Démocratie, dans quel état ?
G. Ambagen, A. Badiou, D. Bensaïd, W. Brown, J-L. Nancy, J. Rancière, K. Ross, S. Žižek
La Fabrique
Introduction formidable de G. Ambagen sur l'ambiguïté du concept de démocratie, entre forme de constitution et forme de gouvernement. Cinq pages lumineuses qu'on aimerait citer en entier ... Cela, simplement:
"Si nous assistons aujourd'hui à la domination écrasante du gouvernement et de l'économie sur une souveraineté populaire qui a été progressivement vidée de tout sens, c'est peut-être que les démocraties occidentales sont en train de payer le prix d'un héritage philosophique qu'elles avaient assumé sans bénéfice d'inventaire. Le malentendu qui consiste à concevoir le gouvernement comme simple pouvoir exécutif est l'une des erreurs les plus lourdes de conséquence dans l'histoire occidentale. Elle a abouti au fait que la réflexion politique de la modernité s'égare derrière des abstractions vides comme la loi, la volonté générale et la souveraineté populaire, en laissant sans réponse le problème à tout point de vue décisif, qui est celui du gouvernement et de son articulation au souverain. J'ai essayé de montrer dans un livre récent que le mystère central de la politique n'est pas la souveraineté mais le gouvernement, n'est pas Dieu mais l'ange, n'est pas le roi mais le ministre, n'est pas la loi mais la police -- ou plus précisément, la double machine gouvernementale qu'ils forment et maintiennent en mouvement."
La courte contribution de Badiou lui permet de résumer sa critique platonicienne de la démocratie
"Ce qui définit l'homme démocratique, éduqué par cette anarchie, c'est qu'il en subjective le principe, celui de la substituabilité de toute chose. On a alors une circulation ouverte des désirs, des objets auxquels ces désirs s'attachent, et des courtes jouissances qu'on tire de ces objets. C'est dans cette circulation que se constitue le sujet. On a vu que, parvenu à un certain âge, il accepte, au nom du primat de la circulation (de la "modernisation"), une certaine indétermination des objets. Il ne voit plus que le symbole de la circulation, l'argent comme tel. Mais la passion originaire seule, celle qui s'attache à l'infini potentiel des jouissances, peut animer la circulation. De là que, si la sagesse de la circulation réside chez les vieux -- qui ont compris que l'essence de tout est la nullité monétaire --, son existence animée, sa perpétuation incessante, requiert que la jeunesse soit un acteur privilégié. L'homme démocratique greffe un vieillard avare sur un adolescent avide. L'adolescent fait tourner la machine et le vieillard encaisse les bénéfices."
et de mettre clairement en évidence le problème qu'ouvre cette critique dans une perspective "moderne" (émancipatrice): le communisme que Platon recommande aux gardiens de la cité est-il soluble dans la masse (le communisme comme "aristocratisme pour tous") et comment ?
Bensaïd fait inutilement long (on peut supprimer la moitié des adjectifs et la totalité des adverbes sans rien perdre !) pour expliquer que la réponse à la question ci-dessus, tout comme les réponses à toutes celles que posent les contributeurs, est cachée sous la barbichette de Tonton Léon.
Wendy Brown est la seule à poser clairement une question centrale très dérangeante: le peuple veut-il l'émancipation ? Ou plutôt à la faire re-émerger après Marcuse:
"Dernier défi, peut-être le plus grave pour ceux qui croient au pouvoir du peuple: présupposer que la démocratie est un bien, c'est présupposer que les êtres humains veulent vivre sous leurs propres lois et que le danger, c'est un pouvoir politique non responsable et concentré en peu de mains. (...) Ce qui s'est passé au siècle dernier nous indique qu'entre les séductions du marché, les normes du pouvir disciplinaire et l'insécurité liée à une géographie humaine de plus en plus floue et désordonnée, la majorité des Occidentaux en sont venus à préférer moraliser, consommer, faire l'amour et se battre, en attendant qu'on leur dise ce qu'il faut être, penser et faire pour diriger leur propre vie. Cette difficile question sur l'avenir de l'émancipation a été brutalement articulée par Herbert Marcuse au milieu du XXème siècle. (...) Platon craignait que des esprits mal formés en charge de leur propre existence politique n'entrainent la décadence et une licence sans frein, mais aujourd'hui le danger est plus évident et inquiétant: le fascisme venant du peuple (authored by the people). (...)
