vendredi 30 septembre 2011

Nets -- Jen Bervin


"I stripped Shakespeare's sonnets bare to the "nets" to make the space of the poems open, porous, possible - a divergent elsewhere. when we write poems, the history of poetry is with us, pre-inscribed in the white of the page ; when we read or write poems, we do it with or against this palimpsest.", écrit Jen Bervin à la fin du volume.

Illustration, avec le deuxième sonnet (qui est le premier de Nets) :


When forty winters shall besiege thy brow,
And dig deep trenches in thy beauty's field,
Thy youth's proud livery so gazed on now,
Will be a totter'd weed of small worth held:
Then being asked, where all thy beauty lies,
Where all the treasure of thy lusty days;
To say, within thine own deep sunken eyes,
Were an all-eating shame, and thriftless praise.
How much more praise deserv'd thy beauty's use,
If thou couldst answer 'This fair child of mine
Shall sum my count, and make my old excuse,'
Proving his beauty by succession thine!
   This were to be new made when thou art old,
   And see thy blood warm when thou feel'st it cold.





Nets est publié par Ugly Duckling Press (2004) ; cinquième tirage en 2010 : 5000 exemplaires ... un best-seller !

mercredi 28 septembre 2011

"Le froid augmente avec la clarté." -- Thomas Bernhard (1931-1989)


Mesdames et messieurs,

Je ne saurais m'en tenir au conte évoquant les musiciens de votre ville ; je n'en veux rien raconter ; je ne veux pas chanter ; je ne veux pas prêcher, mais une chose est vraie : le temps des contes est terminé, les contes des villes et les contes des États et tous les contes scientifiques ; celui des contes philosophiques aussi ; il n'y a plus de monde des esprits, l'univers lui-même n'est plus un conte ; l'Europe, la plus belle Europe, est morte ; voilà la vérité et la réalité. La réalité, tout comme la vérité, n'est pas un conte, et la vérité n'a jamais été un conte.

Il y a cinquante ans, l'Europe toute entière était encore un conte, le monde entier était un monde de contes. Aujourd'hui, il y en a beaucoup qui vivent dans ce monde de contes, mais ils vivent dans un monde mort et d'ailleurs il s'agit de morts. Celui qui n'est pas mort est en vie, et il ne vit pas dans les contes ; il n'est pas un conte.

Moi-même je ne suis pas un conte, et je n'appartiens à aucun monde de contes ; j'ai dû vivre durant une longue guerre et j'ai vu des centaines de milliers de gens mourir et d'autres, enjambant leurs cadavres, continuer à vivre ; tout a continué, dans la réalité ; tout a changé, en vérité ; en cinq décennies, au cours desquelles tout s'est révolté et tout a changé, au cours desquelles un conte millénaire s'est transformé en la réalité et la vérité, je sens que j'ai de plus en plus froid, alors qu'un monde ancien s'est transformé en un monde nouveau, une nature ancienne en une nature nouvelle.

Il est plus difficile de vivre sans contes, c'est pour cela qu'il est difficile de vivre au vingtième siècle ; nous ne faisons plus qu'exister ; nous ne vivons pas, plus personne ne vit plus ; mais il est beau d'exister au vingtième siècle ; d'avancer ; mais d'avancer vers quoi ? Je ne suis, je le sais, sorti d'aucun conte, c'est déjà un progrès et c'est déjà une différence entre le temps d'avant et le temps d'aujourd'hui.

Nous nous trouvons sur le territoire le plus abominable de toute l'histoire. Nous sommes effrayés, effrayés en tant que substance profondément troublante dont est fait l'homme nouveau, et dont est fait notre nouveau concept de nature et renouvellement de la nature ; Tous autant que nous sommes, nous avons été au cours du demi-siècle écoulé qu'une seule et grande douleur ; cette douleur aujourd'hui, c'est nous ; cette douleur est aujourd'hui notre état d'esprit.

Nous avons des systèmes tout nouveaux, une conception du monde toute neuve et même une conception toute neuve et absolument magnifique de ce qui entoure le monde, nous avons une morale toute neuve et nous avons des sciences et des arts tout neufs. Nous avons le vertige et nous avons froid. Nous avons cru qu'étant des hommes, nous allions perdre l'équilibre, mais nous n'avons pas perdu l'équilibre ; et nous avons fait ce que nous pouvions pour ne pas mourir de froid. 

