dimanche 30 octobre 2011

(Sam)Hain


Samhain me remet toujours en mémoire cette énigmatique série de cartes postales que tous les touristes passant par San Pedro de Atacama (ou par tout autre lieu touristique du Chili ; pour moi, ce fut San Pedro) peuvent se procurer, reproductions des photographies de la cérémonie du Hain prises en 1923 par Martin Gusinde, missionnaire et ethnographe.


Kotaix
(Martin Gusinde, 1923)


Certaines de ces photographies sont en ligne, ici. D'autres photographies de Gusinde et de Bridges, (exposition East To West – We May Never Pass This Way Again ; 11/24/2012 - 12/10/2012).


Sur cette cérémonie d'initiation masculine du peuple Selk'nam (Ona) de la Grande Ile de la Terre de Feu, peuple aujourd'hui disparu, le peu que l'on sait est rassemblé dans deux livres :

Anne Chapman, Quand le soleil voulait tuer la lune. Rituels et théâtre chez les Selk’nam de Terre de Feu, Métailié, 2008
Mireille Guyot, Mythes chez les Selk’nam et les Yamana de la Terre de Feu, Institut d’Ethnologie, Paris, 1975 (introuvable en dehors de certaines bibliothèques universitaires ... et de certains bouquinistes !)

Et nous n'en saurons jamais plus que ce que ces savants ouvrages tentent de démêler ; et nous resterons ainsi, fascinés par ce mystère désormais inaccessible, par ce qui se jouait là, au-delà des mythes péniblement reconstruits, par cette "Weltanschaung manquante" - une de plus, dira-t-on, vaguement blasé -  mais si tant est que "rien de ce qui est humain ne m'est étranger", en regardant ces photographies, je me sens toujours un peu plus étranger à moi-même.


Kerrten
(Martin Gusinde, 1923)

"L'humanité universelle est visible sur les bords" (Susan Buck-Morss, Hegel et Haïti, Lignes, 2006) ... C'est aussi par les bords que cette humanité universelle sombre dans l'invisibilité.
 

Évidemment, il n'y a aucun lien entre Hain et Samhain ...

vendredi 28 octobre 2011

Crackpot realism ...


... pas facile à traduire cette expression popularisée (introduite, peut-être) par Charles Wright Mills dans The causes of worls war three
"Crackpot", c'est tout à la fois un cinglé et un imposteur qui vous en impose à première vue. Bref, ni le dingo à l'entonnoir ni l'imposteur "raisonnable" mais une détonante combinaison des deux où le talent de l'imposteur consiste à dissimuler son encombrant accessoire infundibuliforme sous les apparences de la plus élevée des compétences.




Le portrait psychologique que Charles Wright Mills trace de ce type de dirigeant mérite d'être relu au surlendemain de ce qui fut une des plus belles réunions de "crackpots" et au lendemain de leur pénible pédagogie télévisée :

Crackpot realists are so rigidly focused on the next step that they become creatures of whatever the main drift - the opportunist actions of innumerable men - brings.
(...)
In crackpot realism, a high-flying moral rhetoric is joined with an opportunist crawling among a great scatter of unfocused fears and demands. In fact, the main content of "politics" is now a struggle among men equally expert in practical next steps - which, in summary, make up the thrust toward war - and in great, round, hortatory principles.
(...)
The expectation of war solves many problems of the crackpot realists; it also confronts them with many new problems. Yet these, the problems of war, often seem easier to handle. They are out in the open : to produce more, to plan how to kill more of the enemy, to move materials thousands of miles.
(...)
So instead of the unknown fear, the anxiety without end, some men of the higher circles prefer the simplification of known catastrophe.
(...)
They know of no solutions to the paradoxes of the Middle East and Europe, the Far East and Africa except the landing of Marines. Being baffled, and also being very tired of being baffled, they have come to believe that there is no way out - except war - which would remove all the bewildering paradoxes of their tedious and now misguided attempts to construct peace. In place of these paradoxes they prefer the bright, clear problems of war - as they used to be. For they still believe that “winning” means something, although they never tell us what.
(...)
Some men want war for sordid, others for idealistic, reasons ; some for personal gain, others for impersonal principle. But most of those who consciously want war and accept it, and so help to create its "inevitability", want it in order to shift the locus of their problems. 