Nous avons donc d'un côté des peuples qui n'aspirent pas à la liberté démocratique , et de l'autre des démocraties dont nous ne voulons pas -- des peuples "libres" qui amènent au pouvoir des théocraties, des empires, des systèmes haineux de nettoyage ethnique, des communautés fermées, des sociétés stratifiées selon l'ethnicité et le statut d'immigré, des constellations postcoloniales d'un néolibéralisme agressif, ou des technocraties promettant de guérir les maux sociaux en contournant les processus et les institutions démocratiques. Les eux possibilités ont chacune leur forme -- c'est le problème des peuples qui mettent en avant leurs satisfactions à court terme plutôt que la conservation de la planète, les faux-semblants sécuritaires plutôt que la paix, et qui n'ont aucune envie de sacrifier leurs plaisirs ou leurs haines au bien collectif. Rousseau avait bien évalué la difficulté d'orienter un peuple corrompu vers la vie publique: on considère souvent que sa proposition en faveur de la démocratie a échoué sur le projet de transformer un peuple corrompu en un peuple de démocrates. Il y a bien des manières de comprendre ce qu'il entendait par "forcer quelqu'un à être libre", mais toutes aboutissent à suspendre l'engagement de rendre le sujet libre, pour réaliser cet engagement. Aujourd'hui, il est difficile d'imaginer ce qui pourrait contraindre les êtres humains à la rude tâche de se gouverner eux-mêmes, ou même de contester les pouvoirs qui les dominent"
L'éducation peut apparaître comme un moyen de contourner le "forcer" mais laisse entier le problème de la suspension de la démocratie comme "mouvement": qui éduque, au nom de quoi (les religions civiles -- culte de l'Etre Suprême, par exemple -- ont échoué et disparu, à moins de considérer la vision utilitariste comme le socle religieux de nos sociétés) ? Les réponses sont là à chercher dans le cadre d'institutions, donc d'une suspension (ou d'une dialectique qui reste à inventer) et on se retrouve confronté aux critiques classiques à la Illitch de l'éducation comme institution.
Sur le même sujet, on peut aussi se reporter à un article de Wendy Brown publié dans Vacarmes 2004.
Difficile contribution que celle de Jean-Luc Nancy ... Son exposé de la non-fondabilité de la démocratie est très clair avec une jolie prise d'appui éthymologique (la distinction entre -cratie qui se rapporte à une force et -archie qui se rapporte à une institution):
Bref, il y a un en-dehors multiple de la politique que la "démocratie" actuelle (faut-il comprendre le libéralisme ?) tend à homogénéiser et c'est le rôle de la "vraie" démocratie à la fois de rétablir ou de respecter l'hétérogénéité et de donner accès à l'ensemble de ces sphères hétérogènes.
La rhétorique de Nancy est brillante mais je ne parviens pas à déterminer ce qui ressort de l'exercice de style un rien vain de ce qui "accrocherait" sur une pratique quelconque.
La contribution de Jacques Rancière se limite à un entretien de seulement 6 pages avec Eric Hazan, ce qui est peu si on considère sa production récente dans le domaine.
"En quoi la démocratie est-elle un scandale ?
Le scandale démocratique est déjà perceptible chez Platon. Pour un Athénien bien né, l'idée de la capacité de n'importe qui à gouverner est inadmissible. Mais la démocratie apparaît aussi comme un scandale théorique : le gouvernement du hasard, la négation de toute légitimité soutenant l'exercice du gouvernement. Ce scandale de l'absence de légitimité du pouvoir, il le transpose sur un mode sociologique en représentant la démocratie comme un gigantesque bordel où tout le monde fait ce qu'il veut, les enfants commandent les parents, les élèves font la leçon aux maîtres, les animaux occupent la rue, etc. Tout le bavardage qu'on entend aujourd'hui sur l'individualisme consumériste n'est que l'habillage contemporain de la critique première de la démocratie.
Pourquoi cette haine de la démocratie revient-elle précisément aujourd'hui ?
