mardi 31 mai 2011

Wise Blood -- John Huston



Hazel Motes (Brad Dourif)



Where you come from is gone. Where you thought you was going to weren't never there. And where you are ain't no good unless you can get away from it. Your conscience is a trick. It don't exist. And if you think it does, then you had best get it out in the open, hunt it down, and kill it.



Il ne reste plus rien de là où vous venez. Il n'y a jamais rien eu là où vous croyiez aller. Et là où vous êtes ne vaut rien sauf à pouvoir en sortir. Votre conscience est un leurre. Elle n'existe pas. Et si vous croyez qu'elle existe, vous feriez mieux de la débusquer, de la traquer et de la tuer.

Ainsi parlait Hazel Motes, pasteur de la Church of Truth Without Christ (dans ce film de John Huston, 1979)

dimanche 29 mai 2011

The sheep look up -- Fad Gadget






1982 ... sur l'album Under the flag.


jeudi 26 mai 2011

Entertainment ! -- Francesco Masci



Pour ce qui est des justes récriminations contre mon usage immodéré de la photocopieuse, voir ici, merci.


"33. L'amor fati moderne : vivre dans l'attente ou vivre de l'attente, Slavoj Žižek ou Lady Gaga."



A la suite de Superstitions (Allia), extension du domaine de déniaisement par Francesco Masci : une suite bienvenue de coups de pied au cul au ressassement de la "pensée critique" qui déborde ensuite le domaine de la culture comme insurrection vide pour dessiner une topologie désespérante de la domination, discrètement retirée derrière l'écran des événements (distinction bienvenue événement / avènement ; c'est parce que tout circule que rien n'arrive, on n'est jamais loin des simulations de Baudrillard) et dont l'absence omniprésente assure paradoxalement l'efficacité.

Fini les sombres impasses où le pouvoir acculait ses ennemis pour faire usage de sa violence (légitime). Fini les lugubres impasses remplies de foules en attente éclairées à la vague lueur d'une promesse d'avenir radieux. Notre impasse est divertissante : on n'y attend rien ; plus précisément, on y attend rien. On y attend, simplement en jouissant d'un spectacle issu d'une culture-machine dont les deux pôles (inséparables comme les pôles du magnétisme) sont en gros Noam Chomsky d'une part et l'esclave de TF1 de l'autre.

Pour la sortie, ... c'est avec son corps, à travers l'écran.






(disponible chez Allia, 2011)


Voir cet entretien avec Jean-Baptiste Farkas autour de Superstitions.

Pour une définition plus précise de ce que Masci appelle "évènement", voir les premières pages de Superstitions, ici. Sur une thématique très proche, voir aussi De l'argent - La ruine de la politique de Michel Surya chez Payot (2000).






mardi 24 mai 2011

Les "classes moyennes" s'arrêteront-elles un jour de creuser leur propre tombe ?



Sans titre (1977)
"La route est droite mais la pente est raide."


Sur ce thème, deux excellents commentaires du même contributeur sur le blog de Paul  Jorion :


Voir aussi ici, et (où j'emprunte ce qui suit).






Toute cette rhétorique autour de "complice", "responsable" etc me rappelle (sans vouloir pousser trop loin le parallèle) la polémique Arendt - Scholem à propos de la "responsabilité" des Judenräte ("(...) il existait au moins la possibilité de ne faire rien", dixit Arendt ; voir l'article La polémique Scholem/Arendt ou le rapport à la tradition de Michèlle-Irène Brudny dans Raisons Politiques (7), 2002) qui suivit la parution d' Eichmann à Jérusalem (Gallimard, 1966) ; ce qui me ramène à cette polémique, c'est surtout ce qu'en dit Zygmunt Bauman dans Modernité et Holocauste (La fabrique, 2002), la distinction qu'il introduit entre choix rationnel à l'intérieur d'une rationalité imposée et libre choix.


S'il est assez évident que "comme les États ont depuis été kidnappés par des aristocraties hayékiennes de marchands, aucun projet de réforme en profondeur ne peut faire l’économie de se rallier les rentiers." , le niveau minimum du pragmatisme est de renoncer à cet empilement de moralisme péremptoire et de se consacrer un rien au "comment convaincre ?".
Ne serait-ce que parce qu'affirmer hautement "puisque votre pognon va disparaître demain, autant le partager avec les autres maintenant" ne semble pas exactement convaincant et ramène la question sur le terrain du calcul du risque, terrain qu'on cherche précisément à éviter tant il est la chasse gardée des chevaliers de Walras (comme les appelait Gilles Châtelet).


