jeudi 29 janvier 2015

Apartheid ?


"Apartheid" nous assène notre martial premier ministre (qui ne fait là que se répéter, d'ailleurs, apparemment tout fier que les événements lui aient, de son point vue, donné raison) ; et le chœur de se récrier, le terme serait trop fort, avec cette extraordinaire argument que si construction d'inégalités ou de ségrégations il y a, "ce n'est pas fait exprès" ... tout enfant de cinq ans aura reconnu son argument favori en cas de désastre objectivement constatable !
Le terme n'est pas trop fort, il est simplement inapproprié et trop faible pour désigner ce dont il est vraiment  question : les sud-africains blancs "ordinaires" devaient transgresser la loi pour lutter contre un régime puissant et brutal. Où est chez nous l'équivalent ? Où est la contrainte ?




 Ce qu'il faut expliquer, c'est pourquoi la présence d'un SDF sur un trottoir crée une sorte de "bantoustan instantané" qui nous permet de passer à côté, voire carrément par-dessus, sans qu'aucun lien, aucune forme de reconnaissance basique ne se créent ? Ce n'est certes pas la loi : l'apartheid a bon dos.
Peut-être est-ce simplement le régime de liberté et d'égalité qui produit cela : chacun est libre, la loi est la même pour tous, chacun est donc seul responsable de ses succès et de ses échecs. Le troisième terme qui s'effrite au fronton de nos mairies est passé à la trappe. Pourtant, cela ne date pas d'hier, cette suspicion qui plane sur le couple liberté, égalité ; on pourrait même s'amuser à remonter à Aristote et à la différence entre le juste (selon la loi) et l'équitable. 
 Laissées à elles-mêmes, liberté et égalité forment un couple infernal travaillant à dissoudre le lien social et à le remplacer par son ersatz aujourd'hui omniprésent, le droit. Il n'y a rien dans le droit qui m'oblige (ou seulement m'incite) à reconnaître autrui au-delà de la non-transgression du domaine que le droit lui reconnaît, à ne reconnaître en lui qu'une abstraction au carré, abstraction car ce n'est pas la personne mais une limite que je reconnais, abstraction au carré car cette limite est elle-même est abstraite en ce qu'elle est le produit du droit.

mardi 27 janvier 2015

Encore Leo Strauss ...


... juste pour signaler une moisson de traductions inédites sur le site de Olivier Sedeyn, ici.


lundi 26 janvier 2015

Mieux éduquer


Un journal ordinaire. Un article ordinaire d'un directeur ordinaire d'une école ordinaire. Du bla-bla ordinaire sur l'importance historique du congrès et la réalisation de ses lignes directrices à l'école. Mais c'est justement dans cet ordinaire que j'ai commencé, ces derniers temps, à soupçonner le sens profond de tout ce qui se passait.
"Les travaux du XXVe congrès du parti, qui ont apporté une multitude d'idées, de thèses, de problèmes nouveaux, ont donné une impulsion grandiose à la refonte de tout le processus d'instruction et d'éducation à l'école, à la recherche de nouvelles formes et de nouvelles méthodes de travail avec les élèves".
Et ceci n'est pas une phrase creuse. J'imagine la panique qui doit régner en ce moment dans les écoles ! Pauvres instituteurs, comme ils ont du être tarabustés, jusqu'à la nausée, jusqu'à l'abrutissement complet !
"Des réunions, des séminaires, des rassemblements de pionniers et de jeunes communistes sont organisés de plus en plus souvent dans les écoles. Leur thème, c'est le congrès du parti, le nouveau plan quinquennal. Des écoliers de toutes les classes sont naturellement associés à ce travail".
Toutes les classes précisément. Y compris les petites classes. J'ose à peine imaginer toutes les bassines de propagande qu'on déverse actuellement sur les têtes des petits.
"Dans cet immense travail éducatif, c'est avant tout le cours qui doit être utilisé à bon escient. Le pédagogue doit avoir une approche créative de la matière du cours, afin de pouvoir élargir l'horizon mental de l'enfant, trouver le biais par lequel il rendra les transformations historiques du pays plus proches, plus compréhensibles pour l'enfant".
Dans chaque cours ! Même les cours de mathématique et de physique deviennent des sermons démagogiques vomitifs ! Ne parlons pas de la littérature et de l'histoire !
"Tout le système d'enseignement et d'éducation est actuellement pénétré par les idées du congrès. Le travail sérieux, fructueux qui consiste à faire étudier aux élèves les travaux du XXVe congrès du PCUS, ne fait que commencer. Mais d'ores et déjà, il contribue à renforcer l'efficacité pédagogique de l'enseignement".
Ce qui est vrai. Tous sans exception (en commençant par le directeur et en finissant par le dernier du cours préparatoire ou la femme de ménage) sont révulsés par cette "pénétration d'idées". Mais essayez seulement de ne pas vous pénétrer ! D'abord vous serez étranglés par les instances supérieures. Ensuite tout le monde s'entre-égorgera. En outre, on applique à l'école tout un système de mesures concrètes qui est pour tous une perte de temps, d'énergie, d'intelligence, de talents, d'entrain. Que dire de cette mesure par exemple :
"Le Journal du plan quinquennal". C'est le nom d'un cahier volumineux qui contient des coupures de journaux et revues, soigneusement collées, des notations et des dessins, qui évoquent le travail créateur du peuple soviétique. Tout écolier tient ce journal à partir de la quatrième classe.
Donc, à partir de sa quatrième classe d'école, le futur petit homme soviétique s'habitue activement à devenir un être qui se distinguera peu d'un vieux et minable fonctionnaire du parti, mis à la retraite pour sa stupidité. Je demandai à Lenka si elle aussi devait tenir ce genre de "Journal du plan quinquennal".
- C'est resté purement formel, dit Lenka, ils ont bien essayé chez nous, mais ça n'a rien donné. Notre école est privilégiée, l'aurais-tu oublié ? Quelqu'un, parmi les parents, devait déjà être au courant, il a convoqué la directrice (je ne sais plus si c'était au Comité Central, au Conseil de Ministres ou au KGB) et il lui a ordonné de cesser ces idioties.
Le récit de Lenka m'a découragé. Ainsi donc, même du point de vue de l'encrassage des cerveaux par notre idéologie géniale révolutionnaire et super-scientifique, les enfants des couches privilégiées sont favorisés. Mais, après tout, pourquoi s'étonner ? Moi-même, j'ai remarqué plus d'une fois que les étudiants des instituts supérieurs privilégiés accordaient moins d'attention au marxisme-léninisme, l'envisageaient avec plus de légèreté, quand ce n'était pas des sarcasmes et du mépris.
Bref, de quelque côté que l'on prenne notre existence, partout nous voyons que certaines couches sociales s'efforcent de garantir la possibilité même partielle d'échapper aux lois de la vie communiste, de bénéficier de plus de bien-être, de liberté, de joie et de plaisirs. Et la société est le théâtre d'une lutte acharnée pour l'accès à ces couches. Voilà encore un paradoxe de notre existence : une des tendances fondamentales du mode de vie communiste, c'est la conquête d'une position plus ou moins libre, par rapport aux lois mêmes de ce mode de vie.