La fin du soviétisme a été décisive. Tant qu'on pouvait identifier l'ennemi totalitaire, on pouvait nourrir une vision consensuelle de la démocratie comme l'unité d'un système constitutionnel, du libre marché et des valeurs de liberté individuelle. Les oligarchies étatiques et financières pouvaient identifier leur pouvoir à la gestion de cette unité. Après l'effondrement soviétique, l'écart est vite apparu entre les exigences d'un pouvoir oligarchique mondialisé et l'idée du pouvoir de n'importe qui. Mais, en même temps, la critique marxiste sans emploi a trouvé à se recycler en critique de la démocratie. Des auteurs venus du marxisme ont transformé la critique de la marchandise, de la société de consommation et du spectacle, en critique de l'individu démocratique comme consommateur insatiable. Ce qui était auparavant perçu comme la logique de la domination capitaliste est devenu le vice des individus et, à la limite, l'individu démocratique a été déclaré responsable du totalitarisme : Jean-Claude Milner expliquait le génocide comme conséquence de la démocratie, et Alain Finkielkraut, les révoltes des banlieues comme une manifestation de la barbarie consumériste."
Contribution rageuse de Kristin Ross sur l'annexion du mot "démocratie" par ceux-là même qui craignent plus que tout l'ignorance des masses et remarquable transition par le poème "Démocratie" de Rimbaud qui lui permet de mettre en perspective l'écrasement "républicain" (et bientôt "républicain démocrate") de la Commune puis les oripeaux du colonialisme blanchis "démocratiquement" et le déni de démocratie du référendum irlandais sur le traité de Lisbonne.
Comme souvent, Slavoj Žižek ne fait pas dans le détail et philosophe à grands coups de machette. Inutile d'attendre de lui la patiente construction d'une théorie, il appartient à l'école du "descellement" (décillement ?), ruinant en un exemple bien choisi les argumentations les plus serrées et n'a pas son pareil pour ramener rapidement le sujet à ses limites. La démonstration procède plus par grands sauts "plausibles" que par la fastidieuse construction des passerelles intermédiaires mais, comme le disent souvent les théoriciens en sciences dures, "l'idée y est". Ici, deux thèses-limites retiennent mon attention:
Un livre qu'il fait bon avoir lu, ne serait-ce que pour rappeler ces évidences
Il faut donc chercher ailleurs: se dégager pour s'engager; et pour pratiquer ce dégagement, prendre appui sur toutes les formes de réflexion radicale (*): à ce stade, peu importe que les sources forment un tout cohérent (Badiou et Rancière ne sont clairement pas sur la même position, par exemple, quant à "positionner" Žižek ...) pourvu qu'elles désignent des failles dans la circularité du discours de l'absence d'alternative. C'est en cela que ce livre peut être utile.
(+) Amusant de constater que cette dialectique difficile entre force et institution se trouve déjà soulignée par Alexei Remizov (Le destin de feu), relisant (très librement) Héraclite à la lumière de 1918:
Par le destin la force fait le droit.
A l'origine était la force,
Par le destin la force fut le droit.
Le droit de régir l'univers
et de peser par la force sur l'homme.
La destruction du droit est un embrasement.
Détruis ce feu avant qu'il ne s'embrase.
A l'origine était la force,
Par le destin la force fut le droit
Et sans le droit qu'y aurait-il eu ?
Chaos, ruine et poussière.
Que le peuple se lève et défende le droit,
comme il défend les murs de sa cité !
La notion de "destin", truchement de la synthèse, nous est obscure aujourd'hui ...
(*) par "radical", j'entends "qui cherche la racine", le "d'où ça vient ?" par opposition au "comment ça marche ?", le "modèle de l'arbre, où l'on cherche la racine", par opposition au "modèle de l'herbe, qui pousse par le milieu", pour reprendre les termes de Deleuze (qui semblait d'ailleurs préférer le modèle de l'herbe).
