jeudi 9 juillet 2009

La vie sur Terre

Isolée ainsi du monde extérieur par les excitations de l'ambiance moderne offusquant, ou abasourdissant, ou tétanisant la sensibilité d'organe -- qui s'en rétracte et s'atrophie -- l'âme se trouve donc aussi dans l'impossibilité de nous communiquer ses intuitions et ses pressentiments qui sont le seul langage qu'elle ait dans la vie éveillée, dont on ne veut rien savoir; ainsi qu'on bouclerait à la cave un semi-débile et il peut hurler tant qu'il veut et se taper la tête contre les murs durant qu'au-dessus on écoute la radio, et s'il fait trop d'agitation il suffit de monter le son ou d'aller au cinéma; ou comme on oublierait au grenier, avec tout un bric-à-brac de vieilleries poussiéreuses un Gaspar Hauser ardent et sensible et qui attend qu'on vienne le chercher (il scrute le monde dehors par la vitre sale d'un œil-de-bœuf et reconnaît l'odeur ténue des saisons qui reviennent, et il entend la rumeur des allers et venues, voix, course dans l'escalier, rires, bruits de cassereles, dialogues télévisés de la vie qui passe sans lui); de cette manière incarcérée à l'isolement dans un habitant de l'organisation sociale ne fonctionnant que par le cerveau branché sur les appareils de communication, dans l'incapacité de signaler sa souffrance, sa détresse, sa terreur de rester dans le noir; comme c'est pour la conscience quand elle se réveille un jour prisonnière d'un cadavre vivant dans le Lock-in syndrom, dans l'impossibilité de faire savoir qu'elle est là; mais ici c'est l'individu normal et actif conduisant sa voiture pour aller travailler en écoutant la radio qui est à l'âme ce cadavre. (Cela semble horrible mais c'est pourtant l'exacte vérité.)

(Et aussi que c'est cette absurde privation sensorielle, cette sous-alimentation animique, qui nous rend si affamés d'images et si disposés à leurs suggestions hypnotiques, qui fait leurs contenus subliminaux si efficaces; d'ailleurs cette carence est à la longue pour l'esprit une manière de scorbut lui déchaussant les dents et il ne peut plus se nourrir que des bouillies et des consommés que l'industrie culturelle lui prépare spécialement.)

Baudouin de Bodinat
La vie sur Terre (tome 2, p46-47)
Encyclopédie des nuisances

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