mardi 16 février 2016

Berlin, un autre mur






Entre le blanc de la page
et mon écriture
s'est installé
un morceau d'enfer
dernier vestige du ciel.

Annise Koltz
(in Somnambule du jour, Poésie Gallimard, 2016)

jeudi 4 février 2016

Naval et carcéral (2) -- Michel de Certeau (1925 - 1986)



 Natalia Goncharova - Train (1913)

(Le début)

La partition est seule à faire du bruit. A mesure qu'elle avance et créée deux silences inversés, la coupure scande, siffle ou gémit. Il y a battement des rails, vibrato de vitres - frottement d'espaces aux points évanouissants de leur frontière. Ces jonctions n'ont pas de lieu. Elles se marquent en cris de passages, en bruits d'instants. Illisibles, les frontières ne peuvent que s'entendre, finalement confondues, si continue est la déchirure qui anéantit les points où elle passe.
Ces bruits signalent pourtant aussi, comme ses effets, le Principe qui prend en charge toute l'action enlevée à la fois aux voyageurs et à la nature : la machine. Invisible comme toute machinerie de théâtre, la locomotive organise de loin tous les échos de son travail. Même discret, indirect, son orchestre indique ce qui fait l'histoire, et garantit, à la manière d'une rumeur, qu'il y a encore une histoire. Il y a également de l'accidentel. De ce moteur du système proviennent des secousses, freinages et surprises. Ce reste d'événements relève de l'invisible et unique acteur, reconnaissable seulement à la régularité de son murmure ou à de brusques miracles qui troublent l'ordre. La machine, premier moteur, est le dieu solitaire d'où sort toute l'action. Opérateur de la division entre les spectateurs et les êtres, il les articule aussi, mobile sym-bole entre eux, inlassable shifter, producteur des changements de rapports entre les immobiles.
Carcéral et naval, analogue des bateaux et sous-marins de Jules Verne, le wagon allie le rêve et la technique. Le "spéculatif" fait retour au cœur du machinisme. Les contraires coïncident pendant la durée d'un voyage. Moment étrange où une société fabrique des spectateurs et transgresseurs d'espaces, saints et bienheureux placés dans les auréoles-alvéoles de ses wagons. En ces lieux de paresse et de pensée, nefs paradisiaques entre deux rendez-vous sociaux (affaires et famille, violence couleur de muraille), se tiennent des liturgies atopiques, parenthèses de prières sans destinataires (à qui s'adressent donc tant de songes voyageurs ?). Les assemblées n'obéissent plus aux hiérarchies d'ordres dogmatiques ; elles sont organisées par le quadrillage de la discipline technocratique, rationalisation muette de l'atomisme libéral.
Comme toujours, il a fallu payer pour entrer. Seuil historique de la béatitude : il y a histoire là où il y a un prix à payer. Le repos ne s'obtient que moyennant cet impôt. Encore les bienheureux du train sont-ils modestes, auprès de ceux de l'avion auxquels, pour plus d'argent, on accorde une position plus abstraite (blanchissement du paysage et simulacres filmés du monde) et plus parfaite (celle de statues fixées dans un musée aérien), mais affectée d'un excès que pénalise une diminution du plaisir("mélancolique") de voir ce dont on est séparé.
Et comme toujours aussi, il faut sortir : il n'y a que des paradis perdus. Le terminus est-il la fin d'une illusion ? Autre seuil, fait d'égarements momentanés dans le sas des gares. L'histoire recommence, fébrile, enveloppant de ses flots l'armature arrêtée du wagon : le visiteur repère au bruit de son marteau les fêlures des roues, le porteur lève les colis, les contrôleurs circulent. Des casquettes et des uniformes restaurent dans la foule le réseau d'un ordre du travail, tandis que le flot des voyageurs-rêveurs se jette dans le filet composé de visages merveilleusement expectatifs ou préventivement justiciers. Cris de colère. Appels. Joies. Dans le monde mobile de la gare, la machine stoppée apparaît soudain monumentale et presque incongrue par son inertie d'idole muette, Dieu défait.
Chacun s'en retourne servir à la place qui lui est fixée, au bureau ou à l'atelier. Fini l'enfermement vacancier. A la belle abstraction du carcéral se substituent les compromis, les opacités, les dépendances d'un lieu de travail. Recommence le corps à corps avec un réel qui déloge le spectateur, privé de rails et de vitres. Terminée la robinsonnade de la belle âme qui pouvait se croire elle-même, intacte, parce qu'elle était entourée de verre et de fer.

 
 

mardi 2 février 2016

Всё как у людей -- Егор Летов (1964 - 2008)


Вот и всё что было-
Не было и нету.
Все слои размокли. 
Все слова истлели.
     
           Всё как у людей.

В стоптанных ботинках
Годы и окурки
В стираных карманах
Паспорта и пальцы

           Всё как у людей.

Резвые колеса
Прочные постройки
Новые декреты
Братские могилы
  
           Всё как у людей.
 
Вот и всё что было-
Не было и нету.
Правильно и ясно.
Здорово и вечно.
  
           Всё как у людей.