(in Alexandre Zinoviev, L'avenir radieux, traduit par Vladimir Berelowitch, L'âge d'homme)



 

Alexandre Zinoviev
España
(source)



 

Bien sûr, ce n'est pas de nous dont parle ici Zinoviev ; bien sûr, bien sûr, c'est rassurant ... sauf que Les Hauteurs Béantes sont là pour nous rappeler que l'Isme (voire l'Isme intégral !) est plus général que le seul communisme et que, tous autant que nous sommes, nous sommes "gros Ivan comme devant".
Qu'on cesse donc de nous saturer de vivre ensemble, de civisme, de partage, de fraternité ... et qu'on nous parle simplement de zonage et de carte scolaire ! On verra bien alors de qui parle (aussi) Zinoviev.

vendredi 23 janvier 2015

Une autre variante d'effondrement


Qu'est ce que nous entendons maintenant par la "fiction des mondes hors-science", ou "fiction hors-science" ? Par le terme de "monde hors-science", nous ne parlons pas de mondes simplement dépourvus de science, c'est-à-dire de mondes ou, de fait, les sciences expérimentales n'existeraient pas - par exemple des mondes dans lesquels les hommes n'auraient pas, ou pas encore, développé un rapport scientifique au réel. Par monde hors-science, nous entendons des mondes où la science expérimentale est en droit impossible, et non de fait inconnue. La fiction hors-science définit donc ce régime particulier de l'imaginaire dans lequel il s'agit de concevoir des mondes structurés - ou plutôt déstructurés - de telle sorte que la science expérimentale ne peut y déployer ses théories ni constituer ses objets. la question directrice de la fiction hors-science est : que devrait être un monde, pour qu'il soit en droit inaccessible à un savoir scientifique, pour qu'il ne puisse être érigé en objet d'une science de la nature ?



(... à peu près toute cette conférence, en fait ...)



Il semble donc bien que la fiction hors-science puisse devenir un genre à part entière, puisqu'elle dispose de divers procédés susceptibles d'étayer une narration malgré le désordre ambiant du monde configuré, et surtout possède un prototype réel conforme aux exigences que nous avons édictées. Mais ce genre ne pourrait-il pas dépasser l'intérêt - honorable mais limité - du roman de jeunesse et d'aventures ? Il me semble qu'on pourrait aller plus loin : partir d'une science-fiction traditionnelle, la décomposer par un basculement du monde vers le hors-science, et poursuivre cette entreprise de dégradation vers un monde de moins en moins habitable, rendant le récit lui-même progressivement impossible , jusqu'à isoler certaines vies resserrées sur leur propre flux, au milieu de trouées. La vie fait l'expérience mentale d'elle-même sans la science et dans cet écart toujours plus accusé découvre peut-être quelque chose d'inédit concernant l'une ou l'autre. Variation eidétique poussée jusqu'à l'étouffement, expérience de soi dans un monde non expérimentable. Une intensité précaire plongerait à l'infini dans sa pure solitude, sans environnement autre que d'éboulis pour y explorer la vérité d'une existence sans monde.