Tout a changé, parce que nous l'avons changé, la géographie extérieure a changé au même titre que la géographie intérieure.

Nous nous montrons désormais de plus en plus exigeants ; nous ne pouvons nous montrer assez exigeants ; aucune époque ne s'est montré aussi exigeante que la nôtre ; notre existence même est empreinte de mégalomanie ; mais comme nous savons que nous ne pouvons pas tomber ni mourir de froid, nous nous risquons à faire ce que nous faisons.

La vie n'est plus que science, science issue des sciences. Nous nous sommes soudainement résorbés dans la nature. Les éléments nous sont désormais familiers. Nous avons mis la réalité à l'épreuve. La réalité nous a mis à l'épreuve. Nous connaissons désormais les lois de la nature, les lois de la nature éternelles et souveraines, et nous pouvons les étudier dans la réalité et dans leur vérité. Nous n'avons plus besoin de nous en remettre à des suppositions. Lorsque nous examinons la nature, nous n'y voyons plus des fantômes. Nous avons écrit le chapitre le plus téméraire du grand livre de l'histoire du monde ; et nous l'avons tous écrit chacun pour soi, dans l'effroi et dans la peur de la mort, jamais de notre plein gré ni à notre goût, mais en fonction des lois de la nature, nous avons écrit ce chapitre dans le dos de nos pères aveugles et de nos professeurs stupides ; dans nos propres dos ; après tant de chapitres interminables et fades, le plus court et le plus crucial.
Cette clarté dans laquelle nous apparaît soudainement notre monde, notre monde de sciences, nous effraie ; nous avons froid dans cette clarté ; mais nous avons voulu cette clarté, nous l'avons provoquée, nous n'avons donc pas le droit de nous plaindre du froid qui règne désormais. Le froid augmente avec la clarté. Ce sont cette clarté et ce froid qui règneront désormais. La science de la nature sera pour nous une clarté supérieure et un froid beaucoup plus sévère encore que ce que nous pouvons nous imaginer.

Tout sera clair, d'une clarté de plus en plus haute et de plus en plus profonde, et tout sera froid, d'un froid de plus en plus effroyable. Nous aurons à l'avenir la sensation d'un jour toujours plus clair et toujours plus froid.

Je vous remercie de votre attention. Je vous remercie de l'honneur que vous m'avez fait aujourd'hui.





"Discours lors de la remise du prix de littérature de la ville hanséatique libre de Brême", 1965, in Mes prix littéraires (Folio, 2010). Comme quoi ce livre vaut bien mieux que le brillant exercice de détestation qu'annonce sa quatrième de couverture. Les lecteurs de Gel ou de Oui, mes deux préférés (Maîtres anciens aussi, bien sûr, mais lentement, à petites doses), savent bien qu'il y a un autre ton, calme et pourtant tragique, de Bernhard, toujours en filigrane, même derrière les plus éblouissantes et rageuses démolitions.


10/10/2011
Ah oui, en VO, Le froid augmente avec la clarté, c'est Mit der Klarheit nimmt die Kälte zu. On aurait pu traduire aussi Le froid pénètre avec la clarté.

lundi 26 septembre 2011

Economistes en guerre contre les chômeurs -- Laurent Cordonnier


Cet article paru en Décembre 2006 dans Le Monde diplomatique est repris dans L'art d'ignorer les pauvres (aux éditions Les liens qui libèrent / Le Monde diplomatique) avec deux autres textes, celui de John Kenneth Galbraith qui donne son titre au livre et une version pas tout à fait intégrale de la Modeste proposition sur les enfants pauvres d'Irlande de Jonathan Swift, qui date, la version intégrale, de 1729.

Ceux qui n'ont jamais lu un rapport de l'OCDE (dont tout le monde entend forcément parler sous la forme de "recommandations du rapport de l'OCDE") ne peuvent pas se douter du ton de guerre sociale qui y règne ; loin de toutes les litotes et dorures de pilule que resservent même les journaux les plus en vue quand il s'agit de ces rapports, l'OCDE a un mérite au milieu de l'océan de turpitude où elle macère, elle appelle un chat, un chat. Bien sûr, ce genre de lecture n'a rien d'affriolant.
C'est pourquoi il faut se précipiter sur ce petit livre et sur la contribution de Laurent Cordonnier qui, dans la veine de son Pas de pitié pour les gueux se livre à une analyse du rapport Perspectives pour l'emploi de l'OCDE (2006).