Peut-être commencer par l'empathie (- Empathie ? Avec les rentiers ? Jamais ! - Ben, si ... sinon, pas de conviction ni de ralliement possible, tout simplement.) en revenant au dilemme du refuge / piège décrit par Kafka dans Le terrier (creuser sa tombe comme on creuse son terrier !) qui ne doit pas être loin de la meilleure analyse que je connaisse sur notre Zeitgeist, ce qui n'est pas forcément rassurant, j'en conviens, et déborde largement le seul cas du dilemme des rentiers : il s'agit bien de notre Zeitgeist, à tous.



lundi 23 mai 2011

(...)






"Nous éprouvons le sentiment troublant de vivre tout en étant absentes de ce que nous vivons. Nous rêvons. Non, nous ne resterons pas ici à gâcher du mortier. Nous ne bâtirons rien; nous n'aurons pas le temps."

(in L'Océantume, Réjean Ducharme, Gallimard, 1968)
  

samedi 21 mai 2011

Maurice Blanchot - Passion politique -- Jean-Luc Nancy


De secret à sulfureux, tout aura été dit sur Maurice Blanchot (1907-2003), surtout dans les années 1990 ; une marée de commentaires qui venaient échouer sur le silence de l'intéressé.



Blanchot et Lévinas



"Peut-on invoquer ses faibles forces ? Je ne le crois pas. Les forces sont de toutes manières trop faibles. Et la force n'est pas souhaitable."


Ainsi se termine la lettre que publie Jean-Luc Nancy, lettre dans laquelle Blanchot revient sur son itinéraire d'avant-guerre. Dans son introduction, Nancy situe les circonstances de cette lettre, indique, de façon très précieuse, un certain nombre de façons dont il faudrait ne pas la lire et reprend brièvement le dialogue engagé par Blanchot (dont La communauté inavouable répondait à la La communauté désœuvrée). Un éclairage complémentaire est apporté par une lettre de Dionys Mascolo également publiée dans le même petit volume.


On retrouve en filigrane cette crise du politique inaugurée par la première guerre mondiale (voir aussi Jan Patočka à ce sujet) qui s'approfondit toujours aujourd'hui :


"Nous n'en avons pas fini parce que nous ne savons pas comment nous accorder à cette modernité que nous ne cessons d'éprouver comme exposée aux plus grands risques. Un de ces risques se trouve dans une façon de substituer l'indéfini d'une aventure aveugle - en quelque sorte heureuse de s'aveugler - à l'infini de l'extrême tel qu'on doit rigoureusement le penser : cela qu'on regarde sans le voir, qu'on envisage sans le dévisager. Mais pour en venir à penser cet infini, à le faire entretien, comme il l'a voulu, Blanchot devait apprendre à se débarrasser d'un rapport où le moderne était affronté à une tradition supposée intacte, hautaine et déposée dans des figures comme la nation, le pays, la spiritualité et une représentation très vague de ce qui sans être fasciste serait pourtant résolument démocratique. Mais si la démocratie n'est que l'habillage à peine politique - gestionnaire - de la modernité comme attente perpétuelle et aveugle d'un lendemain dont on n'attend que l'indéfini même ( plus de fins toujours multipliées, plus de valeurs toujours plus marchandes, bref : technique et capital) alors la démocratie s'avère incapable de l' "extrême"." 
(Jean-Luc Nancy)



(aux éditions Galilée, 2011 ; de Blanchot, L'entretien infini chez Gallimard et La communauté inavouable chez Minuit)

vendredi 20 mai 2011

Dominique Méda à propos de "Temps, travail et domination sociale" de Moishe Postone

 
C'est ici, sur la Revue du MAUSS permanente.


Acampada del Sol (source)


On peut même rêver que l'actualité récente fournisse des embryons de réponse aux questions pertinentes de Dominique Méda : qu'est-ce qui peut faire passer au post-capitalisme quand sa trajectoire, aussi folle qu'elle soit, paraît stable (soyons plus précis : parfaitement auto-entretenue ; de stabilité, au sens propre, il n'en est évidemment plus question) ?
 

mercredi 18 mai 2011

Fukushima : le lampiste enfin démasqué !


On avait failli attendre ... mais tout vient à point : on a trouvé le lampiste.

Mix & Remix (source)



Amusante la façon qu'a Le Monde, quotidien de "référence" dont les articles sont le signe irréfutable de la perte des repères, de répéter ce qu'on (apparemment l'AFP citant Tepco) lui dit. 

