mercredi 30 septembre 2009

Sur une petite phrase de FT_N2 : «une petite partie des employés n'arrive(nt) pas à changer de culture: passer du 22 à Asnières à la Livebox internet»


Cette phrase de M Pierre-Louis Wenes, N°2 de France Télécom au Nouvel Observateur a beaucoup été reprise; curieuse phrase, en effet, à deux points de vue, au moins :

(1) - la "culture du 22 à Asnières" correspond aux années 60 - 70 avant le "rattrapage numérique" qui a fait au tournant des années 80 du réseau de télécommunications français un des plus performants du monde; cette phrase témoigne d'une singulière ignorance de l'histoire de l'entreprise qu'il contribue à diriger et d'un assez remarquable mépris pour ceux qui dans les années 70 et 80 ont effectivement permis à la France de passer du "22 à Asnières" à un réseau à commutation temporelle numérique;

(2) - un peu d'arithmétique élémentaire permet de constater que le gros des salariés de France Télécom est forcément entré dans cette entreprise après le début des années 80. Les plus anciens ont donc pris part à cette mutation majeure que fut la commutation temporelle; les autres ont toujours connu une entreprise en mutation constante : aucun salarié de France Télécom actuellement en poste n'a pu connaître les heures mythiques du Petit Travail Tranquille et, à ce propos, qui se souvient de l'intensité du travail à cette époque mythique dans les autres entreprises ... juste histoire de remettre les souvenirs en perspective ! Curieux mépris, là encore.


Une simple remarque : quand on donne à des gens que l'on maltraite un pouvoir de maltraitance, il ne faut pas s'étonner que certains en fassent le plus mauvais usage. C'est, me semble-t-il, la cause principale de ce qu'on observe aujourd'hui : les responsables de premier niveau ont été durablement déstabilisés par les pressions de leur propre hiérarchie (pression à la mobilité bien plus que pression sur les résultats, qui est ancienne et peu remise en question) et finissent, pour certains, par le faire payer à leurs équipes, au titre du "si, moi, j'en bave, pourquoi pas vous". Et c'est ainsi qu'une hiérarchie qui n'avait jamais brillé par la qualité de la gestion de ses "ressources humaines" mais faisait bien mieux que sauver les meubles par la qualité de son suivi technique a sombré en partie dans le caporalisme le plus éhonté (notez que j'ai écrit "caporalisme" avec un "c" ...).

Et puis, je n'ai rien dit sur la "livebox" mais, s'agissant des premières versions du moins, le syndrôme du "22 à Asnières" a souvent été évoqué ! Comme quoi ...



Pour ne rien dire non plus d'autres déclarations du même auteur, elles aussi beaucoup commentées,

«On a fait parler les morts» (apparemment, ce sont quand même les morts qui parlent, ces derniers temps, d'outre-tombe, bien sûr et malheureusement, mais sans ambigüité)

ou

interrogé par le Nouvel Observateur sur la possibilité qu'il perde son poste avec cette vague de suicides, le numéro deux de France Télécom a toutefois paru surpris: «je considérerais alors que je suis victime d'une monstrueuse manipulation»,

phrases qui brossent au final un portrait des plus inquiétants !







En date du 05/10 : démission de Louis-Pierre Wenes, qui reste néanmoins "conseiller spécial" de Didier Lombard (FT_N1).



A la mémoire de René Crevel -- Vladimír Holan


Soudain le froid tombe ... (c'est ainsi qu'on arrache

l'édredon ou le drap d'un enfant.)
Deux fois, quand l'instant ne veut pas y croire,
les paupières s'abaissent sur le même regard.

L'absence commence à poindre, l'encre
du manuscrit ébruite l'émotion .
Comme une larme au coin de l'œil du cheval,
le jour est si pur qu'il provoque la langueur des mouches,

usurpatrices, elles s'installent, elles empruntent
le rugissement des orgues pour leurs ombres,
où la pelure sombre des visages mélange avec soin
les fruits à la cuillette et la colère à la beauté.

A pied les cieux sont gris et comme, peut-être ...
... Que te voulait donc l'églantine
qui t'a retenu un jour par le bas du manteau ? juste
un coup léger, c'est vrai, mais qui t'a déshabillé ?