 

Deux extraits seulement (les citations du rapport sont en italique) : 

Comment,  se demande alors l'organisation, faire accepter des réformes du marché du travail qui seraient dans l'intérêt des salariés et des chômeurs mais dont ils ne veulent pas ? Les recommandations aux gouvernements des peuples tumultueux sont soulignées en gras et en italique dans le rapport : il faut procéder à des "réformes partielles : réformer à la marge pour mettre en œuvre des changements de politique ultérieurs plus profonds". L'offensive doit donc passer par les ailes, et saper les contreforts les plus fragiles du salariat, en réservant pour un second assaut le "noyau dur" : "pour éviter les conflits avec les principaux groupes d'intérêt, les gouvernements peuvent, dans un premier temps, introduire des réformes à la marge du "noyau dur" du marché du travail, sans véritablement toucher aux structures institutionnelles dont bénéficient les travailleurs en place. Cela tend à renforcer la dualité du marché du travail, ce qui peut ensuite permettre de gagner progressivement le soutien de l'opinion publique à des réformes plus fondamentales des institutions et politiques du marché du travail."

(...)

Le rationnel est l'ami du bien : "Les réformes structurelles, qui commence par générer des coûts avant de produire des avantages, peuvent se heurter à une opposition politique moindre si le poids du changement politique est supporté dans un premier temps par les chômeurs. En effet, ces derniers sont moins susceptibles que les employeurs ou les salariés en place de constituer une majorité politique capable de bloquer la réforme, dans la mesure où ils sont moins nombreux et souvent moins organisés." Les travaux de l'OCDE coûtent très cher aux contribuables, mais ils sont francs.


 


Notons enfin que Laurent Cordonnier sait lui aussi appeler un chat, un chat : les inspirateurs et rédacteurs de ces rapports, nous prévient-il, sont en majorité écrasante des gens intelligents qui ont délibérément choisi la guerre sociale car elle leur apporte les avantages qu'ils pensent leur être naturellement dus ; bref, ils ne sont pas bêtes, ils sont simplement méchants, au point d'en être nuisibles.

dimanche 25 septembre 2011

Enfilades et ricochets


Les paysages d'hiver de Philippe Jaccottet m'ont promené dans ma bibliothèque : l'hiver, la neige, la douleur ... Lenz de Georg Büchner, bien sûr !
Et de Lenz on passe naturellement à L'entretien dans la montagne en suivant les pistes qu'offrent Paul Celan lui-même (Le méridien, discours prononcé à l'occasion de la remise du prix Büchner) et Jean-Pierre Lefebvre, son traducteur ; idée lumineuse, d'ailleurs, que de réunir ces deux textes dans un petit volume de la collection Point ! On frôlerait la perfection en osant une version bilingue tant ces deux textes marquent la prose allemande.
De là, les associations se font plus par ricochets que par enfilades mais on aboutit fort logiquement à Mes prix littéraires, réjouissant jeu de massacre de Thomas Bernhard (prix Büchner, lui aussi, comme Celan avant lui mais qui y prononça un discours fort différent) qui se clôt par le glacial "Discours lors de la remise du prix de littérature de la ville hanséatique libre de Brème" : le froid augmente avec la clarté, on y reviendra !

Des Copé au cul qui se perdent ...


- Allo, ouais, c'est Brice, là.
- ...
- Ouais, parce que cela commence à balancer sec, là.
- ...
-Dis, Thierry, pourquoi tu tousses ?

jeudi 22 septembre 2011

A la lumière de l'hiver -- Philippe Jaccottet


Zao Wou Ki : Vent
(Beaubourg)


Ce recueil porte au plus haut le si galvaudé "travail de deuil" ; un recueil à l'atmosphère parfois si pesante qu'y progresser est difficile, qui se recroqueville parfois aux limites de la catatonie pour parvenir toujours à finalement se redéployer vers la lumière.

Un court exemple qui illustre ce mouvement en quelques lignes :


"Oui, oui, c'est vrai, j'ai vu la mort au travail
et, sans aller chercher la mort, le temps aussi,
tout près de moi, sur moi, j'en donne acte à mes deux yeux,
adjugé ! Sur la douleur, on en aurait trop long à dire.
Mais quelque chose n'est pas entamé par ce couteau
ou se referme après coup comme l'eau derrière la barque."