Amusante ... si le contexte ne prêtait guère à rire :




Fukushima : Tepco évoque la piste d'une erreur humaine sur le réacteur 1

La fusion du cœur du réacteur 1 de la centrale de Fukushima, au Japon, pourrait avoir été causée par une erreur humaine, révèle mercredi 18 mai le Japan Times. Le quotidien se fonde sur des documents internes de la compagnie d'électricité Tokyo Electric Power Co. (Tepco), opérateur de la centrale nucléaire accidentée, qui remettent en cause de précédentes conclusions du gouvernement japonais.
Grâce à de nouvelles mesures, l'opérateur s'était récemment rendu compte que le combustible nucléaire des réacteurs 1, 2 et 3 avait vraisemblablement fondu, faute d'avoir été immergé durant plusieurs heures après l'anéantissement des systèmes de refroidissement par le tsunami. Causé par un séisme de magnitude 9, la vague géante qui a touché le nord-est du Japon le 11 mars a déclenché le pire accident nucléaire depuis Tchernobyl, il y a vingt-cinq ans. 
"Le système de refroidissement d'urgence du réacteur 1 de la centrale nucléaire de Fukushima 1 a probablement été fermé manuellement avant que le tsunami ne touche [le Japon] le 11 mars", indique le quotidien. "Une partie du système de refroidissement, connu comme étant le condensateur d'isolation, était à l'arrêt pendant trois heures, ce qui a pu contribuer à la fusion du cœur du réacteur", précise le Japan Times.
Selon les documents internes et les données rendus publics lundi par Tepco, le plus grand fournisseur d'électricité du Japon, le condensateur d'isolation pourrait avoir été fermé manuellement vers 15 heures, le 11 mars, soit peu de temps après que les effets du séisme se furent fait sentir, à 14 h 56. Le tsunami a frappé la centrale vers 15 h 30. Le condensateur d'isolation est conçu pour injecter de l'eau dans le réacteur pendant les huit heures qui suivent une coupure d'électricité affectant le principal système de refroidissement.
"Il est possible qu'un ouvrier ait fermé manuellement la valve [du condensateur d'isolation] pour empêcher une chute brutale de température, comme cela est stipulé dans le manuel d'opération", a confirmé un porte-parole de la société Tepco, Hajime Motojuku, au Japan Times.

Le porte-parole du gouvernement japonais, Yukio Edano, a réagi mardi à ces révélations lors d'une conférence de presse après en avoir eu vent "par voie de presse". "Nous avons demandé à l'agence gouvernementale de sûreté industrielle et nucléaire [NISA, qui gère les opérateurs de centrales nucléaires] et à d'autres organismes de fournir des analyses et des rapports détaillés" à ce sujet, a-t-il déclaré. La NISA a exhorté mardi l'entreprise Tepco à lui fournir une explication détaillée d'ici au 23 mai.
(...)



"Save our earth from nuclear pollution"
affiche de Hasegawa Yukata



Relisons : l'employé qui aurait ("il est possible qu(e)") fermé cette vanne "comme cela est stipulé dans le manuel d'opération" (lequel manuel est l'équivalent dans une centrale de la Bible en pays Amish et pas une vulgaire version de l'almanach Vermot) aurait donc commis une erreur ?

Relisons, relisons ... oui, c'est bien cela, c'est ce qu'il faut comprendre, sans aucun doute.

Donc, suivre le manuel d'opération est une erreur humaine. Voilà qui ouvre enfin la voie à une gestion créative des opérations !

Et s'il fallait à l'employé en question un don de prescience suffisant pour anticiper que cette fermeture (coupant un système de refroidissement passif) entrainerait quelques heures plus tard des problèmes insolubles suite au tsunami qui allait mettre hors service l'ensemble de l'alimentation électrique et par là le système refroidissement actif du cœur, cela augure mal des niveaux de recrutement dans le nucléaire ...

Le manuel d'opération stipulerait-il qu'en cas de tsunami, il est impératif de rouvrir la vanne ? Ou du moins qu'en cas de perte totale du système de refroidissement il était impératif de rouvrir cette vanne si par extraordinaire elle avait été fermée auparavant ? Il n'y a qu'à ce genre de conditions qu'une "erreur humaine" pourrait être invoquée.

Sauf que les manuels, même complets et bien conçus, ne peuvent maîtriser la combinatoire des dépendances sur des systèmes aussi complexes dans des conditions extrêmes (mais pas imprévisibles).


- Que pourrait-il arriver de pire maintenant ?
- Que les autres n'en tirent aucune leçon.
Schneider (source)


L'Irlande vers le naufrage -- Morgan Kelly (The Irish Times via Presseurop)





Que l'Irlande refuse le plan de sauvetage, c'est une question de vie ou de mort nationale. Et cela exige deux choses du gouvernement : qu'il se désengage des établissements bancaires, et qu'il remette son budget à l'équilibre immédiatement. Les banques, d'abord. Si la BCE ne veut pas sauver les banques irlandaises, elle ne peut pas non plus les laisser aller à la faillite et provoquer une vague de panique qui s'emparerait de toute l'Europe.