(par exemple, ici, à partir de 5'17)


Ernst Neistvestny, Shelter Island sculpture park




Suivre le mouvement  


Donc - tout ce qui fut ici
N'est pas et jamais ne fut
Toutes les défenses ont cédé
Tous les mots ont pourri 

Suivre le mouvement

Au fond des bottes usées,
Des années et des mégots
Au fond des poches défoncées,
Des passeports et des poings

Suivre le mouvement

Vitesse des roues
Constructions robustes
Nouveaux décrets
Charniers géants

Suivre le mouvement

Donc - tout ce qui fut ici
N'est pas et jamais ne fut
Précis et clair
Sain et éternel

Suivre le mouvement



Всё как у людей, littéralement, "tout comme chez les autres", je traduis "suivre le mouvement" mais tout n'y est pas.
Все слои размокли, littéralement, "toutes les couches sont trempées", comme on le dirait de couches de vêtements. Je traduis "toutes les défenses ont cédé".

 

lundi 1 février 2016

Dysfonctionnement harmonieux


Un de ces panneaux, vecteur du tintamarre visuel que la RATP nous inflige au nom des marchandises, se sentait tout chose : seul dans son coin, dans l'indifférence totale des passants, il produisait des sortes de Rothko, de Newman, de Richter :











Naval et carcéral (1) -- Michel de Certeau (1925 - 1986)



Salvador Dali - La gare de Perpignan (1965)


Enfermement voyageur. Immobile dans le wagon, voir glisser des choses immobiles. Qu'est-ce qui se passe ? Rien ne bouge au-dedans et au-dehors du train.
Immuable, le voyageur est casé, numéroté et contrôlé dans le damier du wagon, cette réalisation parfaite de l'utopie rationnelle. La surveillance et la nourriture y circulent de case en case : "Contrôle des billets" ... "Sandwiches ? Bière ? Café ? ...". Seuls les W.C. ouvrent une fuite dans le système clos. C'est le fantasme des amoureux, l'issue des malades, l'escapade des enfants ("pipi !"), - un coin de l'irrationnel, comme l'étaient les amours et les égouts dans les Utopies de jadis. Mis à part ce lapsus abandonné aux excès, tout est quadrillé. Ne voyage qu'une cellule rationalisée. Une bulle du pouvoir panoptique et classificateur, un module de l'enfermement qui rend possible la production d'un ordre, une insularité close et autonome, voilà ce qui peut traverser l'espace et se rendre indépendant des enracinements locaux.
Au-dedans, l'immobilité d'un ordre. Ici règnent le repos et le rêve. Il n'y a rien à faire, on est dans l'état de raison. Chaque chose y est à sa place comme dans la Philosophie du droit de Hegel. Chaque être est posé là comme un caractère d'imprimerie sur une page militairement rangée. Cet ordre, système organisationnel, quiétude d'une raison, est pour le wagon comme pour le texte la condition de leur circulation.
Dehors, une autre immobilité, celle des choses, régnantes montagnes, verdures étendues, villages arrêtés, colonnades de buildings, noires silhouettes urbaines dans le rose du soir, scintillements de lumières nocturnes d'une mer d'avant ou d'après nos histoires. Le train généralise la Melencolia de Dürer, expérience spéculative du monde : être hors de ces choses qui restent là, détachées, absolues,et qui nous quittent sans qu'elles y soient pour rien ; être privé d'elles, surpris de leur éphémère et tranquille étrangeté. Émerveillement dans l’abandonnement. Pourtant elles ne bougent pas. Elles n'ont de mouvement que celui que provoquent entre leurs masses les modifications de perspective moment après moment ; mutations en trompe-l’œil. Comme moi, elles ne changent pas de place, mais la vue seule défait et refait continuellement les rapports qu'entretiennent entre eux ces fixes.
Entre l'immobilité du dedans et celle du dehors, un quiproquo s'introduit, mince rasoir qui inverse leurs stabilités. Le chiasme est effectué par la vitre et par le rail. Deux thèmes de Jules Verne, ce Victor Hugo du voyage : le hublot du Nautilus, césure transparente entre les sentiments fluctuants de l’observateur et les mouvances d'une réalité océanique ; la voie de fer qui, d'une ligne droite, coupe l'espace et transforme en vitesse de leur fuite les sereines identités du sol. La vitre est ce qui permet de voir et le rail, ce qui permet de traverser. Ce sont deux modes complémentaires de séparation. L'un crée la distance du spectateur : tu ne toucheras pas ; plus tu vois, moins tu tiens - dépossession de la main pour un plus grand parcours de l’œil. L'autre trace, indéfiniment, l'injonction de passer ; c'en est l'ordre écrit, d'une seule ligne, mais sans fin : va, pars, ceci n'est pas ton pays, celui-là non plus - impératif du détachement qui oblige à payer une abstraite maîtrise oculaire de l'espace en quittant tout lieu propre, en perdant pied.
La glace de verre et la ligne de fer répartissent d'un côté l'intériorité du voyageur, narrateur putatif, et de l'autre la force de l'être, puissance d'un silence extérieur. Mais, paradoxalement, c'est le silence de ces choses mises à distance, derrière le verre, qui, de loin, fait parler nos mémoires ou tire de l'ombre les rêves de nos secrets. L'isoloir produit des pensées avec des séparations. Le verre et le fer font des spéculatifs et des gnostiques. Il faut cette coupure pour que naisse, hors de ces choses mais pas sans elles, les paysages inconnus et les étranges fables de nos histoires intérieures.

(la suite)

in Michel de Certeau, L'invention du quotidien, 1. arts de faire, Folio 1990