(in Une nuit avec Hamlet et autres poèmes, traduit par Dominique Grandmont, Poésie / Gallimard)

lundi 28 septembre 2009

Atlantis -- Métal Urbain


Un valium endors toi démocratie plein la tête
Ton cul bien lubrifié tu verras ça passe mieux
Billet rouge billet vert prend ta place joue ton rôle
Tu choisis la couleur mais pas le numéro
Vous parlez de nos droits tout tout de suite rien jamais
On n'aime pas les leçons ni devoir ni civisme

Atlantis ton fric pue je bouffe à en crever
De la merde plein la gueule tout ce fric plein mes poches
On ne prête qu'aux riches du blé pour faire la bombe
Attention je ne vends rien rembourser pour quoi faire
Trop ingrat sans honneur te voler ça me plait
Je suis riche attention tes armes tuent atlantis

Brave vieux monde tu en chies je te pousse tu t'écroules
Tu joues tes illusions vieux tabous déflorés
Héritiers déplorables fauteurs de révolutions
On te pisse tu te noies atlantis joue et perd
Crache ta mort on attend agonie plein les yeux
Un valium endors toi prend ta place joue ton rôle

Atlantis voici la nouvelle vague subversion submersion

Brave vieux monde tu en chies je te pousse tu t'écroules
Un valium endors toi prend ta place joue ta mort (rôle).


(sur l'album Les hommes morts sont dangereux, 1978)

Juste parce que le post précédent m'y a fait penser ...


Atalantis -- Katha Pollit


Dreaming of our golden boulevards and temples

our painted palaces set in torchlit gardens,
our spires and minarets, our emerald harbor,
you won't want to hear about the city we knew:

the narrow neighborhoods of low white houses
where workmen come home for lunch and an afternoon nap,
old women in sweat-stained penitential black
ease their backaches gratefully against doorways

and the widow who keeps the corner grocery
anxiously watches her child dragging his toy
who was sickly from birth and everyone knows must die soon.
You won't want to know how we lived,

the hot sun, the horse traders cheating each other out of boredom,
in the brothels the prostitutes curling each other's hair
while the madam limps upstairs to feed the canary,
the young louts smoking in bare cafés

where old men play dominoes for glasses of cognac—
and how can we blame you?
We too were in love with something we never could name.
We never could let ourselves say

that the way the harbor flashes like bronze at sunset
or the hill towns swam in the twilight like green stars
were only tricks of the light and meant nothing.
We too believed that a moment would surely come

when our lives would stand hard and pure, like marble statues.
And because we were, after all, only a poor city,
a city like others, of sailors' bars and sunflowers,
we gave ourselves up to be only a name,

an image of temples and spires and jeweled gardens—
for which reasons we are envied of all peoples,
and even now could not say
what life would have to be, for us to have chosen it.


(in The mind-body problem, Random House, 2009)


Ajout de ...


... l'introduction par son traducteur Jacques Catteau à L'Acajou de Pilniak, chef d'oeuvre injustement méconnu que Pilniak dut lui-même massacrer en signe d'auto-critique, sous le titre (que je ne peux m'empêcher de trouver secrètement ironique, ultime tentative de Pilniak de ne pas sombrer complètement) "La Volga se jette dans la Caspienne" ... autant dire "Noël en Décembre", avant d'être quand même emporté par le tourbillon des purges comme "espion japonais".

vendredi 25 septembre 2009

La politique des grands nombres - Histoire de la raison statistique -- Alain Desrosières

Lecture indispensable pour tous les statisticiens un rien curieux ou inquiets de ce qu'il font, de ce qu'on leur fait faire, de ce qu'on dit sur ce qu'ils font et de ce qu'on fait à partir de ce qu'ils font. Le livre navigue ainsi en permanence, et c'est ce qui fait sa richesse et (à ma connaissance, du moins) son caractère unique, sur les trois niveaux syntaxique, sémantique et pragmatique de l'histoire des statistiques.

Car bien sûr, "faire des statistiques", c'est collecter des échantillons, les classer dans des boites et tenter de tirer des conclusions sur le tout; ce qui emmêle évidemment de façon inextricable des questions "syntaxiques" (comment tirer des conclusions sur le tout à partir d'une partie ? comment "bien choisir" cette partie ? etc), des questions "sémantiques" (quelles boites ? d'où sortent-elles, de l'analyse "objective", d'une définition "sociologique" ?) et des questions "pragmatiques" (les conclusions tirées des analyses statistiques sont une des sources de la politique de l'Etat (ou plus généralement de l'organisation demandeuse), ce qui ne peut qu'influer sur les choix "objectifs" ou "sociologiques" faits en amont).

A l'heure où l'INSEE, un peu à son corps défendant, change de description de l'emploi comme de chemise, à l'heure où il serait naïf de penser que le rapport Stiglitz ne sera pas l'occasion d'en rajouter question opacité des indicateurs (certes, le PIB est un indicateur pourri de défauts mais, du moins, ces défauts sont bien connus et ne tombent dans le panneau que les imbéciles et / ou ceux qui y ont intérêt; une fois nantis d'une collection d'indicateurs divers et variés, que va-t-on faire pour en tirer quelque chose de "pragmatique" ? Des analyses statistiques relatives à leurs propriétés respectives, sans doute ...), voila vraiment une lecture salutaire.

