage en Chine et autres poèmes.



Mon exemplaire est fièrement tamponné par la Direction Départementale du Livre et de la Lecture de l'Hérault ; lui a-t-il été subtilisé pour enrichir le marché de l'occasion, est-ce le résultat d'une purge (un auteur soviétique, pouah !) ? C'est en tout cas une touche d'ironie supplémentaire quand on sait le rôle de la "Société des Bibliophiles" dans ce récit de Sedakova ...

Je ne l'avais jamais remarqué auparavant : si Gorki sert, et il l'a bien mérité, de repoussoir absolu à cette génération, ce pauvre Boris Leonidovitch lui sert souvent de soufre-douleur ; il y a aussi un poème de Statanovski qui le raille affectueusement ; d'où cela peut-il bien venir ?


Et si les marais de Poléssie (aka marais de Pinsk), dont la région de Briansk forme la limite orientale, ne vous disent rien ... c'est un des ces endroits oubliés au bord des cartes d'Europe, à cheval sur la Pologne, l'Ukraine, la Russie et surtout la Biélorussie. Un univers de tourbières labyrinthiques aujourd'hui un peu mieux préservé de l'assèchement pour exploitation agricole.

où l'on trouve bien d'autres photos de Sergeĭ Plytkevich
  
Et si on vous dit que c'est le bassin de la Pripiat, affluent du Dniepr qui arrose une ville ... qui s'appelle aussi Pripiat ?


lundi 19 août 2019

aux apôtres de la Stabilité ...

... en Russie, en Chine, ailleurs ... une installation de Tima Radya, à Ekaterinbourg :

Tima Radya, Stability, 2012

D'autres projets fascinants sur son site, celui-là en particulier.

Les ténèbres diurnes -- Sergueï Stratanovski

De la même génération que Viktor Krivouline, commentateur acide, ironique de la glaciation brejnevienne puis de la perestroïka, mais son ironie est sombre, sans le détachement drôlatique et un rien cynique d'un Kibirov.







Et toujours, même sur seulement six vers, une allusion évidente à la tradition : capable d'arrêter un cheval au galop, c'est une citation de Nekrassov (in Le gel au nez rouge),  un lieu commun, également, mais, à cet endroit, pour le lecteur russe, c'est bien plus que cela : par ces quelques mots embarque dans le poème tout le souvenir du texte de Nekrassov, tout ce que les quatre premiers vers ont dû laisser de côté de malheur et de courage. "En route, petit cheval !" ...






in Sergueï Stratanovski, Les ténèbres diurnes, traduit par Henri Abril avec une postface de Viktor Mikouline, Circé, 2016