G. Ambagen, A. Badiou, D. Bensaïd, W. Brown, J-L. Nancy, J. Rancière, K. Ross, S. Žižek
La Fabrique
Introduction formidable de G. Ambagen sur l'ambiguïté du concept de démocratie, entre forme de constitution et forme de gouvernement. Cinq pages lumineuses qu'on aimerait citer en entier ... Cela, simplement:
"Si nous assistons aujourd'hui à la domination écrasante du gouvernement et de l'économie sur une souveraineté populaire qui a été progressivement vidée de tout sens, c'est peut-être que les démocraties occidentales sont en train de payer le prix d'un héritage philosophique qu'elles avaient assumé sans bénéfice d'inventaire. Le malentendu qui consiste à concevoir le gouvernement comme simple pouvoir exécutif est l'une des erreurs les plus lourdes de conséquence dans l'histoire occidentale. Elle a abouti au fait que la réflexion politique de la modernité s'égare derrière des abstractions vides comme la loi, la volonté générale et la souveraineté populaire, en laissant sans réponse le problème à tout point de vue décisif, qui est celui du gouvernement et de son articulation au souverain. J'ai essayé de montrer dans un livre récent que le mystère central de la politique n'est pas la souveraineté mais le gouvernement, n'est pas Dieu mais l'ange, n'est pas le roi mais le ministre, n'est pas la loi mais la police -- ou plus précisément, la double machine gouvernementale qu'ils forment et maintiennent en mouvement."
La courte contribution de Badiou lui permet de résumer sa critique platonicienne de la démocratie
"Ce qui définit l'homme démocratique, éduqué par cette anarchie, c'est qu'il en subjective le principe, celui de la substituabilité de toute chose. On a alors une circulation ouverte des désirs, des objets auxquels ces désirs s'attachent, et des courtes jouissances qu'on tire de ces objets. C'est dans cette circulation que se constitue le sujet. On a vu que, parvenu à un certain âge, il accepte, au nom du primat de la circulation (de la "modernisation"), une certaine indétermination des objets. Il ne voit plus que le symbole de la circulation, l'argent comme tel. Mais la passion originaire seule, celle qui s'attache à l'infini potentiel des jouissances, peut animer la circulation. De là que, si la sagesse de la circulation réside chez les vieux -- qui ont compris que l'essence de tout est la nullité monétaire --, son existence animée, sa perpétuation incessante, requiert que la jeunesse soit un acteur privilégié. L'homme démocratique greffe un vieillard avare sur un adolescent avide. L'adolescent fait tourner la machine et le vieillard encaisse les bénéfices."
et de mettre clairement en évidence le problème qu'ouvre cette critique dans une perspective "moderne" (émancipatrice): le communisme que Platon recommande aux gardiens de la cité est-il soluble dans la masse (le communisme comme "aristocratisme pour tous") et comment ?
Bensaïd fait inutilement long (on peut supprimer la moitié des adjectifs et la totalité des adverbes sans rien perdre !) pour expliquer que la réponse à la question ci-dessus, tout comme les réponses à toutes celles que posent les contributeurs, est cachée sous la barbichette de Tonton Léon.
Wendy Brown est la seule à poser clairement une question centrale très dérangeante: le peuple veut-il l'émancipation ? Ou plutôt à la faire re-émerger après Marcuse:
"Dernier défi, peut-être le plus grave pour ceux qui croient au pouvoir du peuple: présupposer que la démocratie est un bien, c'est présupposer que les êtres humains veulent vivre sous leurs propres lois et que le danger, c'est un pouvoir politique non responsable et concentré en peu de mains. (...) Ce qui s'est passé au siècle dernier nous indique qu'entre les séductions du marché, les normes du pouvir disciplinaire et l'insécurité liée à une géographie humaine de plus en plus floue et désordonnée, la majorité des Occidentaux en sont venus à préférer moraliser, consommer, faire l'amour et se battre, en attendant qu'on leur dise ce qu'il faut être, penser et faire pour diriger leur propre vie. Cette difficile question sur l'avenir de l'émancipation a été brutalement articulée par Herbert Marcuse au milieu du XXème siècle. (...) Platon craignait que des esprits mal formés en charge de leur propre existence politique n'entrainent la décadence et une licence sans frein, mais aujourd'hui le danger est plus évident et inquiétant: le fascisme venant du peuple (authored by the people). (...)