Si vous voulez coller de plus près à l'actualité, remplacez "guerre" par "austérité" ... puis, au train où vont les choses, remplacez "austérité" par "guerre civile".

mercredi 26 octobre 2011

Only a little sleep, a little slumber -- Ted Hugues


And suddenly you
Have not a word to say for yourself.

Only a little knife, a small incision,
A snickety nick in the brain
And you drop off, like a polyp.

Only a crumb of fungus,
A pulp of mouldry tinder
And you flare, fluttering, black-out like a firework.

Who are you, in the nest among the bones ?
You are the shyest bird among the birds.

"I am the last of my kind."
  





Un léger somme seulement, 
un léger assoupissement  


Et tu n'as soudain
Plus de mots pour t'exprimer.

Seulement un petit couteau, une mince incision,
Une minuscule entaille au cerveau
Et tu te détaches, comme un polype.

Seulement un fragment de champignon,
Une pulpe d'amadou moisi
Et tu flamboies, vacille et retombes comme un feu d'artifice.

Qui es-tu, dans le nid parmi les ossements ?
Tu es, des oiseaux, le plus timide.

"Je suis le dernier de mon espèce."


traduit par Janine Mitaud
in Ted Hugues, Cave Birds
Orphée La Différence, 1991

mardi 25 octobre 2011

Birthday Letters -- Ted Hugues (1930-1998)


Badlands
Theodore Roosevelt National Park, North Dakota,
qui est le cadre du poème Badlands


J'ai toujours eu du mal avec la poésie du géant Ted Hugues ; son panthéisme cruel, la sauvagerie inquiétante de l'image obsessionnelle des couples bourreau / victime ou proie / prédateur m'étaient, me sont toujours trop étrangers. 
Ainsi, en dépit des nombreuses recommandations qui m'ont été faites, je n'ai jamais réussi à lire "vraiment" Cave Birds - An alchemical cave drama (The Viking Press, 1978), malgré sa perfection formelle immédiatement évidente (voir le poème Only a little sleep, a little slumber, par exemple), arrêté sans cesse par ces images brutales que leur limpidité rend encore plus blessantes.

Puis vinrent ces Birthday Letters. (Faber and Faber, 1998). Le ton n'est guère différent ; la perspective l'est, radicalement : ce n'est plus le regard extérieur, surplombant la macabre danse du bourreau et de la victime, jouissant d'en connaître les figures et l'issue. Le regard est maintenant tour à tour celui d'un des acteurs du drame ; perspective interne, qui change tout  : toute jouissance morose disparue, sans modifier vraiment le fond du regard porté sur le monde, c'est le tragique qui s'impose.


La fin du poème Badlands :


The canyons cooled. Indigo darkened,
Oozing out of the earth like ectoplasm,
A huge snake heaping out. 'This is evil,'
You said. 'This is real evil.'
Whatever it was, the whole landscape wore it
Like a plated mask. 'What is it ?'
I kept asking. 'What is it ?'
As if that might force the whatever
To materialize, maybe standing by our car,
Maybe some old indian.
                                          'Maybe it's the earth,'
You said. 'Or maybe it's ourselves.
This emptiness is sucking something out of us.
Here where there's only death, maybe our life
Is terrifying. Maybe it's the life
In us
Frightening the earth, and frightening us.'



'This is evil' ... ceux qui ont vu l'obscurité sortir littéralement des badlands (oozing out of the earth) quand le soleil disparaît connaissent ce sentiment !


Birthday Letters est traduit en français par Sylvie Doizelet chez Gallimard mais ce volume a disparu dans quelque recoin inaccessible, pour l'instant ...

L'audible festival ...


... c'était trois jours de musique concrète / électroacoustique, le week-end dernier.



Organisé par les Instants Chavirés (de Montreuil) au théâtre de l’Échangeur (de Bagnolet) ; programmation de Jérôme Noetinger (de Metamkine, de Revue et Corrigée, de Grenoble); projection par Jérôme Noetinger, eRikm et Olivier Lamarche.


