samedi 25 juillet 2009

La guerre sainte -- René Daumal

(...)

Voyez la paix qu'on me propose. Fermer les yeux pour ne pas voir le crime. S'agiter du matin au soir pour ne pas voir la mort toujours béante. Se croire victorieux avant d'avoir lutté. Paix de mensonge! S'accommoder de ses lâchetés, puisque tout le monde s'en accommode. Paix de vaincus. Un peu de crasse, un peu d'ivrognerie, un peu de blasphème, sous des mots d'esprit, un peu de mascarade, dont on fait vertu, un peu de paresse et de rêverie, et même beaucoup si l'on est artiste, un peu de tout cela, avec, autour, toute une boutique de confiserie de belles paroles, voilà la paix qu'on me propose. Paix de vendus ! Et pour sauvegarder cette paix honteuse, on ferait tout, on ferait la guerre à son semblable. Car il existe une vieille et sûre recette pour conserver toujours la paix en soi: c'est d'accuser toujours les autres. Paix de trahison !

Vous savez maintenant que je veux parler de la guerre sainte.

Celui qui a déclaré cette guerre en lui, il est en paix avec ses semblables, et, bien qu'il soit tout entier le champ de la plus violente bataille, au-dedans du dedans de lui-même règne une paix plus active que toutes les guerres. Et plus règne la paix au- dedans du dedans, dans le silence et la solitude centrale, plus fait rage la guerre contre le tumulte des mensonges et l'innombrable illusion.

Dans ce vaste silence bardé de cris de guerre, caché du dehors par le fuyant mirage du temps, l'éternel vainqueur entend les voix d'autres silences. Seul, ayant dissous l'illusion de n'être pas seul, seul, il n'est plus seul à être seul. Mais je suis séparé de lui par ces armées de fantômes que je dois anéantir. Puissè-je un jour m'installer dans cette citadelle. Sur les remparts, que je sois déchiré jusqu'à l'os, pour que le tumulte n'entre pas la chambre royale !

"Mais tuerai-je ?" demande Ardjouna le guerrier. "Paiera-je le tribut à César ?" demande un autre. - tue, est-il répondu, si tu es un tueur. Tu n'as pas le choix. Mais si tes mains se rougissent du sang des ennemis, n'en laisse pas une goutte éclabousser la chambre royale, où attend le vainqueur immobile. - Paie, est-il répondu, mais ne laisse pas César jeter un seul coup d'oeil sur le trésor royal.

Et moi qui n'ai pas d'autre arme, dans le monde de César, que la parole, moi qui n'ai d'autre monnaie, dans le monde de César, que des mots, parlerai-je ?

Je parlerai pour m'appeler à la guerre sainte. Je parlerai pour dénoncer les traîtres que j'ai nourris. Je parlerai pour que mes paroles fassent honte à mes actions, jusqu'au jour où une paix cuirassée de tonnerre règnera dans la chambre de l'éternel vainqueur.

Et parce que j'ai employé le mot de guerre, et que ce mot de guerre n'est plus aujourd'hui un simple bruit que les gens instruits font avec leurs bouches, parce que c'est maintenant un mot sérieux et lourd de sens, on saura que je parle sérieusement et que ce ne sont pas de vains bruits que je fais avec ma bouche.



(printemps 1940)

(in Les dernières paroles du poète,
Le contre-ciel suivi de Les dernières paroles du poète Poésies/Gallimard)

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