A la lumière de l'hiver suivi de Pensées sous les nuages, Poésie / Gallimard

mercredi 21 septembre 2011

Le mot joie -- Philippe Jaccottet


Je me souviens qu'un été récent, alors que je marchais une fois de plus dans la campagne, le mot joie, comme traverse parfois le ciel un oiseau que l'on attendait pas et que l'on identifie pas aussitôt, m'est passé par l'esprit et m'a donné, lui aussi, de l'étonnement. Je crois que d'abord, une rime est venue lui faire écho, le mot soie ; non pas tout à fait arbitrairement, parce que le ciel d'été à ce moment-là, brillant, léger et précieux comme il l'était, faisait penser à d'immenses bannières de soie qui auraient flotté au-dessus des arbres et des collines avec des reflets d'argent, tandis que les crapauds toujours invisibles faisaient s'élever du fossé profond, envahi de roseaux, des voix elles-mêmes, malgré leur force, comme argentées, lunaires. Ce fut un moment heureux ; mais la rime avec joie n'était pas légitime pour autant.

Le mot lui-même, ce mot qui m'avait surpris, dont il me semblait que je ne comprenais plus bien le sens, était rond dans la bouche, comme un fruit ; si je me mettais à rêver à son propos, je devais glisser de l'argent (la couleur du paysage où je marchais quand j'y avais pensé tout à coup) à l'or, et de l'heure du soir à celle de midi. Je revoyais des paysages de moissons en plein soleil ; ce n'était pas assez ; il ne fallait pas avoir peur de laisser agir le levain de la métamorphose. Chaque épi devenait un instrument de cuivre, le champ un orchestre de paille et de poussière dorée ; il en jaillissait un éclat sonore que j'aurais voulu dire d'abord un incendie, mais non : ce ne pouvait être furieux, dévorant, ni même sauvage. (Il ne me venait pas non plus à l'esprit d'images de plaisir, de volupté.) J'essayais d'entendre mieux encore ce mot (dont on aurait dit qu'il me venait d'une langue étrangère, ou morte) : la rondeur du fruit, l'or des blés, la jubilation d'un orchestre de cuivres, il y avait du vrai dans tout cela, mais il manquait l'essentiel : la plénitude, et pas seulement la plénitude (qui a quelque chose d'immobile, de clos, d'éternel), mais le souvenir ou le rêve d'un espace qui, bien que plein, bien que complet, ne cesserait, tranquillement, souverainement, de s'élargir, de s'ouvrir, à l'image d'un temple dont les colonnes (ne portant plus que l'air ainsi qu'on le voit aux ruines) s'écarteraient à l'infini les unes des autres sans rompre leurs invisibles liens ; ou du char d’Élie dont les roues grandiraient à la mesure des galaxies sans que leur essieu casse.

Ce mot presque oublié avait dû me revenir de telles hauteurs comme un écho extrêmement faible d'un immense orage heureux. Alors, à la naissance hivernale d'une autre année, entre janvier et mars, à partir de lui, je me suis mis, non pas à réfléchir, mais à écouter et à recueillir des signes, à dériver au fil des images ; comprenant, ou m'assurant paresseusement, que je ne pouvais faire mieux, quitte à n'en retenir après coup que des fragments, même imparfaits et peu cohérents, tels, à quelques ratures près, que cette fin d'hiver me les avait apportés - loin du grand soleil entrevu.





(Ainsi s'ouvre Le mot joie, le recueil de Phillipe Jaccottet qui m'est le plus cher ; il se "clôt" ainsi :)





La lyre de cuivre des frênes
a longtemps brillé dans la neige.

Puis, quand on redescend
à la rencontre des nuages,
on entend bientôt la rivière
sous sa fourrure de brouillard.

Tais-toi : ce que tu allais dire
en couvrirait le bruit.
Écoute seulement : l'huis s'est ouvert.



(in A la lumière de l'hiver suivi de Pensées sous les nuages, Poésie / Gallimard)

Six Provocations for Big Data -- danah boyd, Kate Crawford

  
Obesity Is ‘Socially Contagious,’ Study Finds
(source)
 

A social network map of 2,200 people, the largest group of connected individuals in the Framingham Heart Study, in the year 2000. Each circle represents one person, and the size of each circle is proportional to that person's body-mass index (BMI). Yellow circles indicate people who are considered medically obese and green circles indicate people who are not obese. 
Lines indicate family and friendship ties.
Figure courtesy of James Fowler, UC San Diego.