Beaucoup de belles pièces, en particulier la projection par eRikm des quatre Presque rien (pour bande) de Luc Ferrari dont on ne peut pas se lasser ; retour au bercail oblige ; on n'a malheureusement pas pu assister à la fin de la journée de dimanche avec Noord de Lionel Marchetti ...

Je retiens tout particulièrement trois découvertes (du moins pour moi !) : 

  • Bernard Bonnier (1952-1994) qui fut assistant de Pierre Henry dans les années 70 ; l'album Casse-Tête (1984) a été réédité par Opal en 2008 et est disponible chez Metamkine. Fusion pop et électro-acoustique "savante" très réussie, le son "Warp", vingt ans avant Warp et sans esprit d'écurie ! Un extrait disponible en ligne, ici.
  • Hervé Castellani : sa pièce Deux silences dilate l'espace et le temps, offre à l'auditeur un petit bout d'espace-temps "habitable" ; deux disques, que je ne connais pas, un chez Metamkine, l'autre chez Trente Oiseaux.
  • Martin Chastenet ; espérons que sa pièce Trash discussion montée à partir de "boucles trouvées dans une poubelle" (il doit y avoir de bien belles poubelles au CFMI de Lyon !) et fortement imprégnée des atmosphères de Lionel Marchetti (ceci expliquant peut-être cela) trouve rapidement sa place dans un catalogue.


lundi 24 octobre 2011

Sergey Kuryokhin (1954-1996) et Popular Mechanics - Сергей Курёхин и Поп Механика




Enregistré le 1er février 1987 par la télévision russe ; patient démontage / remontage public de quelques-uns des mille et un mécanismes de Popular Mechanics. Risqué et brillantissime ... à voir même pour ceux qui zapperont les questions / réponses (en russe ... évidemment !).



"Avant-garde est un mot creux", Sergey Letov

mardi 18 octobre 2011

Et pendant ce temps-là, en Grèce ...


Grève générale ... :

 RUPTURE
AUTOGESTION
SOLIDARITÉ

... et humour ravageur :

Vous auriez pu confondre les Papandreou avec les Karamanlis ou les Mitsotakis ...

Après beaucoup d'années -- Philippe Jaccottet


Les événements du monde, depuis des années, autour de nous, proches ou lointains - mais plus rien n'est vraiment lointain, du moins en un sens, si plus rien n'est proche non plus -, l'Histoire : c'est comme si des montagnes au pied desquelles nous vivrions se fissuraient, étaient ébranlées ; qu'ici ou là, même, nous en ayons vu des pans s'écrouler; comme si la terre allait sombrer.

Or, quant à cela, quant à l'Histoire, nul doute : il s'agit bien - ce qu'on aura vécu - de près d'un siècle de l'Histoire humaine ; une masse considérable, une espèce de montagne, en effet, dont la pensée a du mal à faire le tour, le cœur à soutenir le poids ; et tant de ruines, de cimetières, de camps d'anéantissement qui seraient, de ce siècle, les monuments les plus visibles, d'autres espèces de montagnes, sinistres. Et la pullulation des guerres, la plus ou moins rapide érosion de toute règle, et les conflits acharnés entre règles ennemies. Tout cela multiple, énorme, obsédant, à vous boucher la vue, à rendre l'avenir presque entièrement obscur.

Cela aurait dû, cela devrait changer nos pensées, notre conduite peut-être, on le voit bien. Néanmoins, à tort ou à raison, ce qui fut pour moi, dès l'adolescence, essentiel, l'est resté, intact.

Avec cela, pour qui a tout de même continué à vivre, protégé, au pied de ces montagnes - et pour beaucoup d'entre nous, il n'y a pas eu jusqu'ici davantage que ce pressentiment confus d'une menace de descellement des montagnes, il n'y a pas au monde que du malheur - ces mêmes années, telles qu'on les aura vécues soi-même, à l'intérieur de soi et dans le cadre plus ou moins étroit de son destin : quelle insignifiance, quelle brièveté, une buée ! Comme, au contraire de celle du siècle, l'histoire de notre vie, la seule qui nous soit en partie intérieure, semble infime, dérisoire, à peine réelle ! Vraiment une fumée au pied des montagnes ; et, de ce fait même, à peine commensurable à la masse, au mouvement de celles-ci ; trop infime, méritant à peine qu'on en fasse état, qu'on en tienne compte.