Indispensable aussi (et tout à fait accessible, c'est là le tour de force) à tous ceux qui veulent se pencher sur pourquoi et comment on transforme des chiffres en nombres et / ou des personnes en hommes moyens !



Paru en 1993 et réédité en 2000 à La Découverte / Poches.



Dans une veine plus strictement technique, l'histoire épique du maximum de vraisemblance racontée par Stephen Stigler devrait être enseignée à tous les aspirants statisticiens : "a beautiful theory killed by a nasty, ugly little fact" !


Et aussi la relecture de l'oeuvre de Jeffreys par Robert, Chopin et Rousseau, mais là c'est franchement plus technique.



Alain Desrosières fait bien remarquer l'influence de certaines avancées en physique (la distribution de Boltzmann par exemple) sur les statistiques.
Ce n'est pas son sujet mais il est amusant de s'intéresser aussi aux "contaminations" inverses, domaine particulièrement riche d'analogies aussi séduisantes qu'incontrôlées; l'assimilation de l'entropie thermodynamique à l'incertitude qu'aurait un observateur idéal sur le micro-état du système en est un exemple.
Pour le dire très vilainement, l'entropie, c'est du désordre; ce désordre, c'est de l'incertitude pour l'observateur; l'évolution de l'incertitude en fonction d'observations, c'est précisément le domaine de prédilection du bayésianisme, donc la physique statistique, c'est seulement une application de plus de l'inférence bayésienne et rien d'autre. Evidemment, ce que dit Jaynes est beaucoup plus intelligent et argumenté que cela ! Et puis, jusqu'à ce qui suit, cette analogie me paraissait fort naturelle.
Ce papier de Cosma Shalizi (très technique) démontre que cette assimilation "analogique" associée à l'emploi du formalisme bayésien standard, d'une part, des équations ordinaires de la dynamique, d'autre part, mène au résultat étonnant (et surtout choquant) que l'entropie d'un système fermé ne peut croître, en contradiction avec le second principe. Bref, mieux vaut renoncer à cette interprétation "subjective" de la physique statistique. Après tout, les états d'âme d'un hypothétique observateur idéal sur l'état du système sont quand même moins importants que la règle de Bayes ou les équations du mouvement ! On peut parfaitement s'en passer, même si on perd une des analogies les plus (faussement) évocatrices de la physique statistique ... et une de mes préférées jusqu'à ce papier !


Comme en écho aux développements d'Alain Desrosières sur la tension permanente au sein des statistiques entre le caractère "objectif" et le caractère "socialement construit" (voire "socialement constructeur") des catégories employées pour l'analyse (en bref, c'est quoi, statistiquement, la pauvreté, le chômage etc) me revient l'introduction d'un autre papier de Shalizi (What is a macrostate ? Subjective observations and objective dynamics) qui traite du même type de problème dans le domaine plus restreint et socialement moins explosif (les dégâts seront limités à quelques laboratoires, et encore !) de la physique statistique.

Cosma Shalizi dans ses oeuvres, toujours injuste avec les bayésiens (ici, Jaynes, qui mérite quand même mieux que d'être caricaturé en admirateur "incertain" de la glace fondante), ce qu'on lui pardonnera pour la clarté de son exposition:



I. WHAT’S STRANGE ABOUT MACROSTATES, OR, IS IT JUST ME?
Almost from the start of statistical mechanics, there has been a tension between subjective or epistemic interpretations of entropy, and objective or physical ones. Many writers, for instance the late E. T. Jaynes (1983), have vigorously asserted that entropy is purely subjective, a quantification of one’s lack of knowledge of the molecular state of a system. It is hard to reconcile this story with the many physical processes which are driven by entropy increase, or by competition between maximizing two different kinds of entropy (Fox, 1988). These processes either happen or they don’t, and observers, knowledgeable or otherwise, seem completely irrelevant. In a nutshell, the epistemic view of entropy says that an ice-cube melts when I become sufficiently ignorant of it, which is absurd.

These difficulties with entropy are only starker versions of the difficulties afflicting all thermodynamic macroscopic variables. Their interpretation oscillates between a purely epistemic one (they are the variables which we happen to be willing and able to observe) and a purely physical one (they have their own dynamics and have brute physical consequences, e.g. for the amount of work which engines can do). These difficulties are inherited by our definition of macrostates. Standard references define macrostates either as sets of microstates, i.e. subsets of phase space, with given values of a small number of macroscopic observables (Baierlein, 1999; Landau and Lifshitz, 1980; Reichl, 1980), or probability distributions over these (Balian, 1991; Ruelle, 1989). A given set of observables induces a set of macrostates, which form a partition of the phase space;1 but why is one such partition better than another?