(in Quentin Meillassoux, Métaphysique et fiction des mondes hors science, Aux forges de Vulcain, 2013)






C'est au problème "Humien" de l'induction à partir des observations que traite Meillasssoux dans ce petit livre ; pour Hume, seule l'habitude nous permet de tirer des conclusions sur des comportements futurs. La question est centrale pour la démarche scientifique.

Sans tomber dans les abîmes d'un monde physique où l'induction échoue "de droit" (c'est-à-dire  où l'habitude est sans cesse surprise, voire cesse simplement d'exister), on peut penser à un cas plus simple, celui du monde des relations sociales où les représentations mentales construites sur l'habitude deviennent de moins en moins efficaces au gré des évolutions de plus en plus rapides : "une existence sans monde", c'est un impressionnant abîme philosophique, "une existence sans monde social", nous y tendons ...

jeudi 22 janvier 2015

Excerpts from a Secret Prophecy -- Joanna Klink


Sortie prévue chez Penguin le 31 mars 2015 !
Il aura fallu patienter cinq ans depuis Raptus (Penguin, 2010) ...

En attendant, quelques poèmes de ce nouveau recueil déjà parus, dont celui-ci :



STARS, SCATTERSTILL. Constellations of people and quiet.
Those nights when nothing catches, nothing also is artless.

I walked for hours in those forests, my legs a canvas of scratches,

trading on the old hopes—we were meant to be lost. But being lost

means not knowing what it means. Inside the meadow is the grass,

rich with darkness. Inside the grass is the wish to be rooted, inside the rain

the wish to dissolve. What you think you live for you may not live for.

One star goes out. One breath lifts inside a crow inside a field.






(les poèmes Winter field et Some feel rain, du recueil Circadian, ici

 

mercredi 21 janvier 2015

" A l'instant une étoile ferme son oeil" -- Nelly Sachs


Im Augenblick schließt ein Stern sein Auge
Die Kröte verliert ihren mondenen Stein
Du in deinem Bett schenkst der Nacht deinem Atem
O Karte des Universums
deine Zeichen führen das Geäder der Fremdheit
uns aus dem Sinn -

Enterbte beweinen wir Staub -










A l'instant une étoile ferme son œil
Le crapaud perd sa pierre de lune
Toi dans ton lit tu offres à la nuit ton souffle
Ô carte de l'univers
tes signes nous arrachent de l'esprit
les veines de l'étrangeté - 

Déshérités nous pleurons la poussière - 

(traduit par Martine Broda)




(in Nelly Sachs, Eli - Lettres - Énigmes en feu, traduit par Martine Broda, Hans Hartje, Claude Mouchard, Belin)




Passage difficile que ce :
deine Zeichen führen das Geäder der Fremdheit
uns aus dem Sinn -

qu'il faut bien entendre comme une perte, un arrachement douloureux que les deux premiers vers annoncent et que fait bien sentir la traduction de Martine Broda.  
Geäder, c'est bien veine, et dans tous les sens que ce mot a en français (anatomique ou minier mais pas au sens de "chance", toutefois) ; on pourrait même traduire "nervure" (comme la nervure d'une feuille). Fremdheit, c'est bien étrangeté ... on voudrait presque traduire "altérité" voire "identité". 
C'est la tradition dont le réseau irriguait l'esprit qui est arrachée ; c'est ainsi qu'on peut bien comprendre le dernier vers.

La traduction est incroyable : aucune sur-interprétation (ce que seraient mes suggestions ci-dessus), une trajectoire parfaite, à la fois au ras de la traduction littérale et au cœur du sens.




(de Nelly Sachs, voir aussi ici, et )



mardi 20 janvier 2015

"Tout est pardonné"


Au fait, qui prononce ce "tout est pardonné" ? 
Les survivants de la rédaction (pardonnant l'attentat), le Prophète (pardonnant les caricatures), les deux ?
 

lundi 19 janvier 2015

Est-ce vraiment si compliqué à comprendre ?


(a) Le Droit délimite un espace où ma liberté peut s'exercer sans entrave.
(b) Cet exercice de ma liberté me donne un pouvoir sur autrui, pouvoir absolu dans les limites fixées par le Droit.
(c) Mon éthique de l'exercice de ce pouvoir est que ce pouvoir, parce qu'il est absolu, ne doit jamais aller au bout de lui-même car c'est à cette extrémité qu'il blesse éventuellement un autrui vulnérable.