Beaucoup d'années : une masse énorme pour le monde ; pour nous, presque rien. Mais, bien qu'on approche pas à pas de la limite que personne ne franchit - à Gilgamesh, déjà, il y a environ trois mille cinq cents ans, La Tavernière l'a dit : « Depuis les temps les plus reculés / nul n'a jamais franchi cette mer ! » -, persiste en vous, et de ce fait même, du fait de la buée, de la fumée, l'intuition qu'il y a, l'espoir qu’il y ait une autre façon de compter, de peser, une autre mesure du réel dans le rapport qui se crée avec lui dès lors qu'il nous devient, en quelque manière et pour quelque part que ce soit, intérieur.

Beaucoup d'années, si peu d'années et nous autres sans aucun poids, quand le poids malheur pèse tant. Tout semble si mal réglé, ou les règles si usées, que le pire qui en chacun de nous - cette violence qui, en même temps, est vie -, de plus en plus souvent, profite de cette dégradation pour remonter du plus bas et, s'alliant au pire qui est en l'autre, en corrompre le meilleur.

Tout cela n'est que trop visible, criant. Tellement exhibé, d'ailleurs, crié si haut que beaucoup s'y habituent, que chacun risque de s’en accommoder. Toutefois, avec ce qui peut vous rester, miraculeusement ou niaisement, de l’autre regard on voit, on aura vu inopinément, à la dérobée, autre chose. On a commencé à le voir, adolescent ; si, après tant d'années – qui font, vécues, cette durée infime -, on le voit encore, est-ce pour n’avoir pas assez mûri, ou au contraire parce qu’on aurait tout de suite vu juste, de sorte qu'il faudrait inlassablement, jusqu'au bout, y revenir ?

Du moins quiconque écrit ou lit encore ce qu’on appelle de la poésie nourrit-il des intuitions analogues ; tellement intempestives qu'il se prend quelquefois pour un dérisoire survivant.

Ce qui est vu autrement, ce qui est vu, en quelque sorte, de l'intérieur de nous-mêmes, bien que vu au-dehors, semble rejoindre en nous ce que nous avons de plus intime, ou ne se révéler tout entier qu'au plus intime de nous.

Dans cette affaire, toutes les apparences sont contre nous. Il n'y a pour ainsi dire aucun espoir de les prendre en défaut ; sauf, justement, quand certaines d'entre elles pénètrent ainsi en nous et suivent en nous ces beaux chemins. 


(in Cahier de verdure suivi de Après beaucoup d'années, Poésie / Gallimard)

La faute à Kusama ...




... petit flashback sur une partie de ma bande-son à l'époque où j'ai croisé pour la première fois ses polka dots !



Into dust -- Mazzy star
(sur l'album So Tonight That I Might See (1993))

Still falling
Breathless and on again
Inside today
Inside me today
Around broken in two
Til your eyes share into dust
Like two strangers turning into dust
Til my hand shook with the weight of fear

I could possibly be fading
Or have something more to gain
I could feel myself growing colder
I could feel myself under your fate
Under your fate

It was you, breathless and torn
I could feel my eyes turning into dust
Into strangers, turning into dust
Turning into dust










Heal -- Heather Nova
(sur l'album Oyster (1994))

Fall for me, my southern cross, my star
Shine for me when love has gone too far
I've got you belly-deep in me.

Just a little breath on the water is all we need
Just a little strenght in our hearts -
Enough to heal,
Enough to heal.
Dig me out, can't leave this love for dead
Hand to mouth we're picking up the thread
I've got you belly-deep in me.

Just a little breath on the water now is all we need
Just a little strenght in our hearts,
Enough to heal,
Enough to heal.

And the sea glistens,
And the waves pull us in
There's something rising up and up.