There are generally several different sets of macroscopic variables which can be observed a given system. In some cases, different sets of observables are equivalent, in the sense that they induce the same partition of the phase space, and so their macrostates are in one-to-one correspondence; for instance, for an ideal gas with a constant number of molecules, we obtain the same macrostates by measuring either pressure and volume, or temperature and entropy. In other cases, observing different sets of variables will partition the set of microstates in different ways — producing partitions that are finer, coarser, or incomparable.

Even if we restrict our attention to extensive variables, there is a hierarchy of increasingly disaggregated, finegrained levels of description, with associated macroscopic variables at each level. At the highest and coarsest level are thermodynamic descriptions, in terms of system-wide extensive variables or bulk averages. Below them are hydrodynamic descriptions, in terms of local densities of extensive quantities. Below them is the Boltzmannian level, described with occupation numbers in cells of single-molecule phase space, or, in the limit, phase-space densities. (Below the Boltzmannian level we get densities over the whole-system phase space, and so statistical mechanics proper.) We can sometimes demonstrate, and in general believe, that we can obtain the coarser descriptions from the finer ones by integration or “contraction” (cf. Keizer, 1987, ch. 9). Thus there are many hydrodynamic macrostates for a given thermodynamic one, i.e. the hydrodynamic partition is much finer.

Clearly there is a problem here if macrostates are purely objective. In that case, we should be forced to use one level of description. On the other hand, we can formulate and test theories at all levels of description, and we know that, for instance, both thermodynamic and hydrodynamic theories are well-validated for many systems.

We hope to offer a resolution along the following lines. Intelligent creatures (such as, to a small extent, ourselves) start with certain variables which they are able to observe, and which interest them. This collection of variables defines a partition of phase space. This partition may not be an optimal predictor of its own future; it may have non-Markovian dynamics, with unaccounted-for patterns in its variables’ time series. In such cases, intelligent observers postulate additional variables, attempt to develop instruments capable of observing them, and thus refine this partition. Our proposal is that good macrostates are precisely the partitions at which this process terminates, i.e. refinements of the observational states whose dynamics are Markovian. One can show that there is a unique coarsest such refinement, given the initial set of observables, and that this refinement is provably optimal in several senses as a statistical predictor of the future.

dimanche 20 septembre 2009

Combien de Terres pour déterminer les méta-paramètres d'une régulation ?


A propos de régula(risa)tion, on me fait remarquer que l'usage courant dans le domaine de l'apprentissage automatique est de déterminer les méta-paramètres (ceux qui déterminent l'importance de la régularisation) par validation ou validation croisée. Fort bien, cela ne m'avait quand même pas échappé ! En termes plus simples, cela revient simplement à essayer différentes combinaisons de valeurs des méta-paramètres pour déterminer celle qui fonctionne le mieux.


Intéressant néanmoins, car effectivement illustratif de la difficulté de régulariser : de combien de Terres disposons-nous pour régler correctement (à coup d'essais / erreurs) les paramètres de l'aberrant système "cap and trade" censé réguler les émissions de gaz à effet de serre ?

Plutôt que les techniques de validation de l'apprentissage automatique standard, ce qui vient à l'esprit ici comme analogie, c'est plutôt le dilemme "exploration / exploitation" de l'apprentissage par renforcement, et dans le cadre d'un système à une seule vie : si le petit robot tombe de la table en explorant, finie la manip et pourtant, il faut bien qu'il l'explore, cette table.
Pas étonnant que dans ce cas, on préfère le voir bouger tout doucement, avec une grande prudence (et donc en interdisant beaucoup d'explorations potentiellement intéressantes, en relâchant les interdictions progressivement, bref, en réglementant son évolution), car "la tempête qui n'arrive que tous les cent ans", on la paye cash ... Il est vrai que Lloyd Blankfein a les moyens, lui !



vendredi 18 septembre 2009

Whatever It Is, I'm Against It


Une source apparemment inépuisable de commentaires (im)pertinents et (im)partiaux sur la politique américaine, une iconographie souvent hilarante. GW Bush était, il est vrai, l'équivalent humain de la corne d'abondance à photos ridicules !

Mes craintes que cette source tiédisse et s'amenuise avec l'élection d'Obama se sont révélées totalement infondées.

jeudi 17 septembre 2009

Quelle démocratie ? -- Cornelius Castoriadis


Les Carrefours du Labyrinthe s'ouvrent sur cette déclaration de principe aussi peu platonicienne que possible:
"Penser n'est pas sortir de la caverne, ni remplacer l'incertitude des ombres par les contours tranchés des choses mêmes, la lueur vacillante d'une flamme par la lumière du vrai Soleil. C'est entrer dans le Labyrinthe (...). C'est se perdre dans des galeries qui n'existent que parce que nous les creusons inlassablement, tourner en rond au fond du cul-de-sac dont l'accès s'est refermé derrière nos pas -- jusqu'à ce que cette rotation ouvre, inexplicablement, des fissures praticables dans la paroi." (Les carrefours du labyrinthe, tome 1)

Toute l'oeuvre (et c'est énorme !) de Castoriadis témoigne de cette approche de l'approfondissement progressif des sujets "en tournant autour".

