D'où vient cette renaissance du fidéisme ? D'abord du désespoir engendré par la guerre et de la misère générale : l'homme ne voit plus aucune issue sur la terre à son horrible situation ou ne la voit pas encore et cherche dans un ciel fabuleux une consolation de ses maux matériels que la guerre a aggravés dans des proportions inouïes. Cependant, à l'époque instable appelée paix, les conditions matérielles de l'humanité, qui avaient suscité la consolante illusion religieuse, subsistaient bien qu'atténuées et réclamaient impérieusement une satisfaction. La société présidait à la lente dissolution du mythe religieux sans rien pouvoir lui substituer hormis des saccharines civiques : patrie ou chef.
Les uns, devant ces ersatz, à la faveur de la guerre et des conditions de son développement, restent désemparés, sans autre ressource qu'un retour à la foi religieuse pure et simple. Les autres, les estimant insuffisants et désuets, ont cherché soit à leur substituer de nouveaux produits mythiques, soit à régénérer les anciens mythes. D'où l'apothéose générale dans le monde, d'une part du christianisme, de la patrie et du chef d'autre part. Mais la patrie et le chef comme la religion dont ils sont à la fois frères et rivaux, n'ont plus de nos jours de moyens de régner sur les esprits que par la contrainte. Leur triomphe présent, fruit d'un réflexe d'autruche, loin de signifier leur éclatante renaissance, présage leur fin imminente.
Cette résurrection de Dieu, de la patrie et du chef a été aussi le résultat de l'extrême confusion des esprits engendrée par la guerre et entretenue par ses bénéficiaires. Par suite, la fermentation intellectuelle engendrée par cette situation, dans la mesure où l'on s'abandonne au courant, reste entièrement régressive, affectée d'un coefficient négatif. Ses produits demeurent réactionnaires, qu'ils soient "poésie" de propagande fasciste ou antifasciste ou exaltation religieuse? Aphrodisiaques de vieillard, ils ne rendent une vigueur fugitive à la société que pour mieux la fourvoyer. Ces "poètes" ne participent en rien de la pensée créatrice des révolutionnaires de l'An II ou de la Russie de 1917, par exemple, ni de celle des mystiques ou hérétiques du Moyen Age, puisqu'ils sont destinés à provoquer une exaltation factice dans la masse, tandis que ces révolutionnaires et mystiques étaient le produit d'une exaltation collective réelle et profonde que traduisaient leurs paroles. Ils exprimaient donc la pensée et l'espoir de tout un peuple imbu du même mythe ou animé du même élan, tandis que la "poésie" de propagande tend à rendre un peu de vie à un mythe agonisant. Cantiques civiques, ils ont la même vertu soporifique que leurs patrons religieux dont ils héritent directement la fonction conservatrice, car si la poésie mythique puis mystique crée la divinité, le cantique exploite cette même divinité. De même le révolutionnaire de l'An II ou de 1917 créait la société nouvelle tandis que le patriote et le stalinien d'aujourd'hui en profitent.
Confronter les révolutionnaires de l'An II et de 1917 avec les mystiques du Moyen Age n'équivaut nullement à les situer sur le même plan mais en essayant de faire descendre sur la terre le paradis illusoire de la religion, les premiers ne sont pas sans faire montre de processus psychologiques similaires à ceux qu'on découvre chez les seconds. Encore faut-il distinguer entre les mystiques qui tendent malgré eux à la consolidation du mythe et préparent involontairement les conditions qui amèneront sa réduction au dogme religieux et les hérétiques dont le rôle intellectuel et social est toujours révolutionnaire puisqu'il remet en question les principes sur lesquels s'appuie le mythe pour se momifier dans le dogme. En effet, si le mystique orthodoxe (mais peut-on parler de mystique orthodoxe ?) traduit un certain conformisme relatif, l'hérétique en échange exprime une opposition à la société où il vit. Seuls les prêtres sont dons à considérer du même œil que les tenants actuels de la patrie et du chef, car ils ont la même fonction parasitaire au regard du mythe.
(Mexico, février 1945)
(in Benjamin Péret, Le Déshonneur des poètes, José Corti, 1986)
Mystique et révolutionnaire de 1917 ... on croirait que Benjamin Péret parle du Essénine de Transfiguration ou d'Inonia (deux poèmes qui d'ailleurs s'opposent plus qu'ils ne se complémentent) !