L'Irlande a intérêt à se retirer du système bancaire en rendant aux établissements bancaires les actifs rachetés par la NAMA et en reprenant ses billets à ordre aux banques. La BCE découvrira alors cette vérité économique fondamentale qui veut que, si vous prêtez 160 milliards d'euros à des banques insolvables soutenues par un État insolvable, vous n'êtes plus un créancier : vous devenez le propriétaire. La Banque centrale européenne pourra à terme prendre une gomme et, là où figurait le terme "Prêt d'urgence" dans les comptes des banques irlandaises, effacer et écrire “Capitaux” à la place. Et quand elle le fera, ce sera son problème à elle, pas le nôtre.


L'article est ici ; les chiffres sont carabinés.

Excluding inferior workers -- Thomas C. Leonard


Le livre n'est même pas encore à paraître mais les éléments déjà publiés par Thomas C. Leonard laissent présager un grand livre d'histoire de la pensée économique.






Le sujet est celui des penseurs de la réforme américains à la fin du XIXème, début du XXème siècle ("progressive era"), précisément la période de la "première mondialisation" et de leurs solutions aux maux apportés par le "laissez-faire" anglo-saxon (ces économistes avaient souvent une formation germanique) : un mélange détonnant de foi scientiste et religieuse, de contrôle social, de contrôle de l'immigration, d'eugénisme et de progressisme dans lequel il n'est pas difficile de retrouver des parallèles inquiétants avec des prises de position actuelles.

Parmi ces éléments : 

Inutile de se cacher derrière son petit doigt : une fois débarrassé de sa phraséologie "datée", ce courant de pensée brasse des thèmes qui (aux euphémisations près) nous sont familiers et il n'est pas difficile de voir comment des causes analogues sont en train de produire parmi certains opposants au laissez-faire néo-libéral des représentations que ces respectables économistes "progressistes" auraient trouvées assez familières.


lundi 16 mai 2011

Le Pauvre -- Georg Simmel (1858-1918)


En dépit de leur aspect risible et pour tout dire misérable, les contorsions frénétiques de Laurent Wauquiez destinées à attirer sur sa peu considérable personne les erratiques projecteurs de l'actualité auront eu pour conséquence de me renvoyer à cet excellent petit opuscule disponible chez Allia (2009 ; excellemment traduit et présenté par Laure Cahen-Maurel). 

Qu'il en soit remercié, si, si et en dépit de etc.


Ce petit livre est un pendant indispensable aux approches plus directement issues de l'économie, voir par exemple les pages de La grande transformation (Karl Polanyi, Gallimard) consacrées aux poor laws (voir ici) ou la synthèse de Thomas C. Leonard sur le salaire minimum, The Very Idea of Applying Economics: The Modern Minimum-Wage Controversy and Its Antecedents.


Point d'économie ici, ou très peu, le strict minimum : "ce qui fait que le pauvre est un pauvre n'est pas l'état de besoin dans lequel il vit. Au sens sociologique du terme, est pauvre uniquement celui que son besoin porte à être assisté."

Le cœur de la réflexion ne se centre ni sur le vécu de la pauvreté ni sur les calculs utilitaristes des conséquences d'un salaire minimum mais sur la structure de l'assistance publique, structure asymétrique s'il en est, qui s'ancre exclusivement dans le devoir de la société envers elle-même de soutenir ses membres les plus démunis (le "envers elle-même" est capital ici : le fondement est utilitariste et non moral). Point d'équilibre de droits et de devoirs ; point de droit tout court, d'ailleurs (et donc point de devoirs pour les "équilibrer") ; juste cette vérité toute nue : l'État-Providence moderne œuvre à son propre intérêt.




(excellente source)


Extraits :