Just a little breath on the water now,
Just a little strenght in our hearts,
Enough to heal,
Enough to heal.






lundi 17 octobre 2011

Rétrospective Yayoi Kusama au Centre Pompidou




Untitled (1952)



Depuis son retour au début des années 90, Kusama n'a guère quitté le devant de la scène. Au-delà de son obsession pour le motif à pois ("polka dots"), on connaît bien maintenant les images de ses performances des années 60, ses accumulations, ses étonnantes sculptures textiles qui évoquent irrésistiblement son exacte contemporaine Louise Bourgeois, ses installations qui désorientent le spectateur par des reflets démultipliés (Fireflies, présentée, c'est bien dommage, sans masquer par des rideaux les portes d'accès, ce qui laisse filtrer un peu trop de lumière extérieure pour jouir pleinement de l'atmosphère ; il est vrai que le risque de désorientation apporté par le miroir d'eau au sol est important dans cette installation mais c'est quand même le jeu ...).

Cette rétrospective donne l'occasion de voir aussi ses œuvres des années 50 et celles des dernières années qui leur répondent "motif pour motif" sur un ton moins douloureux, moins hanté par l'appel du vide : les motifs, naguère fragiles, menacés par un fond noir envahissant, animent désormais la toile sur toute sa surface, la peuplent, la remplissent sans pour autant la saturer rageusement comme la prolifération inquiétante de ses accumulations.


Eyes (2004)


Je n'avais jamais vu l'ensemble d'Infinity Nets de la fin des années 50, quasi-monochromes blancs où le fond noir de la toile est imperceptiblement révélé par d'innombrables scarifications grossièrement circulaires. Réuni dans une seule salle, cet ensemble de grandes toiles produit un merveilleux effet d'apaisement, loin du défi visuel des toiles colorées et / ou structurées qui suivront. Dans ces dernières, l’œil ne sait où accommoder : sitôt qu'il se fixe à un endroit, les reste de la toile regimbe et réclame sa part d'attention ; pas vraiment de "distance idéale" non plus, on avance, on recule, la toile reste insaisissable, l'infinie accumulation des détails disperse l'attention, l'atomise. Ces Infinity Nets blancs produisent au contraire un effet d'enveloppement, de concentration : tous les points de vue sont bons, l'absence de centre est ressentie de façon quasi-physique : on "flotte" à travers cette salle !


(jusqu'au 9 janvier 2012)


La source souterraine -- Jean-Bertrand Pontalis


Capacité d'aimer (Freud), capacité de rêver (Winnicott), capacité dépressive (Fédida), dans tout cela je vois une même origine : le creux (je préfère ce mot à celui de "manque" devenu l'objet d'un véritable culte).
C'est seulement quand on consent à s'approcher de ce creux, de ce silence, puis à s'enfoncer en lui au risque de frôler l'abîme, mais avec l'espoir d'y trouver une source souterraine, que toutes ces capacités ont une chance de se réaliser.

(in En marge des nuits, Folio Gallimard 2010)

lundi 10 octobre 2011

Bien des pas -- TT



Louise Bourgeois
The welcoming hands
Paris, Jardin des Tuileries




Les icônes furent couchées en terre, face vers le ciel,
et la terre fut tassée
par des roues, des souliers, par des centaines de pas,
les pas pesants de milliers d'incrédules.

Je descendis en rêve dans un bassin souterrain,
    fluorescent,
une messe tumultueuse.
Quel immense désir ! Quel stupide espoir !
Et là-haut, le piétinement de millions d'incrédules.



Dans un style un peu inhabituel pour le récipiendaire du Nobel 2011 de littérature ; c'est souvent dans la focalisation très serrée sur d'infimes détails concrets de la situation que se forge sa poésie. Pas ici, mais qu'importe !

Baltiques, son "oeuvre complète" (1954-2004 ; on est en 2011, la prochaine actualisation était attendue pour 2014 mais cela viendra sûrement plus tôt maintenant) est traduite par Jacques Outin au Castor Astral et également disponible dans la collection Poésie / Gallimard.