Nous avons donc d'un côté des peuples qui n'aspirent pas à la liberté démocratique , et de l'autre des démocraties dont nous ne voulons pas -- des peuples "libres" qui amènent au pouvoir des théocraties, des empires, des systèmes haineux de nettoyage ethnique, des communautés fermées, des sociétés stratifiées selon l'ethnicité et le statut d'immigré, des constellations postcoloniales d'un néolibéralisme agressif, ou des technocraties promettant de guérir les maux sociaux en contournant les processus et les institutions démocratiques. Les eux possibilités ont chacune leur forme -- c'est le problème des peuples qui mettent en avant leurs satisfactions à court terme plutôt que la conservation de la planète, les faux-semblants sécuritaires plutôt que la paix, et qui n'ont aucune envie de sacrifier leurs plaisirs ou leurs haines au bien collectif. Rousseau avait bien évalué la difficulté d'orienter un peuple corrompu vers la vie publique: on considère souvent que sa proposition en faveur de la démocratie a échoué sur le projet de transformer un peuple corrompu en un peuple de démocrates. Il y a bien des manières de comprendre ce qu'il entendait par "forcer quelqu'un à être libre", mais toutes aboutissent à suspendre l'engagement de rendre le sujet libre, pour réaliser cet engagement. Aujourd'hui, il est difficile d'imaginer ce qui pourrait contraindre les êtres humains à la rude tâche de se gouverner eux-mêmes, ou même de contester les pouvoirs qui les dominent"
L'éducation peut apparaître comme un moyen de contourner le "forcer" mais laisse entier le problème de la suspension de la démocratie comme "mouvement": qui éduque, au nom de quoi (les religions civiles -- culte de l'Etre Suprême, par exemple -- ont échoué et disparu, à moins de considérer la vision utilitariste comme le socle religieux de nos sociétés) ? Les réponses sont là à chercher dans le cadre d'institutions, donc d'une suspension (ou d'une dialectique qui reste à inventer) et on se retrouve confronté aux critiques classiques à la Illitch de l'éducation comme institution.
Sur le même sujet, on peut aussi se reporter à un article de Wendy Brown publié dans Vacarmes 2004.
Difficile contribution que celle de Jean-Luc Nancy ... Son exposé de la non-fondabilité de la démocratie est très clair avec une jolie prise d'appui éthymologique (la distinction entre -cratie qui se rapporte à une force et -archie qui se rapporte à une institution):
- si on veut la fonder, on va la fonder sur autre chose que le peuple car le peuple est une force, pas une base, et, partant, il ne s'agit plus de la démocratie (le "forcer quelqu'un à être libres" de Rousseau) mais la démocratie a un besoin vital de trouver un fondement pour s'exercer de façon vivable (stabilité minimale lors du "passage à l'échelle", de la communauté au peuple); résultant d'une force, la démocratie est sans fondement ("anarchie"). C'est le point de départ de la critique platonicienne "classique" que Badiou développe plus précisément. (+)
- ce rapport "bancal" aux institutions politiques culmine à l'époque moderne avec la prétention de la démocratie à déborder le domaine du politique pour investir l'ensemble des champs; c'est la thème du "dépérissement de l'Etat", institution que l'avènement de la démocratie "vraie" rend inutile.
Bref, il y a un en-dehors multiple de la politique que la "démocratie" actuelle (faut-il comprendre le libéralisme ?) tend à homogénéiser et c'est le rôle de la "vraie" démocratie à la fois de rétablir ou de respecter l'hétérogénéité et de donner accès à l'ensemble de ces sphères hétérogènes.
La rhétorique de Nancy est brillante mais je ne parviens pas à déterminer ce qui ressort de l'exercice de style un rien vain de ce qui "accrocherait" sur une pratique quelconque.
La contribution de Jacques Rancière se limite à un entretien de seulement 6 pages avec Eric Hazan, ce qui est peu si on considère sa production récente dans le domaine.
- les démocraties contre la démocratie: récusation du consensus sur la démocratie; "-Il n'empèche que tout le monde se dit démocrate ... - Pas du tout! On dit: les démocraties, on définit des Etats, et on pose le démocrate comme l'ennemi des démocraties.C'était le thème développé par la Trilatérale il y a plus de trene ans: les démocraties, c'est-à-dire les pays riches, sont menacées par la démocratie, c'est-à-dire l'activité incontrôlée des démocrates, des n'importe qui cherchant à s'occuper des affaires de la communautés.";
- "l'égalité comme présupposition et non comme but à atteindre": fondement à la fois de la démocratie et de la politique car si le pouvoir revient aux plus forts, aux plus savants etc, on n'est plus dans la politique.