Chez les anciens sémites, la revendication du pauvre à prendre part au repas n'a pas son corrélat dans la générosité personnelle mais dans l'appartenance sociale et la coutume religieuse. Lorsque l'aide aux pauvres trouve sa raison d'être dans un lien organique entre les éléments, le droit du pauvre est en général plus fortement accentué - que cet accent soit religieux et remonte à l'unité métaphysique ou que, de nature tribale ou bien familiale, il dérive de l'unité biologique. Nous verrons à l'inverse que lorsque prendre soin du pauvre dépend, sur un mode téléologique, d'un but à atteindre et non pas, sur un mode causal, de l'unité déjà présente et active d'une communauté d'origine, le droit de réclamation du pauvre s'éclipse jusqu'à disparaître entièrement.
(...)
L'assistance intervient volontairement, ou sous la contraint de la loi, de manière à ne pas laisser le pauvre se changer en ennemi actif et nuisible de la société ; de manière à faire refleurir sa force amoindrie en une force de nouveau féconde pour la collectivité ; et à garantir la totalité contre la dégénérescence de sa progéniture. Le pauvre, comme personne, le reflet de sa position dans son sentiment, importent aussi peu qu'ils importaient à celui qui faisait l'aumône pour le salut de sa propre âme.
(...)
Ce sens de l'assistance montre clairement qu'en prenant au nanti pour donner au pauvre elle ne tend absolument pas à égaliser les positions individuelles. Elle n'est même pas conçue pour supprimer, comme on tend à le faire par d'autres moyens, la division de la société entre riches et pauvres. Elle a au contraire pour fondement la structure de la société telle qu'elle est ; et s'oppose le plus à tous les efforts des socialistes et des communistes pour abolir cette structure. Son but est précisément d'atténuer certaines manifestations extrêmes de la diversité sociale de manière à maintenir la société sur les bases d'une telle diversité.
(...)
Ce rapport sociologique élémentaire explique la complication spécifique des devoirs et des droits dans la forme étatique moderne d'assistance aux pauvres. A plus d'un endroit, nous nous heurtons au principe suivant : l’État a l'obligation d'aider le pauvre mais il n'existe pas de véritable droit du pauvre à être aidé. Le pauvre, et cela a été explicitement formulé en Angleterre, n'a aucune légitimité à porter plainte et à demander réparation quand une aide lui est injustement refusée. Il se trouve pour son compte exclu de la réciprocité des droits et des devoirs qui est au fondement des sociétés. Le droit correspondant à cette obligation de l’État n'est pas le sien propre mais celui de chaque citoyen à ce que sa contribution fiscale en faveur des pauvres soit fixée à un tel niveau et employée de telle façon que les fins publiques de l'aide aux pauvres soient effectivement atteintes.





Oui, décidément, loué soit Laurent Wauquier, et en dépit de etc.

Illumination -- Daniel Maximin



Wilfredo Lam (1902-1982)
La Jungla, 1943
façonnée d'une fusion d'enfer et paradis perdu
maudissant la paresse des saisons
peuples pliés devant l'éternité
au pied de flaches incapables de désirer la mer

leurs cathédrales d'acier canonnent les étoiles
en forgeant des nuages plus noirs que les clochers
les oiseaux enchaînés chantent l'heure des horloges
des guillemets antiques encerclent l'imagination

de grands coeurs en haillons nagent vers la noyade
dans l'espoir de rincer les morves et les lichens

                     l'aube rouge a dévalé l'azur
                     l'eau verte a relavé le feu
                     le feu a levé la voyance
                     la voyance a dévoilé la chimérie

à présent il faudra oublier les sauvageries anciennes
solder la peau des races et la croix des saisons

une seule nuit de pleine lune anéantit l'orgueil des comédies humaines
et la danse des batouques mènera l'arc-en-ciel en bateau
les seins à l'orée de la source
les lèvres confiantes en la douceur des peaux

                     il suffira d'improviser la mélodie
                     en saxophone solo sur les tambours pur-sang

le monde sera une porte ouverte et nous aurons perdu la clé

(in L'invention des désirades et autres poèmes, 2000/2009, Points Gallimard)

Angoisse -- Arthur Rimbaud


     Se peut-il qu'Elle me fasse pardonner les ambitions continuellement écrasées, — qu'une fin aisée répare les âges d'indigence, — qu'un jour de succès nous endorme sur la honte de notre inhabileté fatale,
     (Ô palmes ! diamant ! — Amour, force ! — plus haut que toutes joies et gloires ! — de toutes façons, partout, — Démon, dieu, — Jeunesse de cet être-ci ; moi !)
     Que des accidents de féerie scientifique et des mouvements de fraternité sociale soient chéris comme restitution progressive de la franchise première ?...
     Mais la Vampire qui nous rend gentils commande que nous nous amusions avec ce qu'elle nous laisse, ou qu'autrement nous soyons plus drôles.
     Rouler aux blessures, par l'air lassant et la mer : aux supplices, par le silence des eaux et de l'air meurtriers ; aux tortures qui rient, dans leur silence atrocement houleux.

(in Illuminations)

La jungla -- Daniel Maximin



 Wilfredo Lam (1902-1982)
Sans titre, 1947


Le commencement de la tyrannie provoque
la pointe de liberté insérée dans la devenir sans
fin, pour dépasser la tyrannie elle-même.

Wilfredo Lam


La jungle était ton paysage natal
au ciel, le tonnerre et l'éclair bâillonnaient la voix des dieux exilés
sur terre, les diables et le Bon Dieu couvaient les cris esclaves pour générer l'enfer
et toi, tu es né de la relève de la mort étranglée par le nœud de mille cordons ombilicaux
ton blason a redoré le soleil
ton art a conjuré la mer et l'exil d'Olorun
comme nos îles ont éclos en apostrophe d'apocalypse

oui il s'agit bien d'un peuple debout en balance sur la mappemonde incandescente condensée en la mère-Caraïbe, sans un coin d'espace gaspillé dans l'île ni sur le tableau

oui, ici chaque visage est un fruit, ou alors un soleil, une lune, une mandoline, un petit cheval. Les yeux sont des étoiles à éclairer les coutelas