(a) ne présuppose pas que l'espace délimité par le Droit recouvre exactement tout ce qui est en toute circonstance acceptable collectivement : au contraire, l'espace délimité est l'espace maximal où ma liberté peut s'exercer sans empiéter directement sur celle d'autrui ; il s'agit bien du plus grand espace possible pour l'exercice de ma liberté, extension qui ne tient compte d'autrui qu'au travers de sa seule liberté et de rien d'autre.
(b) rappelle seulement que le pouvoir n'est pas seulement celui de réduire la liberté d'autrui : choquer ou humilier sont des pouvoirs qui ne se relient pas aisément à la liberté d'autrui ("si cela ne vous plaît pas, z'êtes libres d'aller voir ailleurs")
(c) n'a rien d'universel, seulement une position personnelle ; autant je comprends le "j'ai le droit donc je le fais" des enfants qui testent ainsi le pouvoir de leur liberté, autant cela me semble une justification bien faible passé ce stade. Qu'on appelle cela "common decency" (Orwell, Lasch, Michéa) ou "auto-limitation" (Castoriadis) importe peu.





Iranien, Mehran Tamadon, 2014


Ah ... et ceux qui confondent auto-limitation et auto-censure n'ont sans doute jamais vécu la censure ou bien ne voient pas la différence entre une extension "maximale" du Droit ("tout ce qui n'est pas expressément interdit est autorisé") et une extension "minimale" du Droit ("tout ce qui n'est pas expressément autorisé est interdit"). L'extension maximale m'amène à rencontrer autrui à l'intérieur de mon espace de liberté et donc nécessairement à lui faire une place, à l'accueillir à l'intérieur de ce domaine où je suis en sécurité ; c'est en ce sens que je m'auto-limite. L'extension minimale m'amène à rencontrer autrui en dehors de toute protection, pour lui comme pour moi, donc dans une situation d'incertitude maximale ; c'est dans ce cadre que règne l'auto-censure. Ce débat sur l'extension du Droit est au cœur de l'excellent Iranien de Mehran Tamadon.


vendredi 16 janvier 2015

Hommes liges des talus en transes -- Paol Quéinnec (Keineg)




Il pleut sur les coqs de bruyère

il pleut sur les constellations de bouleaux blancs

il pleut sur les charrues matinales barbouillées de terre glaise

il pleut sur le pain chaud au sortir des fours visités d'un gros feu tranquille

il pleut sur le poitrail des chevaux rubiconds

il pleut à verse sur la pelouse des toits lacustres baignée de merles et de bouvreuils

il pleut sur les femmes obstinées à emplir les églises par l'entonnoir des porches

il pleut sur les planchers d'aiguilles de sapin sur l'escalier des mousses remuées de salamandres

il pleut sur le lac tranquille des âmes simples

il pleut sur les hommes lourds et muets





je m'éveille

je m'asseois sur les talus limpides

je m'installe sur la fesse des montagnes de laine

et je compte

je compte





des averses de pluie grise sur la pente des forêts

les hérons claquant des ailes dans les matins rugueux

les enfants qui poussent dans les fissures du ciel noir





las de l'exil

j'approche de la table le banc

et à la clarté du couteau

je laisse plonger en moi les racines du pain





plus loin que les matins de globules rouges plus loin que le sang caillé des bruyères où rament les éperviers





plus loin que les lièvres blancs et gris et que les cheminées qui reprennent haleine





plus loin que les courts matins d'hiver qui voient passer dans l’œil des enfants la caresse des étangs sauvages





plus loin que les chevaux qui hennissent rouge au cœur des patries effilochées

- ils sont la première offrande  l'océan qui ramasse ses griffes sur la plage -

- ils sont couleur d'orgue et de grêle -





plus loin que le nœud des respirations blanches plus loin que la végétation des colères inextricables qui lancent leurs lianes parmi les hommes en démolition





plus loin que les migraines veloutées qui grattent et qui mordent plus loin que les aurores boréales brûlées des banquises à la rencontre des pays de rosée





plus loin que les destins limés à raz de rotules





plus loin que la braise flambante de l’œil





le silence

le champ clos du silence

la fermentation du silence qui butte contre les vitres





hommes

je vous parle d'un temps

d'un temps qui ne nous appartenait plus

mais d'un temps artésien

qui sourd au moindre coup de pioche





je vous parle du temps où l'on bâtissait les forêts

du temps où chaque fleur nouvelle-née recevait des hommes le sel du langage

du temps où l'océan délivrait librement ses permis de séjour

c'était du temps des remue-ménage d'abeilles sous la coupole des ruches

c'était du temps où les chiens soucieux flairaient tout le jour la vulve des juments

du temps où cette terre était hantée d'un peuple solennel





hommes

j'ai compté

les jeux d'enfance sur les digues velues

les envols de vaisseaux gonflés de blé

les discours de prêtres absolus au seuil des quais transparents

et les foules qui dévalent les torrents d'escaliers

les foules qui boivent la buée des digitales

les foules dévorées de vertige



 

c'était du temps

où l'homme était un frère

pour l'homme

où les hommes se disaient bonjour

chaque matin

du haut de leurs échelles

du haut de leurs collines

où les hommes chaque matin

saluaient

le lait de la pluie





j'ai compté

la rose du ciel vert

les nasillements d'hirondelles à raz de cheminées

les impulsions d'aubes feuillues chez les hommes qui naissent à eux-mêmes

la dépossession d'une patrie entière





et au bout de l'océan les cocons de nuit la course droite des sangliers la plainte des moissons moisies tramées d'insectes vidés