"En quoi la démocratie est-elle un scandale ?
Le scandale démocratique est déjà perceptible chez Platon. Pour un Athénien bien né, l'idée de la capacité de n'importe qui à gouverner est inadmissible. Mais la démocratie apparaît aussi comme un scandale théorique : le gouvernement du hasard, la négation de toute légitimité soutenant l'exercice du gouvernement. Ce scandale de l'absence de légitimité du pouvoir, il le transpose sur un mode sociologique en représentant la démocratie comme un gigantesque bordel où tout le monde fait ce qu'il veut, les enfants commandent les parents, les élèves font la leçon aux maîtres, les animaux occupent la rue, etc. Tout le bavardage qu'on entend aujourd'hui sur l'individualisme consumériste n'est que l'habillage contemporain de la critique première de la démocratie.
Pourquoi cette haine de la démocratie revient-elle précisément aujourd'hui ?
La fin du soviétisme a été décisive. Tant qu'on pouvait identifier l'ennemi totalitaire, on pouvait nourrir une vision consensuelle de la démocratie comme l'unité d'un système constitutionnel, du libre marché et des valeurs de liberté individuelle. Les oligarchies étatiques et financières pouvaient identifier leur pouvoir à la gestion de cette unité. Après l'effondrement soviétique, l'écart est vite apparu entre les exigences d'un pouvoir oligarchique mondialisé et l'idée du pouvoir de n'importe qui. Mais, en même temps, la critique marxiste sans emploi a trouvé à se recycler en critique de la démocratie. Des auteurs venus du marxisme ont transformé la critique de la marchandise, de la société de consommation et du spectacle, en critique de l'individu démocratique comme consommateur insatiable. Ce qui était auparavant perçu comme la logique de la domination capitaliste est devenu le vice des individus et, à la limite, l'individu démocratique a été déclaré responsable du totalitarisme : Jean-Claude Milner expliquait le génocide comme conséquence de la démocratie, et Alain Finkielkraut, les révoltes des banlieues comme une manifestation de la barbarie consumériste."
Contribution rageuse de Kristin Ross sur l'annexion du mot "démocratie" par ceux-là même qui craignent plus que tout l'ignorance des masses et remarquable transition par le poème "Démocratie" de Rimbaud qui lui permet de mettre en perspective l'écrasement "républicain" (et bientôt "républicain démocrate") de la Commune puis les oripeaux du colonialisme blanchis "démocratiquement" et le déni de démocratie du référendum irlandais sur le traité de Lisbonne.
Comme souvent, Slavoj Žižek ne fait pas dans le détail et philosophe à grands coups de machette. Inutile d'attendre de lui la patiente construction d'une théorie, il appartient à l'école du "descellement" (décillement ?), ruinant en un exemple bien choisi les argumentations les plus serrées et n'a pas son pareil pour ramener rapidement le sujet à ses limites. La démonstration procède plus par grands sauts "plausibles" que par la fastidieuse construction des passerelles intermédiaires mais, comme le disent souvent les théoriciens en sciences dures, "l'idée y est". Ici, deux thèses-limites retiennent mon attention:
- rétablissant la distinction des sphères pouvoir - savoir en-dessous des entrelacements infinis décrits par Foucault (à la différence de quelques autres penseurs "radicaux", Žižek retient la leçon de Foucault mais a visiblement plus de mal avec ses épigones auto-déclarés; ici, c'est Toni Negri qui se fait directement interpeler à deux reprises, en termes peu amènes), il interprète le développement contemporain du savoir comme une "pulsion acéphale" qui ruine tout espoir de démocratie au profit du gouvernement des experts;
- face à la forclusion du contrat social (ou à l'évidence croissante de son inexistence) de par la faiblesse ou l'absence de la protection qu'il devait garantir aux citoyens en contrepartie de leur renoncement à la violence, le monopole de la violence légitime revenant à l'Etat seul, la question de la ré-appropriation par le peuple de la violence légitime se trouve posée. Question centrale en effet qui est un peu le point aveugle des autres contributions. Ce n'est pas le moindre mérite de Žižek que de mettre ainsi tranquillement "les pieds dans le plat", mérite qu'il partage avec Sloterdijk. Sa défense et illustration du mouvement Lavalas à Haïti par opposition au Brésil de Lula considéré comme l'antithèse du développement ("Ces "citoyens du monde" qui vivent hors du monde, ne sont-ils pas le véritable pôle opposé de ceux qui vivent dans les bidonvilles et autres "taches blanches" de l'espace public ? Ce sont les deux faces de la même pièce, les extrêmes de la nouvelle division des classes. La ville où cette division est la plus visible est la São Paulo du Brésil de Lula, avec ses deux cent cinquante héliports privés de centre-ville. Pour s'isoler des dangers qu'il y aurait à se mêler aux gens ordinaires, les riches de São Paulo utilisent des hélicoptères, de sorte que quand on regarde autour de soi, on a effectivement l'impression d'être dans une ville futuriste ou comme dans Blade Runner ou Le Cinquième Elément. Au ras du sol, les rues dangereuses grouillent de gens ordinaires tandis qu'à l'étage, les riches se déplacent dans les airs.") lui permet encore une fois de dessiner une ligne de fracture que peu acceptent de regarder en face.