L'étude ci-dessus (encore qu'on soit plutôt dans le "small data") et les conclusions qui en sont tirées pourraient servir d'illustration au papier de boyd et Crawford ... au milieu de milliers d'autres.

"In this essay, we are offering six provocations that we hope can spark conversations about the issues of Big Data. Social and cultural researchers have a stake in the computational culture of Big Data precisely because many of its central questions are fundamental to our disciplines. Thus, we believe that it is time to start critically interrogating this phenomenon, its assumptions, and its biases."

  1. Automating Research Changes the Definition of Knowledge
  2. Claims to Objectivity and Accuracy are Misleading
  3. Bigger Data are Not Always Better Data
  4. Not All Data Are Equivalent
  5. Just Because it is Accessible Doesn’t Make it Ethical
  6. Limited Access to Big Data Creates New Digital Divides


L'article complet est accessible en ligne, ici. Le blog de danah boyd est depuis ses débuts une mine pour ceux qui s'intéressent à l'expansion du monde digital.

mardi 20 septembre 2011

A toutes fins utiles :


"Le 7 septembre, le recteur de l’Université d’Etat de la ville de Tyumen Gennady Chebotarev, a signé un décret sur le licenciement de l’enseignant de l’UFR de traduction et de la traductologie, docteur en sciences philologiques Koutouzov Andrey. Andrey, anarchiste, membre du mouvement « Action autonome » (AD), a été condamné, ce printemps, à une peine de deux ans avec sursis suite à l’affaire préfabriquée d’« extrémisme ». Cependant, le tribunal ne lui a pas interdit d’enseigner. Malgré cela, l’université où travaille Andrey, a finalement cédé sous la pression des forces spéciales et l’a licencié pour « une faute immorale »."

(source ; les versions russes et anglaises sont plus complètes)



Une pétition circule pour demander le rétablissement d'Andrei Kutuzov dans son poste ; elle est ici.


Computational linguists of the world, unite !
(sans exclusive, bien sûr, à l'égard des autres "linguists" ou "computationalists" ...)


lundi 19 septembre 2011

Enfin une médaille d'or !


"Qui a téléphoné ou envoyé un mail à qui, quand, d’où, pendant combien de temps? Accéder au contenu des télécommunications, c’est bien, mais plutôt encadré, et donc compliqué à obtenir. Accéder au contenant de ces mêmes télécommunications, c’est beaucoup plus facile, et souvent tout aussi parlant.


La preuve : avec 514 813 demandes d’accès en 2009 aux données de trafic conservées par les opérateurs de téléphonie fixe ou mobile, et les fournisseurs d’accès à l’internet, contre 503 437 en 2008, la France est championne d’Europe! Elle occupe la première place pour ce qui est de l’exploitation des “logs“, également nommées “données de trafic“, ou “données de connexion“, encore plus intrusives que ne le sont les désormais célèbres “FaDet” (pour “factures détaillées“). Toutes ces demandes étant faites par des OPJ dans un cadre judiciaire.


Le Royaume-Uni arrive en seconde position, avec 470 222 demandes d’accès, loin devant la Lituanie (85 315), les Pays-Bas (85 000) ou encore l’Espagne (53 578), l’Allemagne n’en dénombrant de son côté “que” 12 684 (pour 81,5 millions d’habitants). Comme le soulignait ce matin Le Canard enchaîné, “en bonne logique, le territoire de nos voisins allemands devrait être livré à la terreur et à la dévastation“."


La suite, ici.


