La planche de vivre
traductions de René Char et Tina Jolas
édition bilingue
Poésie/Gallimard
Publié en 1981, un mince recueil de traductions à 4 mains, rare témoin du couple Char-Jolas: Raimbaut de Vaqueiras, Pétrarque, Lope de Vega, William Shakespeare, William Blake, Percy Shelley, John Keats, Emily Brontë, Emily Dickinson, Théodore Tioutchev, Nicolas Goumilev, Anna Akhmatova, Boris Pasternak, Ossip Mandelstam, Vladimir Maïakovski, Marina Tsvetaeva et Miguel Hernandez.
Oeuvre du crépuscule, Char publiera encore "Les voisinages de Vincent van Gogh" (sans doute terminé dès 1983 et publié en 1985) et "Eloge d'une soupconnée" (terminé en 1987; publication posthume en 1988), deux oeuvres que le ton de l'introduction annonce:
"Dans ces feuillets, notre rencontre n'a pas eu lieu à une saison de prédilection de la vie, mais sur l'horizon alternant. Chacun était là, guettant, secoué, sur la trajectoire de l'autre. Il n'y avait qu'à laisser se mouvoir l'ange dévêtu et fusant de couleurs parmi les linges de la lessive rincée de notre siècle épouvantable, et le vent, et le chant, et le providentiel accouru, pour jouer de bonheur avant le retour des craintes! Ainsi la poésie devient-elle la plus onirique prêteuse qui soit. C'est un saut latéral qui projette sur nous Marina Tsvetaeva, et le rose cruel d'une bruyère arasée qui mène Emily Brontë à la mort pressante. Le parfait désir exige la réciprocité.
Ces poètes se sont retrouvés à nos côtés, se donnant et solidaires, alors que nous enjambions la ligne secrète commune au plaisir et à la souffrance, pour nous rapprocher de leur lecture. Une dure matrone se tenait à portée d'eux, tournant les pages, mais si pâle qu'elle était coupée de toute parole.
Fini le jeu qui servit de jusant aux civilisations exaltées, avides d'histoire. Voilà qui éclaire un peu la mer humaine en débat ! Après qu'une multitude de droits furent perdus et de poètes jetés au crime, comment rêver encore que le décor était planté et le brouillard à son second matin ?"
(R.C.)
Deux exemples issus du domaine russe:
La femme de Loth -- Anna Akhmatova -- 24 Février 1924
Massif et éblouissant, le Juste suivait
L'envoyé de Dieu sur les hauteurs obscures,
Mais en sa femme parlait, souveraine, l'angoisse --
Il l'est pas trop tard, tu peux entrevoir encore
Les tours écarlates de ta Sodome natale
La place où tu chantais, la cour où tu filais,
Les fenêtres nues de la haute demeure
Où tu as joui de ton amour, où tu as enfanté.
Elle jeta un regard, et rivés par une douleur mortelle
Ses yeux cessèrent de voir;
Son corps devint de sel transparent,
Ses pieds rapides s'enracinèrent au sol.
Qui pleurera sur cette femme ?
De tout ce qu'on nous a appris, n'est-ce pas le moindre ?
Pourtant mon coeur jamais n'oubliera
Celle qui, pour un regard, donna sa vie.
Ne dis rien à personne ... -- Ossip Mandelstam -- Tiflis, Octobre 1930
Ne dis rien à personne.
Tout ce que tu as vu, oublie,
L'oiseau, la vieille femme, la prison,
Et d'autres choses encore ...
Sinon à peine entr'ouvriras-tu les lèvres,
Que tu seras pris de frissons,
Le léger frisson du sapin
A l'approche du jour.
Tu te rappelleras les guêpes dans la masure champêtre;
Et taché d'encre, le plumier des enfants,
Ou les noires airelles dans la forêt,
Qui jamais ne sont cueillies.
traductions de René Char et Tina Jolas
édition bilingue
Poésie/Gallimard
Publié en 1981, un mince recueil de traductions à 4 mains, rare témoin du couple Char-Jolas: Raimbaut de Vaqueiras, Pétrarque, Lope de Vega, William Shakespeare, William Blake, Percy Shelley, John Keats, Emily Brontë, Emily Dickinson, Théodore Tioutchev, Nicolas Goumilev, Anna Akhmatova, Boris Pasternak, Ossip Mandelstam, Vladimir Maïakovski, Marina Tsvetaeva et Miguel Hernandez.
Oeuvre du crépuscule, Char publiera encore "Les voisinages de Vincent van Gogh" (sans doute terminé dès 1983 et publié en 1985) et "Eloge d'une soupconnée" (terminé en 1987; publication posthume en 1988), deux oeuvres que le ton de l'introduction annonce:
"Dans ces feuillets, notre rencontre n'a pas eu lieu à une saison de prédilection de la vie, mais sur l'horizon alternant. Chacun était là, guettant, secoué, sur la trajectoire de l'autre. Il n'y avait qu'à laisser se mouvoir l'ange dévêtu et fusant de couleurs parmi les linges de la lessive rincée de notre siècle épouvantable, et le vent, et le chant, et le providentiel accouru, pour jouer de bonheur avant le retour des craintes! Ainsi la poésie devient-elle la plus onirique prêteuse qui soit. C'est un saut latéral qui projette sur nous Marina Tsvetaeva, et le rose cruel d'une bruyère arasée qui mène Emily Brontë à la mort pressante. Le parfait désir exige la réciprocité.
Ces poètes se sont retrouvés à nos côtés, se donnant et solidaires, alors que nous enjambions la ligne secrète commune au plaisir et à la souffrance, pour nous rapprocher de leur lecture. Une dure matrone se tenait à portée d'eux, tournant les pages, mais si pâle qu'elle était coupée de toute parole.
Fini le jeu qui servit de jusant aux civilisations exaltées, avides d'histoire. Voilà qui éclaire un peu la mer humaine en débat ! Après qu'une multitude de droits furent perdus et de poètes jetés au crime, comment rêver encore que le décor était planté et le brouillard à son second matin ?"
(R.C.)
Deux exemples issus du domaine russe:
La femme de Loth -- Anna Akhmatova -- 24 Février 1924
Massif et éblouissant, le Juste suivait
L'envoyé de Dieu sur les hauteurs obscures,
Mais en sa femme parlait, souveraine, l'angoisse --
Il l'est pas trop tard, tu peux entrevoir encore
Les tours écarlates de ta Sodome natale
La place où tu chantais, la cour où tu filais,
Les fenêtres nues de la haute demeure
Où tu as joui de ton amour, où tu as enfanté.
Elle jeta un regard, et rivés par une douleur mortelle
Ses yeux cessèrent de voir;
Son corps devint de sel transparent,
Ses pieds rapides s'enracinèrent au sol.
Qui pleurera sur cette femme ?
De tout ce qu'on nous a appris, n'est-ce pas le moindre ?
Pourtant mon coeur jamais n'oubliera
Celle qui, pour un regard, donna sa vie.
Ne dis rien à personne ... -- Ossip Mandelstam -- Tiflis, Octobre 1930
Ne dis rien à personne.
Tout ce que tu as vu, oublie,
L'oiseau, la vieille femme, la prison,
Et d'autres choses encore ...
Sinon à peine entr'ouvriras-tu les lèvres,
Que tu seras pris de frissons,
Le léger frisson du sapin
A l'approche du jour.
Tu te rappelleras les guêpes dans la masure champêtre;
Et taché d'encre, le plumier des enfants,
Ou les noires airelles dans la forêt,
Qui jamais ne sont cueillies.
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