"Quelle démocratie ?" est un article finalement assez lugubre, qu'il faut absolument lire en entier et dont j'extraie ci-dessous les dernières pages, à verser au dossier sur l'état de la démocratie; tout comme le livre de Gilles Châtelet, cela a vingt ans ... bien plus sans doute dans le cas de Castoriadis ! Le lien avec les analyses d'André Gorz est bien sûr évident.


Cet article est inséré dans le tome 6 (posthume) des Carrefours du labyrinthe: "Figures du pensable", disponible, comme tous les autres, en Points/Seuil (11€).









Lugubre, certes, mais il est également particulièrement rafraichissant de voir comment Castoriadis expédie en quelques lignes Rousseau ou Tocqueville, comment il enterre rapidement l'objection "démocratie = consentement, satisfaction, assentiment de tous ou du plus grand nombre" pour revenir au plus près de son sujet tel qu'exprimé dans son titre. Quand nous parlons aujourd'hui de démocratie, de quoi parlons-nous ? Quel avenir pour l'autonomie dans un cadre social qui produit de l'assentiment informe en masse (les "citoyens-thermostats" de la "thermocratie" de Gilles Châtelet) ?


Le dernier paragraphe sonne un peu comme un testament. A chaque lecture, je le reçois (à mon modeste niveau !) comme un rappel à l'ordre:
"Ce dont il s'agit, donc, est tout autre chose que de gérer tranquillement le consensus existant, augmenter millimétriquement les "espaces de liberté" ou revendiquer "de plus en plus de droits". Comment le faire est une autre affaire. Un grand mouvement politique collectif ne peut pas naître par l'acte de volonté de quelques-uns. Mais, aussi longtemps que cette hypnose collective dure [ndlc: "la représentation du monde comme objet d'une maîtrise croissante ou comme décor d'une anthroposhère"], il y a, pour ceux parmi nous qui ont le lourd privilège de pouvoir parler, une éthique et une politique provisoires: dévoiler, critiquer, dénoncer l'état de choses existant. Et pour tous: tenter de se comporter et d'agir exemplairement là où ils se trouvent. Nous sommes responsables de ce qui dépend de nous."

mercredi 16 septembre 2009

Vivre et penser comme des porcs -- Gilles Châtelet


Le livre qui m'aura convaincu qu'on pouvait être mathématicien et philosophe, à une époque où les bateleurs du chaos, des catastrophes, de l'émergence, de l'auto-organisation (critique ou non !) et, pour les plus hardis, de la "computation at the edge of chaos" avaient pratiquement achevé de me persuader que ceux qui affichaient cette double prétention étaient à fuir comme la peste.

Un livre qui a maintenant plus de 20 ans. On dirait facilement "qu'il n'a pas pris une ride" en se félicitant de l'avoir lu à sa sortie. Mon point de vue est un peu moins auto-satisfait: oui, en effet, ce livre n'a pas pris une ride, mais nous, qui l'avons lu à sa sortie, si; et ce monde dont Gilles Châtelet dénonçait l'avènement et dégageait si bien les lignes de constitution, il est maintenant là, advenu, obscène. Pas de quoi pavoiser, même si des résurgences redonnent parfois espoir au milieu de ce vaste désert d'acceptation béate de l'obscénité qui semble constituer l'essentiel du champ intellectuel.

En exergue cette citation de Gilles Deleuze et Félix Guattari (Qu’est-ce que la philosophie ?):

« Les droits de l’homme ne nous feront pas bénir le capitalisme. Et il faut beaucoup d’innocence, ou de rouerie, à une philosophie de la communication qui prétend restaurer la société des amis ou même des sages en formant une opinion universelle comme « consensus » capable de moraliser les nations, les Etats et le marché. Les droits de l’homme ne disent rien sur les modes d’existence immanents de l’homme pourvu de droits. Et la honte d’être un homme, nous ne l’éprouvons pas seulement dans les situations extrêmes décrites par Primo Levi, mais dans des conditions insignifiantes, devant la bassesse et la vulgarité d’existence qui hantent les démocraties, devant la propagation de ces modes d’existence et de pensée-pour-le-marché, devant les valeurs, les idéaux et les opinions de notre époque. L’ignominie des possibilités de vie qui nous sont offertes apparaît du dedans. Nous ne nous sentons pas hors de notre époque, au contraire nous ne cessons de passer avec elle des compromis honteux. Ce sentiment de honte est un des plus puissants motifs de la philosophie. Nous ne sommes pas responsables des victimes, mais devant les victimes. Et il n’y a pas d’autre moyen que de faire l’animal (grogner, fouir, ricaner, se convulser) pour échapper à l’ignoble : La pensée même est parfois plus proche d’un animal qui meurt que d’un homme vivant, même démocrate. »

Ci-dessous, l'avant-dernier chapitre, choisi pour sa résonance particulière avec l'actualité économique récente, ... et parce que je n'envisage pas de mettre en ligne le livre dans son intégralité !
(*) 
Il est aisément disponible en folio/actuels.
