au bout de l'océan les campagnes fougueuses et les villages en quinconce débordant du fatras des moissons





au bout de l'océan le poil humide des chevaux de cristal le corail des lavoirs et des sources les chiens roux lisses de sommeil





au bout de l'océan la machine des bocages explosifs les gradins de l'aurore parmi les arbres craquants





au bout de l'océan le rire des sauterelles le maquis des congres et des lamproies la connaissance ininterrompue de la mort





au bout de l'océan l'établissement des hommes lucides inventant une patrie délibérée dressant sur les promontoires des villes de pierre des animaux de chair





au bout de l'océan les reflets battus d'oiseaux noirs le sifflement de la vapeur dans les poumons et les poignets tendus





au bout de l'océan la confusion des paroles et des gestes la visitation d'étranges bêtes brûlantes agitées de soubresauts la visitation massive des boules de feu





je sors de ma maison

j'avance à grands pas dans le trèfle

le vent aigu se frotte à la pommette des collines

il y a autour de moi de vieilles gens qui meurent le visage tourné vers le mur

il y a de vieilles cheminées qui rêvent gorgées d'herbe et de brindilles

et les hommes cachent leurs blessures sous l'eau de leur sourire





j'ai compté

l'anneau frais des champignons tumescents

le choc des éperviers contre l'automne opaque

les tribus de merles froids sur les chemins creux

le crapaud secret tassé sous la pierre de mon cœur
 




hommes de mon pays

hommes de mon pays et d'ailleurs

hommes prophètes en leur pays

hommes de sperme et de vapeur

hommes extraits des ventres bondissants 

taillant dans la plaine les fleuves navigables

hommes splendides fomentant des embrasements de moissons sous les cheveux électriques de l'orage

vous avez mon cœur vous avez ma bouche

vous avez mon rire et mes yeux noirs

vous avez mon appétit d'aubes de cuivre au goût de sureau

mon appétit de femmes fécondes dans la pénombre de midi

mon appétit de justice

simplement

simplement

hommes rutilants qui vous débattez sous l'agression mécanique des horloges

mettant à nu chartes civilisations et traités

apogées et massacres

vous vous brûlez les doigts à un passé toujours chaud sous l'écorce





garçons bruns et luisants caressant la croupe des filles lointaines

garçons en feu oscillant dans les nuits déchirées par le déferlement des astres et le passage des aurores

garçons cuisants quand mugissent les taureaux de lumière sur les vaches molles

vous avez mon cœur

vous avez ma bouche

filles claires et flexibles glissant sur la peau satinée des vagues

filles de schiste tisonnant une éruption d'herbe fraîche dans nos puits de fièvre

filles soyeuses dans vos sommeils d'écume

filles fortes de tendresse exclusive

je vous veux chaudes

excessives





hommes de mon pays

j'ai compté

la pierre poussée au bout du soulier

le fracas des moineaux dans l'herbe des gouttières

les éclaboussements de roses sous les fenêtres basses

la parade des saisons violette au fond des vallées trempées de bruyère





je te crie pays

pour tes éblouissements d'yeux dardés

pour tes contrebandes de chaleurs farouches

tes généalogies engluées

tes granits poreux et glaçés





je te crie pays

pour tes fouillis de luzerne à fleur de peau

tes pur-sang purulents qui verdoient de sulfure 

tes murs d'écurie écrasés par le coup de pied des chevaux





pays

tu me déchires les naseaux

je clapote au creux de tes artères calcifiées

je traverse en troupeau le haut-plateau de tes poumons crevés

je tombe en gouttes d'eau chaude sur le dédale des fermes apoplectiques

pays j'embouche tes estuaires et j'y porte les plus rauques marées

charrie à jamais

l'eau noire de l'hiver

le flot de la terre perpétuelle





j'appelle à toi la respiration des locomotives sur les champs de fougère 





hommes ô hommes

hommes de soc et de sang

hommes décharnés dans la bulle des baies

halez vos barques fardées vers les feux allumés sur les plages

hommes qui flottez en tronçons de beauté au ras de la lumière

je fais l'éloge de toutes vos soifs

je fais l'éloge de toutes vos faims

il y a ceux qui forgent clairières au coeur des forêts pour y promener leurs troupeaux cotonneux

il y a ceux qui prennent possession du fœtus à la racine

ceux qui se laissent dissoudre dans leurs descendances épaisses

ceux qui chantent sur les collines et nouent ensemble les quatre éléments

ceux qui ornent les jardins publics de ruisseaux clairs comme levers de soleil sur l'imminence des plages bleues