Comme un écho inversé à ce poème, ce haïku de Issa que Philippe Jaccottet cite dans Cahier de verdure :


En ce monde nous marchons
sur le toit de l'enfer
et regardons les fleurs.

lundi 3 octobre 2011

Revue et Corrigée, n°89



Cornelius Cardew
Treatise, pp 94-115



Le nouveau numéro est arrivé ; au sommaire, entre autres, un article qui questionne l'approche de la "légendaire" partition graphique Treatise de Cornelius Cardew par une dizaine d'interprètes (depuis les "classiques" John Tilbury - qui aurait pu éviter de renvoyer à son livre tous les cinq matins - et Keith Rowe (un excellent entretien ici) à Jean-Marc Montera ou Didier Aschour ; un large éventail de  pratiques questionnant cet ovni musical) et un entretien de Joëlle Léandre avec Kasper Toeplitz, où Joëlle Léandre tire sans fausse modestie ni diplomatie un bilan plutôt amer mais toujours ouvert et combattif de son expérience de trente ans de carrière dans le no-(wo)man's land qui héberge plutôt mal que bien ceux et celles qui en France font exploser les cadres, qui ne "cadrent" pas, tout simplement. Et les bassistes, tout le monde le sait, ils ne "cadrent" pas ; trop graves,! Le bilan aussi de ses rencontres avec Cage et Scelsi. Complément bienvenu à son livre d'entretiens A voix basse, (entretien avec Franck Medioni, éditions FM).

J'y ré-apprends au détour de la légende d'une photo la mort d'Annick Nozati ; curieux comme certaines disparitions ne veulent pas s'imprimer dans ma mémoire ... Souvenir d'un concert au Dunois, Annick Nozati en "duo" avec une étrange sculpture métallique qui vibrait sous sa voix, enveloppant tout le théâtre dans la soie de ses réverbérations métalliques. Réécouter Les douze sons, un album nato de Joëlle Léandre où elle apparaissait ...

La discographie de Joëlle Léandre est énorme ...
... et puis il y a shopping.live@victo ! Une performance enregistrée au festival de Victoriaville en 1994 qui est une illustration éclatante et hilarante de la pratique "trans-tout" qu'elle revendique : faire advenir l'inouï. Ils formaient une bien belle bande de dinamiteros dans cette soirée canadienne : Lauren Newton, Otomo Yoshihide, Chris Cutler et Joëlle Léandre, réunis autour de Jon Rose. Le Cd est disponible chez ReR, !
... et puis il y a One more time, le duo avec Steve Lacy enregistré en 2002, sorti en 2005 chez Leo records, ici !
... et puis, et puis ...


"Je n'ai jamais entendu un son sans l'aimer, l'erreur, c'est la musique"
(John Cage, cité par Joëlle Léandre)
  

Lenz -- Georg Büchner (1813-1837)





Juste les deux premières pages, en allemand, puis en français ; cela devrait suffire à vous persuader de vous ruer sur la trentaine de pages suivantes :




Den 20. Jänner ging Lenz durchs Gebirg. Die Gipfel und hohen Bergflächen im Schnee, die Täler hinunter graues Gestein, grüne Flächen, Felsen und Tannen.
Es war naßkalt; das Wasser rieselte die Felsen hinunter und sprang über den Weg. Die Äste der Tannen hingen schwer herab in die feuchte Luft. Am Himmel zogen graue Wolken, aber alles so dicht – und dann dampfte der Nebel herauf und strich schwer und feucht durch das Gesträuch, so träg, so plump.

Er ging gleichgültig weiter, es lag ihm nichts am Weg, bald auf-, bald abwärts. Müdigkeit spürte er keine, nur war es ihm manchmal unangenehm, daß er nicht auf dem Kopf gehn konnte.