(*) note du 13/11/2014
L'intégralité du livre est en ligne, ici !

samedi 12 septembre 2009

Vie -- Jean Follain


Il naît un enfant
dans un grand paysage

un demi-siècle après,
il n'est qu'un soldat mort
et c'était là cet homme
que l'on vit apparaître
et puis poser par terre
tout un lourd sac de pommes

dont deux ou trois roulèrent,
bruit parmi ceux d'un monde

où l'oiseau chantait
sur la pierre du seuil.



De ceux que je connais (un autre ici), c'est le poème de Jean Follain qui me touche le plus: cette construction resserrée, une seule phrase qui parvient en quelques vers à passer de façon si naturelle de la naissance à la mort, puis, à rebrousse-temps, de l'homme au monde me laisse toujours incrédule devant sa virtuosité.

Virtuosité infiniment discrète au demeurant, simple cadrage,
pure "mise au point" qui laisse absolument libre tout le hors-champ pour le déploiement de l'interprétation.

jeudi 10 septembre 2009

Régulation etc : Lloyd Blankfein amuse la galerie


C'est trop drôle de voir une illustration (empruntée au blog de Paul Jorion sous la plume de François Leclerc) si crue de ce que j'avais écrit plus haut :

Un discours a hier fait le tour de la planète et des rédactions, celui de Lloyd Blankfein, le Pdg de Goldman Sachs, car il sonnait comme un véritable manifeste et était prononcé par un homme pouvant concourir au titre de plus puissant la planète. Quel a été l’essentiel du message ? « Retirer totalement le risque du système se ferait aux dépens de la croissance économique » a martelé son auteur fort écouté, ajoutant : « si nous abandonnons, au lieu de réguler, des mécanismes de marché créés il y a plusieurs dizaines d’années, comme les produits dérivés, nous pourrions limiter l’accès au capital et une protection et distribution efficaces contre le risque ». Donnant de son point de vue le coup de grâce en affirmant qu’il fallait «résister à la tentation d’une réaction visant uniquement à nous protéger d’une tempête qui n’arrive que tous les 100 ans ».

Tout y est: (a) "régulez au besoin, surtout ne réglementez pas", (b) "laissez nous chercher des solutions dans des espaces (nos si chers produits dérivés) d'une complexité telle que nous n'avons en fait aucune prise sur la qualité des solutions trouvées en termes d'optimisation de l'usage global des ressources (la justification ultime du marché, faut-il le rappeler) ; nous sommes assez malins pour assurer du moins l'optimisation de nos propres revenus en gonflant des bulles rapidement assimilées à de la croissance (mais bien loin de ce qu'on pourrait assimiler à du développement)".

"C'est trop drôle ! Merci mon dieu !" chantait déjà Métal Urbain ("Hystérie connective", 1978):

Ce n'est pas ma faute
Si tout se déglingue
Les lavabos lézardés
Au secours à l'aide les plombiers
Vive la peste on baptise les rats
Voyeurs provos seuls animateurs
Terreur hystérie connectée

C'est trop drôle !

Offrir ma place dans l'autobus
Vous plaisantez je ne vieillis pas
Au secours à l'aide la police
Encore une fois s'il vous plait
La grande peur de l'an mil
Encore une fois multiplication
2 fois 1 = 2

C'est trop drôle !

Inventez invitez les rats
Servez enfin le dîner
Plaisirs catastrophiques
0 1000 2000 ha ha !
Les spectateurs sont impatients
Surtout n'oubliez rien
Ni acteurs ni décors
Inventez des ingrédients

C'est trop drôle ! Merci mon dieu !


mercredi 9 septembre 2009

Djann -- Andreï Platonov





Une fable inoubliable: Djann, le petit peuple qui voulait mourir; Tchagataïev, celui qui reçoit comme mission de le sauver.


"- Nous n'arrivons pas à vivre, déclara Orar Babaïev, nous avons essayé chaque jour.
- Ce n'est rien, nous apprendrons tous ensemble, leur dit Tchagataïev.
- Patientons encore un peu, concéda Soufian, après nous mourrons tous, sans le faire exprès."



Disponible aux éditions L'Age d'Homme.