ceux qui procèdent à des ordonnations de fleuves souterrains

ceux qui déclament à tue-tête des poèmes bousculés

ceux qui sans rien dire versent l'ambre et l'étain sur les villes manufacturées

ceux qui marchent dans la plaine en compagnie de filles longues et clairsemées





vous tous qui êtes moi

et plus encore

vous tous qui êtes plus que moi

je vous entends tourbillonner dans la dérive des silences giclés

et je crie





suicides mauves derrière les persiennes closes

enfants rachitiques que l'on repousse du bout du pied

hommes qui traversez la vie comme on traverse un long tunnel humide

paysans coagulés tronc à tronc conduisant de la voix les ruées de troupeaux

soleils que l'on dirige à bout portant contre le cœur des chevaux





j'ai vu mourir dans la nuit des hameaux les enfants couleur de mouettes et les filles brunes surgies du lait

j'ai vu tomber par touffes l'ardoise des toits inertes

j'ai vu proliférer les marécages aux lèvres des collines

il faisait un temps de flammes vertes

            un temps de poussière d'acier

            un temps d'yeux germés 

j'ai vu sous les paupières du ponant s'effriter les enfants pâles et dilatés





lourd héritage de fatigues

d'espoir séquestré

de forêts en gestation

chroniques blettes de chanteurs vibrant dans la lumière des branches

pays de paille grise

pays gonflé d'humidité redoublant de violence

pays d'attente et d'éboulis





j'imagine un pays d'étonnante fureur minérale 

guettant l'odeur des fusils au cœur des capitales

un pays d'espoir et de rouges-gorges incendiés

descendant des collines vers les villes étouffées

- et les fleuves mus par les chaudières du vent se scindent à son approche -

j'imagine que l'envahissent les arbres

arbres sauvages aux fruits épais comme des chats huileux

arbres dépositaires du tronc des feuilles et de nos racines

arbres bâtisseurs filtrant les soleils qui bouillonnent par le delta de nos racines

arbres en ruine sur les terrains vagues grands arbres sillonnés d'oiseaux et de chenilles

ifs nourris d'ossements et de vent pins jonchés de sève chênes dont on fait chaloupes et goélettes

et vous chouettes bulbeuses accrochées dans l'espace de leurs branches piverts buvant l'écorce par saccades buses rouges déchiquetant le lichen des béliers en rut

arbres chauds et poitrinaires qui tendez les naseaux dans les réseaux du vent

je contemple ce pays bâti de coteaux et de criques

cerné de climats douceâtres

traqué de tourbes révolues

outrepassé de tumeurs pâles et de pustules

où il n'y a pas de place pour le paysan seigneur des terres immobiles

pour le prolétaire en usine combattant les négoces et les engrenages féroces





soudain

nous prend en route

      le mal taillé en coin

      le mal qui vrille et qui taraude

      le mal qui fore et qui perfore

      le mal qui force chaque pore

      le mal mèche de tarière

      le mal douleur de vilbrequin

      le mal du pays natal





mes frères mes frères

hommes brûlants plantés d'épines

hommes tranchants à l'écoute des sismographes

hommes de mon pays

et d'ailleurs

buvez aux geysers de l'humanité

appareillez pour de grands hommes lourds de justice

rassemblez vos propos acérés depuis la pulsation des estuaires jusqu'aux profondeurs de l'étable

hommes simples assis derrière vos tables vernies

hommes empêtrés de tabous et d'interdits

je vous entends pourtant crépiter dans les flammes dévorantes de l'esprit

hommes liges des talus en transes et des villages abandonnés

hommes brodés urinant le long des fossés

hommes de vieille candeur célébrant des divinités aux joues roses et fanées

et vous aussi hommes des villes

collectionneurs de meubles et d'ustensiles

hommes émaciés pourrissant sur la muqueuse des villes étrangères

vous partagez nos démangeaisons de liberté

hommes puissants disputant la sérénité de l'orgue et des esplanades

hommes croustillants héritiers de toute lèpre et de toute famine

hommes trop humiliés

les poings fermés de fureur

terrés dans le tanin de vos chairs meurtries





maintenant le vent

monté des herbages de l'enfance

les vent des basses-cours écarlates

dans les conques marines de la plage

je n'attends rien de la vie

qu'un bruit brisé de charrettes

qu'un rayon de miel couché au fond d'un saule

qu'un assaut de lumière parmi les femmes

maintenant l'odeur des champs mouillés

le vrombissement âcre des moulins

et le vent qui toujours repousse

l'odeur de mort





je n'ai plus peur d'aimer

je n'ai plus peur de serrer les poings

je fais l'éloge de l'homme récalcitrant

et je vous parle

hommes pétris de pétrels

de coopératives de production

d'usines en autogestion

de Bretagne socialiste à venir





hommes réels de fond en comble

je n'ai plus peur d'aimer

je n'ai plus peur de serrer les poings

peuple fébrile et agité

peuple en proie à des sédimentations séculaires

peuple ruminant ses ouragans frais découverts

je te parle

de traîtrise et d'agression

d'exploitation coloniale

de nécessaire révolution





hommes disparates et succulents

je vous parle de traites et d'échéances

de terres grevées et hypothéquées

d'un tumultueux prolétariat agricole





(c'est à vous aussi que je parle

gens de façade et de nulle envergure

gens de sottise et de papiers gras

gens qui vous taisez

obstinément

quand on repousse

à coups de matraques et à coups de souliers

les hommes révulsés d'immense révolte

c'est à vous aussi que je parle

court-circuiteurs de notre conscience collective)