Anfangs drängte es ihm in der Brust, wenn das Gestein so wegsprang, der graue Wald sich unter ihm schüttelte und der Nebel die Formen bald verschlang, bald die gewaltigen Glieder halb enthüllte; es drängte in ihm, er suchte nach etwas, wie nach verlornen Träumen, aber er fand nichts. Es war ihm alles so klein, so nahe, so naß; er hätte die Erde hinter den Ofen setzen mögen. Er begriff nicht, daß er so viel Zeit brauchte, um einen Abhang hinunter zu klimmen, einen fernen Punkt zu erreichen; er meinte, er müsse alles mit ein paar Schritten ausmessen können. Nur manchmal, wenn der Sturm das Gewölk in die Täler warf und es den Wald herauf dampfte, und die Stimmen an den Felsen wach wurden, bald wie fern verhallende Donner und dann gewaltig heranbrausten, in Tönen, als wollten sie in ihrem wilden Jubel die Erde besingen, und die Wolken wie wilde, wiehernde Rosse heransprengten, und der Sonnenschein dazwischen durchging und kam und sein blitzendes Schwert an den Schneeflächen zog, so daß ein helles, blendendes Licht über die Gipfel in die Täler schnitt; oder wenn der Sturm das Gewölk abwärts trieb und einen lichtblauen See hineinriß und dann der Wind verhallte und tief unten aus den Schluchten, aus den Wipfeln der Tannen wie ein Wiegenlied und Glockengeläute heraufsummte, und am tiefen Blau ein leises Rot hinaufklomm und kleine Wölkchen auf silbernen Flügeln durchzogen, und alle Berggipfel, scharf und fest, weit über das Land hin glänzten und blitzten – riß es ihm in der Brust, er stand, keuchend, den Leib vorwärts gebogen, Augen und Mund weit offen, er meinte, er müsse den Sturm in sich ziehen, alles in sich fassen, er dehnte sich aus und lag über der Erde, er wühlte sich in das All hinein, es war eine Lust, die ihm wehe tat; oder er stand still und legte das Haupt ins Moos und schloß die Augen halb, und dann zog es weit von ihm, die Erde wich unter ihm, sie wurde klein wie ein wandelnder Stern und tauchte sich in einen brausenden Strom, der seine klare Flut unter ihm zog. Aber es waren nur Augenblicke; und dann erhob er sich nüchtern, fest, ruhig, als wäre ein Schattenspiel vor ihm vorübergezogen – er wußte von nichts mehr.

Gegen Abend kam er auf die Höhe des Gebirgs, auf das Schneefeld, von wo man wieder hinabstieg in die Ebene nach Westen. Er setzte sich oben nieder. Es war gegen Abend ruhiger geworden; das Gewölk lag fest und unbeweglich am Himmel; soweit der Blick reichte, nichts als Gipfel, von denen sich breite Flächen hinabzogen, und alles so still, grau, dämmernd. Es wurde ihm entsetzlich einsam; er war allein, ganz allein. Er wollte mit sich sprechen, aber er konnte nicht, er wagte kaum zu atmen; das Biegen seines Fußes tönte wie Donner unter ihm, er mußte sich niedersetzen. Es faßte ihn eine namenlose Angst in diesem Nichts: er war im Leeren! Er riß sich auf und flog den Abhang hinunter.