Un livre qu'il fait bon avoir lu, ne serait-ce que pour rappeler ces évidences
- que la question de l'émancipation reste en arrière-plan; que l'institution de la démocratie achoppe forcément sur sa propre suspension, sur l'oxymore "forcer quelqu'un à être libre" de Rousseau;
- que la démocratie ne peut pas s'envisager de façon statique, fondée en des institutions imparfaites mais perfectibles, mais ne saurait s'envisager que dans l'entrelacement (conflictuel ou non) des institutions et de la poussée du peuple; a minima comme surgissement ("insurrection"), au mieux comme projet;
- que le "socle" de la démocratie, son axiome, c'est l'égalité et non la liberté; on en pense ce qu'on veut, on peut trouver cela fort inquiétant mais c'est ainsi: nul n'est plus qualifié qu'un autre pour juger des affaires de la cité. La démocratie n'est donc pas promesse d'égalité; c'est exactement l'inverse (" "Démocratie", c'est l'égalité déjà là au coeur de l'inégalité", Rancière). Que dans ces conditions, la démocratie soit promesse de liberté reste une question ouverte (à relier à la notion "néo-républicaine" de non-domination ?);
- que la question de la violence populaire légitime est posée avec une acuité proportionnelle à l'affaissement des défenses collectives dont jouissent les individus et donc avec une acuité croissante par les temps qui courent.
Il faut donc chercher ailleurs: se dégager pour s'engager; et pour pratiquer ce dégagement, prendre appui sur toutes les formes de réflexion radicale (*): à ce stade, peu importe que les sources forment un tout cohérent (Badiou et Rancière ne sont clairement pas sur la même position, par exemple, quant à "positionner" Žižek ...) pourvu qu'elles désignent des failles dans la circularité du discours de l'absence d'alternative. C'est en cela que ce livre peut être utile.
(+) Amusant de constater que cette dialectique difficile entre force et institution se trouve déjà soulignée par Alexei Remizov (Le destin de feu), relisant (très librement) Héraclite à la lumière de 1918:
Par le destin la force fait le droit.
A l'origine était la force,
Par le destin la force fut le droit.
Le droit de régir l'univers
et de peser par la force sur l'homme.
La destruction du droit est un embrasement.
Détruis ce feu avant qu'il ne s'embrase.
A l'origine était la force,
Par le destin la force fut le droit
Et sans le droit qu'y aurait-il eu ?
Chaos, ruine et poussière.
Que le peuple se lève et défende le droit,
comme il défend les murs de sa cité !
La notion de "destin", truchement de la synthèse, nous est obscure aujourd'hui ...
(*) par "radical", j'entends "qui cherche la racine", le "d'où ça vient ?" par opposition au "comment ça marche ?", le "modèle de l'arbre, où l'on cherche la racine", par opposition au "modèle de l'herbe, qui pousse par le milieu", pour reprendre les termes de Deleuze (qui semblait d'ailleurs préférer le modèle de l'herbe).
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