Un petit point supplémentaire : pour les opérateurs, répondre à ces exigences légales d'archivage de données suppose un investissement considérable dans le domaine du stockage et du traitement des données "massives" ; un investissement qui va bien au-delà de ce qui était considéré comme utile ou simplement raisonnable il y a encore quelques années en termes de conduite de la relation-client ou  des processus de l'entreprise. Ces expertises acquises, ces infrastructures maîtrisées, qui empêchera les opérateurs de les employer à leur bénéfice ? Voir à ce sujet la réflexion de danah boyd et Kate Crawford sur le traitement de données massives : Six Provocations for Big Data.

samedi 17 septembre 2011

Ovis œconomica



Le bon pasteur
(mosaïque du mausolée de Galla Placidia, Ravenne)



C'est officiel, il n'y a qu'à lire, écouter, regarder : Homo œconomicus n'était qu'un vil imposteur et nos chiens de garde l'ont enfin "confusément" reconnu. Dissimulant ses traits bestiaux sous les dehors (guère plus engageants ... mais ceci n'engage que moi) d'un puissant simulateur résolvant en temps réel des problèmes d'intégration (dans des espaces où les mathématiciens, un peu frileux sans doute, ne placent pas de mesures), le (+) voici enfin démasqué, Ovis œconomica.

(+) Bon, Ovis est du genre féminin, d'accord, arrêtez de crier. N'empêche, je ne vais pas me laisser aller à  écrire "la voici démasquée" quand même !

Et de tourner en boucle les expressions toutes faites "envie de gagner contre peur de perdre", "comportement moutonnier", "panurgisme" ...

Pour ceux qui croiraient que ce subit accès de behaviorisme à bas prix, cette overdose de psychologie de comptoir indiqueraient une prise de conscience des limites des modèles néo-classiques, il faudra déchanter : Ovis œconomica paît dans les strictes limites de l'individualisme méthodologique, où s'épanouit aussi Homo œconomicus. Il est simplement beaucoup moins doué pour les simulations MCMC. 

D'ailleurs, cette découverte nous prépare une troisième étape, celle qui adorera les vainqueurs (eux sont de vrais Homini œconomici) et méprisera les vaincus (qui n'ont que ce que mérite ce pur crétin d'Ovis œconomica). Que la pastorale économique ait des airs de jeu de Stackelberg  (*) n'étonne déjà plus personne ... il ne reste qu'à admettre que le "bon" pasteur n'était qu'un rêve.

(*) Dans le jeu de Stackelberg, le "leader", ayant connaissance des fonctions d'utilité des autres joueurs qui jouent de façon non coopérative, manœuvre de façon à établir le meilleur équilibre de Pareto possible entre les autres joueurs, compte tenu que la somme de ses ressources et de celle des autres joueurs est fixe ; le leader manœuvre donc de façon à faire "comme si" les joueurs coopéraient : rien de plus idylliquement "pastoral" ! 
En réalité, on il s'agit plutôt d'une version perverse du jeu de Stackelberg : deux jeux non coopératifs hiérarchiques couplés où les actions du jeu supérieur (entre Homini œconomici) visent à établir le pire équilibre de Nash au niveau inférieur (entre Oves œconomicae) en déformant (dans certaines limites) les fonctions d'utilité des Oves. Pastoral, certes, mais comme le loup guidant les brebis !

Toujours rien sur "ce" qui fait agir de façon moutonnière, sur "ce" qui fait calculer ; pour justifier ces comportements, on se retranche derrière une nature humaine mais la situation tourne au cocasse car cette nature peut difficilement passer en quelques années de l'optimisation forcenée au suivisme le plus benêt !

Sur ce sujet, on peut relire La crise, Keynes et les "esprits animaux", un entretien entre Frédéric Lordon et Yves Citton ; c'était dans dans la Revue des livres et des idées mais je ne retrouve plus la référence.
Je ne le trouve plus en ligne mais l'entretien est repris dans Penser à gauche ; extrait :

Pour ce qui est des justes récriminations contre mon usage immodéré de la photocopieuse, voir ici, merci.


L'Europe désire ... -- Marquis de Sade (1977-1981)


Le cabinet du Dr Caligari
Friedrich Wilhelm Murnau



Todesangst und Todesraserei erfülte die Stadt
So gehe am einem Kreuzweg
und rühfe an dreimal
Conrad Veidt...

L'acide oxydent (*) corrode le temps, l'homme observe les sourires
Crispés sur les dents des silhouettes/épiderme sec/fixées sur
Une esquisse de Klimt mais...
Conrad Veidt danse
Les cris disséqués dans d'épais catalogues, les lèvres articulent
Le lent monologue. Le sens expire, l'expression prime : la ville
N'est plus qu'une vitrine où...
Conrad Veidt danse
Le long des usines incisées par le vent, Rank Xerox asservit les
Couleurs résistantes
L'Europe désire l'euthanasie
Pureté froide à Nagasaki

(*) Toutes les versions que j'ai pu lire donnent cette bizarre orthographe ; j'ai toujours entendu "occident" mais je n'ai jamais eu que la cassette !