dignité des hommes

sérénité des hommes

épaisseur des maçons liant murailles

tréfonds tremblant des cantonniers équarrissant les ronces dans le lit du fossé

éboueurs mécaniques à la barre des faubourgs en spirale

vous tous qui êtes moi

charretiers tournoyants au torse de cendre et d'écume

architectes aériens fourmillant de poutres et d'arêtes

grands peintres inquiets chuintant de couleurs à l'ombre de belles femmes douloureuses

marins sur le carreau des océans débitant de vastes pèches frénétiques

vous tous qui êtes moi

et plus encore

agriculteurs austères engrangeant avec précision les cheptels parfumés

cordonniers moussus crissant d'aiguilles et d'alènes

travaillant à la dague et au couteau dans l'éternité des arrière-boutiques

leveurs de chanson en plein air

prêtres bardés de paraboles qui pleurent le soir au fond des presbytères

charpentiers hallucinés au faîte des tourments et des angoisses pulpeuses

trafiquants d'orgue par-dessus les cimetières radieux

nous n'avons pas le choix

nous n'avons pas choisi

de naître la bouche close et les membres épars

de naître l'anxiété au ventre chaque instant de ces années engourdies

nous n'avons pas choisi

de naître frileux et fiévreux

dans ce pays atrophié inaccompli démantelé

inachevé

mais nous ne épousons chaque rainure chaque aspérité

nous en épousons chaque merveille disloquée





ô collines

refuges de vieux renards éraillés

j'aime vos pentes maigres

et je vous appelle montagnes

petites montagnes lisses imbibées de fleurs

inouïes et roses à l'approche de l'eau

épandues sur l'arche des plaines foisonnantes

collines collines

vos sabots palmés posés sur les rassemblements de phoques pointus et de crabes acidulés

vos calèches de feuilles mortes et vos cochers de lierre

courbes stériles offertes aux eaux transparentes de la mémoire

rocs déglutis par un troupeau de mammouths

j'aime vos habitants titubant de labours parmi des milliers de vaches

j'aime vos appels de parfum et vos grands gestes de bruyère

je m'accoude aux barrières de châtaignier

je contemple ces villages un peu boiteux

les chats en boule sur la paille des chaises

les enfants qui entrent chez eux les sabots à la main

il n'y a pas de passé en Bretagne

seulement un imperceptible mouvement des lèvres au détour de petites phrases anodines et friables

seulement un présent de grossière injustice

un avenir barré de violence et de poussière





il n'y a pas de passé en mon pays

sinon un bourdonnement d'hommes réfractaires





je n'ai pas encore parlé des femmes - elles portent en elles le frai prophétique des silences embués de larmes

femmes fraîches dans la profusion du silence - doucement inquiètes à l'approche de l'orage

femmes lasses étouffant de solitude - s'usant par les doigts et par les lèvres

je tremble à l'idée de vous voir embrasées de cascades et de torrents - coulant vos branches dans l'herbe du ruisseau

femmes d'alcool germant sous la cendre des fleurs - gouttes de rosée tombées sur la peau d'une pomme rouge

ô très vastes femmes trouées de lumière - assises dans les vergers en attendant les hommes

femmes debout sur le pas de leurs portes - remuantes d'enfants





je revois les assemblées de femmes dans les cuisines ordinaires - elles parlent au chat et réprimandent à voix heureuse le café qui s'attarde au filtre des cafetières

je revois tous les visages au printemps et en été

les lessives en plein champ qui bleuissent les mains gonflées - la métamorphose des enfants par à-coups et soubresauts

l'explosion somptueuse des batteuses parmi les hommes raides - la poussière salée des rires échangés entre deux gerbes

et les femmes rient le sang aux joues en attaquant la balle sans cesse renaissante - elles versent le cidre et le vin dans des bols frappés de coqs rouges

la fermentation des greniers repus - la soupe lapée bruyamment - le craquement des marches d'escalier

très belles femmes cambrées dans l'épaisseur d'un ciel d'été





pays

je te rencontre

chaque matin :

les aurores de miel roux

le ressort vivant des troupeaux turbulents

les chevauchées inlassables

parmi les tourbes

et le royaume des fougères





pays 

dans ton ardoise

tu portes empreinte de l'oiseau-feuille

pays sonore et obsédant

tiré sur le parvis des plages sobres

je te rencontre

chaque matin :