oui il s'agit bien ici de sèves libres de racines, de pourritures ordonnées par des couleurs d'initiation, de sources grimpées aux arbres
et puis d'hommes-colibris, de femmes-flamboyants, de lèvres-hibiscus
une forêt de danseurs aux pieds déracinés
oui, ici encore, Lam contrarie le mal pour enflammer les âùes et réchauffer une sève qui marronne une liberté dans le déracinement
des hommes-plantes se redressent dans un bruit de cassure des vieux-corps, et leurs cannes éjaculent du rhum dans la fleur de belles fées noires déguisées en sorcières pour sucrer le destin
offrande aux aubes sans aubiers

(in L'invention des désirades et autres poèmes, 2000/2009, Points Gallimard)

Pour le tableau de Wilfredo Lam, La Jungla, voir plus bas.

dimanche 15 mai 2011

Compact -- Maurice Roche (1924-1997)


Un intrigant volume chez 10/18 surnageait à l'étal d'un bouquiniste rennais : roman publié en 1966, auteur inconnu au bataillon (misère !), typographie en bataille, préface de Sollers.




 Juste les premières lignes :



Tu perdras le sommeil au fur que tu perdras la vue. Tandis que tu pénétreras la nuit, tu pénétreras dans la nuit de plus en plus profonde ; ta mémoire, labile déjà, s'amenuisant à mesure que - au sortir d'une longue léthargie - tu prendras conscience de ton état.
(Comment désormais faire le départ du jour et de la nuit ?)





Tu seras là, sur un lit - dans une chambre sans doute. Les yeux écarquillés tu scruteras ce désert sombre --> et l'espace s'élargissant te permettra-t-il d'aller si loin encore que tu ne puisses jamais revenir à toi ?



On feuillette au hasard :



Pour ce qui est des justes récriminations contre mon usage immodéré de la photocopieuse, voir ici, merci.


Pas de doute : on ne laisse pas passer cela à 3€ au milieu d'un tas de vieux romans policiers !


Au final, une sorte d'oratorio somptueux à sept voix (comme les sept couleurs qui devaient à l'origine les désigner, remplacées ici par des variations typographiques) ; très sombre et très drôle à la fois.

Alors on se rencarde ... faites comme moi !

En plus, vous pouvez maintenant le lire dans la version "couleur" éditée par Tristram et vous pouvez même l'écouter (dit par Maurice Roche lui-même) !

vendredi 6 mai 2011

Parole dans ta bouche -- Jacob Glatstein


 
Raymond Depardon
San Clemente


Que possèdes-tu en propre ?
Une parole dans ta bouche.
Prends son sens et voile-le.
Viens au monde dans un halo de crépuscule.
Tends la main et mendie ta récompense.

Grêlent les cris sur un monde apeuré.
Sauve-toi déguisé en ombre.
Rabaissé, réduit à rien, affaibli, épuisé.
Que la neige enfouisse la tour de ton chant.

Chasse ton héritier.
Repousse ton dernier descendant.
Anéantis les reins dont tu es issu.
Ta langue - dans la bouche d'un vieux perroquet.
L'éclair dans tes yeux sera bientôt éteint.

Avec toi dans l'hospice en face sur un banc -
Le Dieu de tes ancêtres vieux et malade.
Le puissant le superbe le triste Dieu
Est maintenant un mendiant méprisé.
Ne le blasphème pas. Sois son Levi-Itzhok.
Cherche des excuses pour un Juif supplicié.
Dans la somnolence d'un chœur tissé de toiles d'araignée
Rêvent les vestiges d'une dernière génération.

(extrait de Fun maïn ganzer mi, New york 1956, traduit par Rachel Ertel ; in Rachel Ertel, Dans la langue de personne - Poésie yiddish de l'anéantissement, Seuil, 1993)

Gloria in excelsis mihi -- Georges Bataille



Mischa Gordin
New crowd (1999-2000)


Au plus haut des cieux,
les anges, j'entends leurs voix, me glorifient.
Je suis, sous le soleil, fourmi errante,
petite et noire, une pierre roulée
m'atteint,
m'écrase,
morte,
dans le ciel
le soleil fait rage,
il aveugle,
je crie : 
"il n'osera pas"
il ose.

(in L'expérience intérieure, 1954, Gallimard)

mercredi 4 mai 2011

Le voleur de lumière -- Aktan Arym Kubat




Derrière la fable, filmée avec beaucoup de finesse (image superbe, quelques plans à la Lynch venant parfois entrecouper le récit, personnages attachants jusque dans les rôles les plus brefs), déclinant très librement le drame de Prométhée dans les limites d'un village kirghiz, ce film dont le réalisateur est aussi l'acteur principal nous rappelle une vérité assez sombre à propos des révolutions de couleurs (ou florales ; au Kirghizistan, c'était la "révolution des tulipes", si ma mémoire est bonne ... et que dire de 1989 en Europe centrale et orientale !) : le pouvoir change de main, il ne change pas de camp.