Sorti en 1979, l'album Dantzig twist ... La vieille dame a pris son temps mais, trente-deux ans plus tard, elle semble s'être décidé.

jeudi 15 septembre 2011

Vergers -- Rainer Maria Rilke





Vues des Anges, les cimes des arbres peut-être
sont des racines, buvant les cieux ;
et dans le sol, les profondes racines d'un hêtre
leur semblent des faîtes silencieux.

Pour eux, la terre, n'est-elle point transparente
en face d'un ciel, plein comme un corps ?
Cette terre ardente, où se lamente
auprès des sources l'oubli des morts.


(Vergers est paru en 1926 à la NRF dans le même volume que Les quatrains valaisans)


Un brouillage des perspectives assez différent de celui qu'on trouve chez Seamus Heaney, Lightenings viii ! Inversion en miroir chez Rilke, hiérarchie des mondes chez Heaney (le céleste navire flotte sur l'air : son ciel est donc au-dessus du nôtre, pas sous nos pieds).
Pourtant , l'effet de miroir réapparaît au dernier vers chez Heaney (... le marin remonta / Hors du merveilleux qu'il venait de connaître.) qui met en parallèle l'expérience du céleste marin et celle des moines.

mercredi 14 septembre 2011

De la rigueur de la science -- Jorge Luis Borgès





... En cet Empire, l'Art de la Cartographie fut poussé à une telle Perfection que la Carte d'une seule Province occupait toute une Ville et la Carte de l'Empire toute une Province. Avec le temps, ces Cartes Démesurées cessèrent de donner satisfaction et les Collèges Cartographiques levèrent une Carte de l'Empire, qui avait le Format de l'Empire et qui coïncidait avec lui, point par point.Moins passionnées pour l'Étude de la Cartographie, les Générations Suivantes réfléchirent que cette Carte Dilatée était inutile et, non sans impiété, l'abandonnèrent à l'Inclémence du Soleil et des Hivers. Dans les Déserts de l'Ouest, subsistent des Ruines très abimées de la Carte. Des Animaux et des Mendiants les habitent. Dans tout le Pays, il n'y a plus d'autres traces des Disciplines Géographiques.

(Suarez Miranda,
Viajes de Varones Prudentes,
Lib. IV, Cap. XIV, Lérida, 1658.)


Cité par Jorge Luis Borgès en final de son Histoire universelle de l'infamie (Histoire de l'infamie Histoire de l'éternité, traduit par Roger Caillois et Laure Guille chez 10/18).

Enfin, "cité" ... au sens très particulier que peut revêtir la citation borgesienne des sources, sens mis en lumière sur une "étude de cas" (le cas Hakim de Merv, ce cousin du Roi au masque d'or de Marcel Schwob - première nouvelle du recueil éponyme chez Ombres, 1991) par Roger Caillois en appendice et résumé ainsi : 

Je ne veux pas préjuger des conclusions qu'une enquête plus étendue et plus approfondie pourra justifier. J'ai seulement désiré fournir des exemples au lecteur curieux de mesurer la part de la tradition dans l'œuvre de Borgès et celle de son apport personnel. On voit que ce dernier peut être considérable : presque total.


Voir ici pour un commentaire.


mercredi 7 septembre 2011

Georges Schehadé (1905-1989)


Le jardin magique



Poésies II - XVIII

Nous reviendrons corps de cendre ou de rosiers
Avec l’œil cet animal charmant
O colombe
Près des puits de bronze où de lointains
Soleils sont couchés

Puis nous reprendrons notre courbe et nos pas
Sous les fontaines sans eau de la lune
O colombe
Là où les grandes solitudes mangent la pierre

Les nuits et les jours perdent leurs ombres par milliers
Le Temps est innocent des choses
O colombe
Tout passe comme si j'étais l'oiseau immobile



in Les Poésies, Poésie/Gallimard (1969)


D'autres extraits de l’œuvre de Schehadé ici, en compagnie d'extraits de celle de Nadia Tuéni, un rapprochement si "évident"... comme en témoigne ce poème de 1983







mardi 6 septembre 2011

Ein weißes Schloß in weißer Einsamkeit -- Rainer Maria Rilke



Le château de Duino
(dont il n'est pas question ci-dessous !)