La prose de Platonov a la simplicité et la familiarité du conte, usant de tous ces déplacements infimes que le russe permet pour adoucir la trame très linéaire du récit; les traductions françaises n'arrivent pas bien à rendre cela, un peu désarmées sur la durée par la raideur de la langue. Il n'est que de comparer deux recueils de contes pour enfants, l'un en russe, l'autre en français pour comprendre cela !

mardi 8 septembre 2009

Lettre à Pasternak -- Marina Tsvetaeva


Je l'ai finalement retrouvée, cette lettre que j'évoquais plus haut :










Recueil de lettres publiées chez clémence hiver éditeur :




lundi 7 septembre 2009

Dmitry Orlov


On n'est pas forcé de tout gober de son blog mais on perd moins son temps à réfléchir sur ses considérations qu'à déchiffrer un communiqué de Trichet, et c'est incomparablement plus drôle !

Ainsi, après une analyse assez fine de l'effondrement très brutal de la production russe corrélatif à celui de l'URSS, sa défense et illustration narquoise de la "théorie canonique" du peak oil (ça descend lentement après le pic, on aura tout le temps de s'adapter ...) vaut le détour:

"Although we have absolutely zero data on which to base this assumption, we must assume that oil production throughout the rest of the universe has not peaked yet. Further, we must assume that interstellar vessels will deliver this oil to Earth in a timely manner, making up for any planetary production shortfall before Earth's economy collapses. Further, since Earth has few resources to trade for this oil, let us assume that the aliens will be happy to give us their oil in exchange for a truly excellent recipe for brioche à tête which (for reasons we should find intuitively obvious) no-one in the rest of the universe has been able to perfect."

Finalement, les ufologues ont peut-être raison: au train où nous laissons aller les choses, l'espoir viendra des profondeurs du ciel; ou il ne viendra pas du tout !

Il s'était fait connaître en 2006 par "Closing the collapse gap", un article mettant en parallèle l'état de l'URSS avant son effondrement et celui, actuel, des USA et tirant des similitudes et différences cet enseignement que l'incurie séculaire et proverbiale des gouvernements russes successifs avaient fort bien préparé la Russie à l'effondrement du système (en conservant tant bien que mal , voire même très mal mais la qualité de service n'est plus un indicateur pertinent au moment du collapse !, une mainmise étatique sur les secteurs stratégiques et en tolérant,(de tout temps), voire encourageant (sur la fin), le recours massif au système D pour tout le reste) et que, pour sa plus grande chance, il y avait encore un "extérieur" à la Russie pour amortir le choc.

L'occasion de poursuivre le parallèle en parodiant Kibirov !

C'est fugace comme Kennedy,
C'est stupide comme le Bush,

C'est stérile comme Carter,
Ca fout la trouille comme Hillary,
Y'a plus de banques qui tiennent
Now the shit hits the fan, Sweetheart !




vendredi 4 septembre 2009

Réglementation - Régulation - Régularisation


L'idée du marché auto-régulateur est que le marché peut être considéré comme un processus d'optimisation réparti conduisant à un optimum global de l'utilisation des ressources.

L'optimisation est-elle toujours souhaitable ? Pour un statisticien, la réponse n'est pas un "oui" franc et massif mais un "oui mais" bien plus nuancé: "optimiser" ne signifie rien en soi, il faut encore préciser dans quel espace (dans quelle classe de solutions) on optimise et toute la nuance peut-être résumée ("avec les mains", que les spécialistes me pardonnent) dans la notion de "dilemme biais-variance".

En un mot: la qualité de la solution trouvée dépend de deux termes,
  • le biais, à savoir la distance minimale entre la cible et la classe de solution dans laquelle on cherche
  • la variance, à savoir la distance entre la solution effectivement trouvée et la solution optimale dans la classe où on cherche
Ce qui est essentiel ici est de comprendre que ces deux termes varient en sens inverse en fonction de la complexité de la classe de solution dans laquelle on cherche:
  • le biais diminue évidemment quand la complexité de la classe augmente
  • au contraire, la variance augmente quand la complexité de la classe augmente; en effet, plus la complexité de cette classe est grande, plus j'ai besoin d'information pour trouver la solution optimale (en d'autres termes, des solutions très complexes et très différentes -- mais dans une classe donnée -- peuvent apparaître équivalentes quand on ne dispose pas d'information suffisante): à information finie, l'optimisation dans une classe de solutions très complexe va ramener une solution statistiquement d'autant plus éloignée de la "vraie" solution que l'écart entre complexité de la classe et information disponible sera grand





Bien, pour ceux qui souhaiteraient un exposé vraiment formel, voir, par exemple, Vladimir Vapnik, The nature of statistical learning (Springer).

La première "morale" de tout cela, c'est qu'il faut chercher la solution dans une classe dont la complexité soit en rapport avec la quantité d'information dont on dispose.
La seconde "morale", c'est que, à information finie, ne pas borner la complexité de la classe dans laquelle on optimise, c'est accepter de trouver une solution "optimale" n'ayant rien à voir avec la solution correcte avec une très forte probabilité.