25/10/2011

Quand la réalité grecque rejoint la réalité kirghize :

A Veria, dans le nord de la Grèce, un collectif de militants rétablit le courant à ceux qui n’ont plus les moyens de payer l’électricité. “On redonne un peu de dignité aux gens”, disent-ils.

La suite, ici.



mardi 3 mai 2011

Cabin -- Anne Waldman


eviction people arrive to haunt me
      with descriptions of summer’s wildflowers   
            how they are carpet of fierce colors

I bet you hate to see us they say and yes
      I do hate to have to move again especially from here   
            destruction brought to place of love

the uneven smiles that win she’s a business woman   
      blond tints that glow at sunset as profits rise   
            alas what labor I employ

but to ensure a moment’s joy
      sets branches trembling & arms chilled   
            dear one long returning home, come to

clammy feverish details, muffed sorrow
      I turn to throw a tear of rage in the pot
            never remorse but hint of scruples I’d hope for

it is error it is speculation it is real estate
      it is the villain and comic slippery words
            the work of despotic wills to make money

I scream take it take your money! make your money   
      go on it’s only money, here’s a wall of dry rot
            here’s an unfinished ceiling, just a little sunlight

peeks through this lark, no luminance! exquisite St. Etienne   
      stove doesn’t work icebox either too hot or frozen   
            firescreen tumbling down

kitchen insulation droops is ugly & a mess
      ah but love it here, only surface appearances   
            to complain of, nothing does justice

to shape of actual events I love   
      but a fight against artificiality
            its inherent antagonism, bald hatred of moving

and problem of thirsty fig tree in Burroughs
      apartment wakes me I don’t want to go down there yet   
            & how to orchestrate the summer properly

the problem of distress & not denying pride from it   
      too atomized to make pleasure of melancholy
            & an uncontrollable enthusiasm for throne & altar

I want to sit high want simple phalanx
      of power independent of everything but free will   
            & one long hymn in praise of the cabin!

it is a confession in me impenetrably walled in   
      like aesthetics like cosmos an organ of
            metaphysics and O this book gives me a headache

dear Weston La Barre let’s have an argument   
      because I see too clearly how rational I must be &   
            the kernel of my faith corrupted

because you have no reliance on the shaman & outlaw   
      or how depth of mind might be staggering   
            everywhere except in how important science is

science? no he won’t he fooled by visions
      whereas I wait for dazzling UFOs they announce   
            will arrive high in these mountains

I repair the portal even invite stray horses in   
      have a little toy receiving station   
            that sits by the bed

at the edge of night all thoughts to place of love   
      all worries to this place of love   
            all gestures to the place of love

all agonies to place of love, thaws to place   
      of love, swarthy valley sealed   
            in wood, log burst into flame

in home of love, all heart’s dints   
      and machinations, all bellows & pungency   
            antemundane thoughts to palace of love

all liberties, singularity, all imaginings
      I weep for, Jack’s sweet almond-eyed daughter to   
            place of love, & heavy blankets

and terracing & yard work & patch work   
      & tenacity & the best in you
            surround me work in me to place my love

dear cirques, clear constraint, dissenting
      inclinations of a man and a woman, Metonic cycle   
            all that sweats in rooms, lives in nature

requiems & momentum & trimmings of bushes   
      dried hibiscus & hawks & shyness   
            brought to this place of love

trees rooted fear rooted all roots brought
      to place of love, mystery to heart of love   
            & fibers

and fibers in sphere of love a whole world makes   
      spectators of slow flowering of spring
            & summer when you walk to town for eggs

and continuous hammerings as new people   
      arrive & today we notice for first time
            a white-crowned sparrow out by the feeder

with the chickadees & juncos & I missed   
      that airplane-dinosaur in dream nervous   
            to travel again, miss buds pop open

to shudder in breeze, their tractability   
      makes sudden rise of sensibility you are   
            shuddering too & your boy laugh

comes less frequent now you’re drawn into   
      accountability, will I return to find all   
            stuff tidy in silver truck

ready to go? it’s you in this place I lose   
      most because it’s here in you I forget
            where I am, this place for supernaturals

perched high in sky & wind, held by wind in stationary   
      motion as bluebird we observe over meadow or caught   
            up with jetstream dipping in valley’s soft cradle

power & light & heat & radiance of head it takes
      power & light & heat & radiance of head it takes to   
            make it work while

down there someone building replicas of what
      it feels like to be a human multitude, fantasy   
            molded clumsily, spare my loves

and love of glorious architecture when you really put   
      outside in, the feeling of cloud or mountain   
            or stone

having developed an idea of idyllic private life   
      & sovereignty of spirit over common   
            empirical demand