le fuselage empenné des loutres rebondissantes

la cabriole des poulains en fleurs

la ruade des hommes illuminés

jetés à l'exil





pays

ô raffinerie d'hommes surabondants

tu as cristaux de gel

pour empreintes digitales





je revois

les genêts sur les ruines sèches

les manoirs de quartz entourés d'eau

les vieux ducs pourpres dans le soleil couchant

les ermites collecteurs d'impôts sur le pain et les étoiles

les implacables constructeurs de ponts et les apprêteurs minutieux de la marée





mais je ne peux

longtemps m'asseoir dans l'herbe

les déportations massives continuent

nous avons chaud à nos fleuves

nous avons chaud à nos relents d'alcool

nous sommes 

un peuple-haut-fourneau

un peuple-coulée-d'aubépine

nous ne capitulons pas





je m'arrête près des herses et des rouleaux

je mâche nos premières pousses de liberté

j'ouvre l'éventail des champs labourés 





après la conquête et la colonisation

après les ruptures de communication

après les difficultés d'approvisionnement

après le pullulement des friches et les taxes durement exigées

après le retour en force des mauvaises récoltes

nous arrivent

du fond des siècles mous

les grandes découvertes

la roue la boussole l'imprimerie

l'exploration haletante des landes fertiles

la levée en masse de forêts comestibles 

un commerce de faims nouvelles par les routes de porcelaine

et notre peuple accomplit soudain des révolutions étincelantes à la face du monde

un peuple vaincu s'exerce au maniement des marées montantes





et me voici à jamais

dans le sainfoin de la jeunesse

je fourrage les collines taries

j'irrigue les collines désertées par les charrues mordantes

je terrasse les collines rabotées par les détonations du vent

j'émancipe les fleurs et les oiseaux





je les vois qui s'assemblent tous sur les places

irrigateurs des consciences par la noisette et le chèvrefeuille 

bûcherons de l'aube arrimés aux cotres du soleil 

défricheurs herbus et ruminants jetant les grappins dans un passé interdit

écoliers ternes et appliqués établissant soudain des relations de cause à effet 

ouvriers analogues s'éveillant avec lenteur au creux des faubourgs crispés

grappes de femmes lourdes enracinées dans la douleur des hommes

ouvriers en grève exigeant droit de regard et de pression sur les tubulures du pays

colleurs d'affiches vendeurs de journaux distributeurs de tracts porteurs de pancartes

étudiants insolents et nerveux se dérobant avec véhémence aux haleines fétides aux visages craquelés

écoliers rieurs éprouvant du pied le fragile équilibre de l'eau et du feu

syndicalistes vingt fois licenciés aux gestes robustes d'hommes mesurant l'éternité

paysans matraqués à bas de leurs tracteurs qui le soir sortent les livres précieux sur la table

vous êtes la Bretagne qui vient au feu

vous êtes la Bretagne qui s'ouvre aux vents du monde





aujourd'hui

je vous le dis

nous allons procéder à des glissements de terrain

il y aura des sursauts de lumière dans le brouillard des solitudes

et l'angle des fenêtres écumera de fougères

alors nous nous installerons dans l'odeur des charpentes et le soulèvement des toitures pour des émeutes de tendresse

les chaînes des chiens vont se défaire

les maîtres d'école vont écrire aux tableaux la palpitation des marées

les armadas de tracteurs vont mettre à jour des terres inconnues

nous nous apprêtons à vivre à l'ombre des moissonneuses-batteuses





     assigné à résidence

dans les contrées mortes de l'eau en suspension

     je sens les mépris innombrables

enfouis dans nos ventres pour un pain de colère

(mille serpents de ciment se lovent dans nos ventres)





aujourd'hui

je vous le dis

un peuple nouveau émerge lentement qui se ménage des moissons exemplaires

un peuple nouveau se dégage des siècles gluants





ce pays nous sort de l'ombre débordé par les invasions de mer étale

ce pays suri dans l'odeur des semailles s'adosse aux calmes ressacs du levant

ce pays porté disparu sur les catalogues de l'océan s'enivre à chaque sphaigne de l'écume

ce pays aux gisements de nuit jette ses oripeaux aux trous d'aubes vermeilles





bienvenue à l'araignée qui tend ses lassos de gelée blanche

bienvenue à l'énorme floraison de nos poumons héliotropiques

bienvenue à la futaie ordonnée d'immenses céréales

bienvenue au filtre frais des forêts immuables





ce pays chloroformé ce pays bruissant d'espoir clandestin rouvre les yeux sur les banlieues surmarines

que naissent en moi les pluies câlines pour humecter les campagnes polychromes

que saignent les fougères fripées pour l'amour des hommes qui tâtonnent

qu'éclatent les bouches captives de mon peuple enfanteur d'hirondelles

que se redressent les maisons arrachées à la matrice des frondaisons liquides

que s'éveille mon peuple aux quatre coins du monde matinal






Brest-Recouvrance, avril   1968.
Merthyr       Tydfil,  juillet 1968.


















Cela fait longtemps maintenant que Paol Keineg a abandonné cette veine "Walt Whitmanienne", plutôt unique en France ; pour entendre sa voix d'aujourd'hui, Mauvaises langues (2014) n'est pas encore épuisé, chez Obsidiane, et puis ici