Ce sont ces deux "morales" qui peuvent constituer un socle pour comprendre l'exigence de réglementation du marché: on peut considérer que les outils financiers sophistiqués que la fertile imagination des quants a produit constituent des classes de complexité de plus en plus grande où on a laissé le marché chercher un optimum sans contrainte. L'expérience des éclatements de bulles pourrait s'interpréter comme une illustration de la médiocre qualité des optima trouvés, indiquant que la complexité des modèles a dépassé de beaucoup l'information disponible, d'où la nécessité de limiter la complexité de l'espace où le marché optimise: une "régulation".

Là encore, l'expérience statistique peut éclairer deux types de démarches différentes: d'une part, limiter la complexité de la classe à une valeur compatible avec l'information disponible, d'autre part "régulariser" la solution en pénalisant les solutions les plus complexes.

En d'autres termes, pour le cas des marchés, d'une part interdire le recours à certains outils financiers ou à certains comportements (voir par exemple la proposition de Paul Jorion d'interdiction des paris sur les prix), d'autre part "taxer" les outils les plus complexes (par exemple, la taxe Tobin), ce qui rejoint la discussion sur la déontologie à la Bentham: extrême difficulté de définir convenablement la "bonne" façon de pénaliser les actions, inclusion inévitable du régulateur parmi les acteurs etc.

La position du déontologue est aussi une position qui n'est tenable qu'à information infinie: on pourrait voir le déontologue benthamien comme une sorte de démon de Maxwell des marchés. A information finie (et finie au sens pratique, pas au sens "théorique" qui arrachait ce sarcasme à Léonid Levin "Only math nerds would consider 2^500 finite"; finie au sens de "très nettement insuffisante"), il est tout aussi illusoire d'espérer "optimiser" de façon fiable dans des espaces de complexité énorme (rêve de quant ...) qu'il est illusoire d'espérer "réguler" dans ces mêmes espaces. Ce sont là les deux faces d'une même illusion, celle qui s'imagine que l'optimisation va produire une solution optimale sans tenir compte de l'information disponible.

Pas étonnant dès lors que quand la discussion s'approche des notions de réglementation, s'il fallait choisir, les marchés préfèrent, et de loin, qu'on les "régularise" plutôt qu'on les réglemente !

Une illustration parfaite ne s'est pas fait attendre; à croire que dans ce domaine, c'est comme les étoiles filantes en août, il suffit de lever le nez et d'attendre !

Minuscule ajout suite à une remarque.

Liberté-Egalité ou Liberté-Sécurité


Rem
arque récurrente autour des questions de "régulation" de la finance, la solution se trouverait dans un équilibre sur un axe liberté - égalité. Le sous-jacent de cette remarque et la raison de son omni-présence dans le discours dominant est de ramener le problème au seul problème du niveau de rémunération, puis de situer l'exigence de régulation sur le seul terrain de ressentiment ("il a une Bentley et j'ai une deux-chevaux").

Si cette omniprésence me paraît si gênante, ce n'est pas tant dans sa deuxième étape (le rabattement de l'exigence d'égalité sur le ressentiment) que dans sa première: l'axe principal qui sous-tend l'exigence de régulation me paraît plutôt être l'axe liberté - sécurité que l'axe liberté - égalité.

L'exigence de régulation prend sa source dans le fait que la liberté accordée aux acteurs la finance (considérée comme excessive par les "régulateurs") met en péril la sécurité des autres: qu'on pense simplement à la hausse du chômage consécutive à l'éclatement de la dernière bulle en date.

Rabattre l'exigence de régulation vers le ressentiment permet au discours dominant de créer un adversaire à sa mesure en plaçant le combat sur le terrain de son choix: la liberté ou le cauchemar égalitariste (plutôt ces salaires extravagants que la DDR en pire ou le Kampuchea "démocratique" etc; bref "le nucléaire ou la bougie" adapté à la situation). Sur ce terrain, l'argumentaire est bien rodé et (malheureusement) encore assez efficace, ce qui garantit une victoire assez facile.

Combat tellement plus facile que celui qui se livrerait sur le terrain de l'axe liberté - sécurité, tout aussi classique et documenté que l'axe liberté - égalité.

Ce ne sont pas tant les montants extravagants des rémunérations du monde de la finance en tant que tels qui sont en cause que ces montants comme partie la plus visible d'un système qui permet à certains de risquer gros sur le compte de tous les autres; c'est le "pile ils gagnent gros, face nous perdons tout" qui est en cause, bien plus que le "combien gagnent-ils ?".

Et c'est cette mise en cause, cette prise de conscience que la propagation à l'économie réelle de la crise financière a rendu très aigüe, que l'on essaye d'oblitérer en revenant sur le terrain confortable de l'axe liberté - égalité, de la nécessaire rémunération des meilleurs mais avec une couche de moraline etc.