I tell you about renunciation, I tell you holy   
      isolation like a river nears ocean to   
            dissolve

and cabin becomes someone’s idea of a good place   
      discretion you pay for it wasn’t mine either   
            but sits on me imprints on me

forever splendor of fog, snow shut strangers out   
      gradual turn of season, ground stir, pine
            needle tickle your shoulder, peak curve, fresh air.


in Helping the Dreamer : Selected Poems 1966-1988 (Coffee House Press, 1989) 
Juste histoire de montrer que le souffle de Whitman ou de Thoreau ne s'est pas perdu !
Je n'ai pas l'impression que la poésie de Waldman ait été beaucoup traduite en français : Fast speaking woman aux éditions Maelström (en bilingue, merci ! Extrait, ici), quoi d'autre ? Un malheureux effet d'ombre portée d'Allen Ginsberg ? Une petite appréhension devant une œuvre à lire à voix haute ?

To a dog injured in the street -- William Carlos Williams (1883-1963)


It is myself,
not the poor beast lying here
yelping with pain
that brings me to myself with a start -
as at the explosion
of a bomb, a bomb that has laid
all the world waste.
I can do nothing
but sing about it
and so I am assuaged
from my pain.
A drowsy numbness drows my sense
as if of hemlock
I had drunk. I think
of the poetry
of René Char
and all he must have seen
and suffered
that has brought him
to speak only of
sedgy rivers,
of daffodils and tulips
whose roots they water,
even to the free-flowing river
that laves the rootlets
of those sweet-scented flowers
that people the
milky
way.

I remember Norma
our English setter of my childhood
her silky ears
and expressive eyes.
She had a litter
of pups one night
in our pantry and I kicked
one of them
thinking, in my alarm,
that they
were biting her breasts
to destroy her.

I remember also
a dead rabbit
lying harmlessly
on the outspread palm
of a hunter's hand.
As I stood by
watching
he took a hunting knife
and with a laugh
thrust it
up into the animal's private parts.
I almost fainted.

Why should I think of that now ?
The cries of a dying dog
are to be blotted out
as best I can.
René Char
you are a poet who believes
in the power of beauty
to right all wrongs.
I believe it also.
With invention and courage
we shall surpass
the pitiful dumb beasts,
let all men believe it,
as you taught me also
to believe it.

(in The Desert Music and other Poems,
Random House, 1954)





A un chien blessé dans la rue

C'est moi-même,
non la pauvre bête gisant là
hurlant de douleur
qui me fait me ressaisir en sursaut -
comme à l'explosion
d'une bombe, une bombe qui a dévasté
toute l'étendue du monde.
Je ne puis rien faire
que le chanter
et ainsi suis-je soulagé
de ma peine.
Une torpeur somnolente engourdit mes sens
comme si j'avais bu
de la cigüe. Je pense
à la poésie
de René Char
et à tout ce qu'il a dû voir
et souffrir
qui l'a conduit
à ne parler que de
rivières roselières,
de jonquilles et de tulipes
dont elles abreuvent les racines,
jusqu'à la rivière au libre cours
qui lave les infimes racines
de ces fleurs au doux parfum
qui peuplent la
voie
lactée.

Je me rappelle Norma
le setter anglais de mon enfance
ses oreilles soyeuses
et ses yeux expressifs.
Elle eut une portée
de chiots une nuit
dans l'office et je repoussai du pied
l'un d'eux
pensant dans mon émoi
qu'ils
mordaient ses mamelles
afin de la détruire.

Je me rappelle aussi
un lapin mort
gisant inoffensif
sur la paume ouverte
de la main d'un chasseur.
Comme j'étais là
à l'observer
il prit un couteau de chasse
et en riant
le plongea
dans le bas-ventre de l'animal.
Je manquai de m'évanouir.

Pourquoi penser à cela maintenant ?
Les plaintes d'un chien mourant
il faut les étouffer
du mieux que je peux.
René Char
vous êtes un poète qui croyez
au pouvoir qu'a la beauté
de guérir tous les maux.
Je le crois aussi.
Avec de l'imagination et du courage
nous surpasserons
les pitoyables bêtes muettes,
puissent tous les hommes le croire,
comme vous m'avez appris aussi
à le croire.

(traduit par Michelle Roos et Madeleine Montague 
in Cahier de l'Herne, René Char, 1971)



WCW, le chaînon manquant dans ma sainte trinité de la poésie américaine, entre Walt Whitman et Allen Ginsberg !

Quelques extraits de la correspondance entre WCW et Denise Levertov, ici (encore un site remarquable, à vous faire honte de grenouiller sur le web ... bah, shameless est un mot anglais que j'ai toujours adoré !).