Le 20, Lenz passa ma montagne. Neige en altitude, sur les flancs et les sommets ; et dans la descente des vallées, pierraille grise, étendues vertes, rochers, sapins. L'air était trempé, froid ; l'eau ruisselait le long des rochers et sautait en travers du chemin. Les banches des sapins pendaient lourdement dans l'atmosphère humide. Des nuages passaient dans le ciel, mais tout était d'une densité ... puis le brouillard montait, vapeur humide et lourde qui s'insinuait dans l'épaisseur des fourrés , si molle, si flasque. Il avançait avec indifférence, la route lui importait peu, tantôt montait, tantôt descendait. Il n'éprouvait pas de fatigue, simplement, parfois, il trouvait pénible de ne pas marcher sur la tête. Au début, il avait ressenti une poussée dans la poitrine, quand les pierres s'échappaient soudain, quand la forêt grise s'ébrouait sous lui et que le brouillard engloutissait toutes les formes, ou dévoilait à demi les majestueuses figures qui l'entouraient ; une poussée qui venait du fond de son être ; il cherchait quelque chose, quelque chose comme des rêves perdus, mais il ne trouvait rien. Tout lui paraissait si petit, si près de lui, si mouillé, il aurait bien mis la terre à sécher derrière le poêle. Il n'arrivait pas à comprendre qu'il lui fallût tant de temps pour descendre une pente escarpée, gagner un point éloigné. Il pensait qu'il devait tout pouvoir franchir en quelques enjambées. Parfois seulement, quand la bourrasque lançait la nuée dans les vallées, et que les brumes remontaient le long de la forêt, et que les voix se réveillaient sur les rochers, tantôt pareilles aux échos d'un tonnerre évanoui dans le lointain, puis s'approchant de nouveau dans un grondement formidable, avec les accents d'une sorte de chant d'allégresse sauvage qu'elles auraient voulu dédier à la terre, et quand les nuages reviennent au galop comme un troupeau hennissant de cavales farouches, et que le soleil s'y frayait un passage et s'avançait, glaive étincelant tiré sur les neiges, ouvrant par-dessus les sommets et jusqu'au fond des vallées une voie aveuglante et claire à la lumière, ou quand la bourrasque chassait les nuées vers le bas, et y crevait un pan de lac d'azur, puis que le bruit du vent mourait au loin et que montait du plus profond des gorges, et des cimes des sapins, comme un bourdonnement de berceuses et de cloches, quand une rougeur légère grimpait discrètement dans le bleu intense, et que de petits nuages passaient sur des ailes d'argent, et que tous les sommets lumineux et étincelants dominaient vastement le pays de leurs contours précis et immuables : alors c'est une déchirure qui lui traversait la poitrine, il s'immobilisait, suffoquant et le corps ployé vers l'avant, la bouche et les yeux grands ouverts, pensant qu'il allait aspirer en lui la bourrasque, tout étreindre en lui-même, puis s'étendait, et son corps recouvrait la terre, s'enfouissait dans l'univers, et c'était une jouissance qui lui faisait mal ; ou bien, il s'immobilisait et posait sa tête dans la mousse et fermait les yeux à demi, et tout s'en allait alors, loin de lui, la terre se dérobait sous lui, elle devenait aussi menue qu'une étoile errante et s'immergeait dans un fleuve tumultueux dont les eaux claires défilaient sous son corps. Mais ce n'étaient là que des instants ; il se relevait ensuite, lucide, calme et ferme ; comme s'il n'avait vu passer qu'un jeu d'ombres : il ne se souvenait de rien. Vers le soir, il arriva sur la partie la plus haute de la montagne, sur le champ de neige d'où l'on redescendait vers la plaine, à l'ouest ; là-haut, il s'assit. Ça s'était calmé, vers le soir ; les nuages s'étaient figés, immobiles ; dans le ciel, aussi loin qu'on voyait, ce n'étaient que sommets d'où partaient de vastes pentes, et tout était si tranquille, gris, crépusculaire ; il se sentit effroyablement solitaire, il était seul, tout seul, il voulait se parler à lui-même, mais il n'en était pas capable, il osait à peine respirer, la flexion de son pied déclenchait sous lui comme un grondement de tonnerre ; il dut s'asseoir ; une angoisse indicible le prit dans ce néant, il était dans le vide, il se redressa d'un jet et dévala dans la pente, d'un trait.


(Le texte intégral allemand est disponible ici ; traduction de Jean-Pierre Lefebvre, Points ; j'ai respecté les mises en forme, différentes, des deux sources)


dimanche 2 octobre 2011

We are the 99%


We are the 99 percent. We are getting kicked out of our homes. We are forced to choose between groceries and rent. We are denied quality medical care. We are suffering from environmental pollution. We are working long hours for little pay and no rights, if we're working at all. We are getting nothing while the other 1 percent is getting everything. We are the 99 percent.

Brought to you by the people who occupy wall street. Why will YOU occupy?



Dans le sillage de Occupy Wall Street, un raccourci des angoisses et des frustrations des américains, jeunes ou non ; à lire, ici, pour un portrait kaléidoscopique du cauchemar américain. Commencez par .

Certes, cela peut paraître faible comme mobilisation en regard des enjeux mais si votre mémoire est bonne, elle vous ramènera à l'esprit les images du mouvement Sorry, world qui suivit la seconde élection de Bush Jr. ; quatre ans plus tard, le camp républicain subissait une déroute.


Ha, et méfiez-vous des imitations ...