Ein weißes Schloß in weißer Einsamkeit.
In blanken Sälen schleichen leise Schauer.
Todkrank krallt das Gerank sich an die Mauer,
und alle Wege weltwärts sind verschneit.

Darüber hängt der Himmel brach und breit.
Es blinkt das Schloß. Und längs den weißen Wänden
hilft sich die Sehnsucht fort mit irren Händen ...
Die Uhren stehn im Schloß: es starb die Zeit.

in Gaben an verschiedene Freunde 


Moodie, Rilke et Reinhart 
au château de Muzot
(car c'est de lui qu'il s'agit ...)


Un blanc château dans une blanche solitude


Un blanc château dans une blanche solitude.
Par des salles nues sinuent de silencieux frissons.
Un lierre à l’agonie s’agrippe encore aux pierres,
et les routes du monde sont partout enneigées.

Le vaste ciel en friche s’étend sur la blancheur.
Le château luit. Et le long des murs blancs
la langueur fait errer pour s’enfuir ses mains folles :
les horloges se figent : le temps est mort là-haut.

traduit par Jean-Pierre Lefèbvre

lundi 5 septembre 2011

Le pays enchanté où fleurit Probabilitas realis ...


Alice au pays des merveilles

There is no way, however, in which the individual can avoid the burden of responsibility for his own evaluations. The key cannot be found that will unlock the enchanted garden, wherein, among the fairy-rings and the shrubs of magic wands, beneath the trees laden with monads and noumena, blossom forth the flowers of Probabilitas realis. With these fabulous blooms safely in our buttton-holes we would be spared the necessity of forming opinions, and the heavy loads we bear upon our necks would be rendered superfluous once and for all.

Bruno de Finetti  (1906-1985) in Theory of probability, Wiley (1974-1975), traduction de l'ouvrage paru en 1970 en italien chez Einaudi (à ma connaissance non traduit en français ; traduit en allemand en 1981). 


Un livre qui, en dépit de son titre, commence par:

My thesis, paradoxically, and a little provocatively, but nonetheless genuinely, is simply this :
PROBABILITY DOES NOT EXIST
The abandonment of superstitious beliefs about the existence of the Phlogiston, the Cosmic Ether, Absolute Space and Time, ... or Fairies and Witches was an essential step along the road to scientific thinking. Probability, too, if regarded as something endowed with some kind of objective existence, is no less a misleading misconception, an illusory attempt to exteriorize or materialize our true probabilistic beliefs.



Ce à quoi d'aucuns, dont je suis, plus sensibles à la puissance de feu de l'artillerie russe qu'aux fleurs de rhétorique italiennes préféreront le plus modeste "Hé oui, l'a priori universel existe (Leonid Levin dixit) mais il n'est ni calculable, ni même approximable (Leonid Levin dixit, toujours) ! Faudra faire avec ... ou plutôt sans." 
Et puis, cette approche axiomatique (statistique non probabiliste à la Kolmogorov) a aussi l'avantage de ne pas passer par le "dutch book argument" qui fait de l'argent l'étalon de la croyance et de nous éviter de pénibles prêches comme celui-ci (tout n'y est pas à jeter, en particulier dans la critique de Savage, mais la conclusion est simplement inepte, ou déshonorante, au choix).

Han Shan


Han Shan et Shih-te
Kaiho Yusho



ma maison est au pied d'une falaise verte

le jardin, un fouillis d'herbes que je n'arrache plus

les jeunes rameaux de glycine pendent en s'enroulant

des rochers antiques se dressent, abrupts

les fruits de la montagne, les singes les cueillent

les poissons de l'étang, de leur bec les hérons blancs s'en emparent

les écrits des immortels, un livre ou deux,

sous un arbre je lis à voix basse "nam nam"




in Éloge de la poésie et des livres, une autre compilation parue chez Moundarren (1996).



Voilà une image assez juste de ma nouvelle tentative (et de mon nouvel échec !) de lecture de la seconde partie de Sein und Zeit cet été ... "nam nam" !

samedi 3 septembre 2011

Passant sur la montagne Lang ya -- Wei Ying wu (737-792)


(source, indispensable !)




un portail en pierre, dans la neige nulle trace
 
dans la vallée des pins, fumée figée, multiples parfums
 
des restes de nourriture distribués dans la cour, dans le froid les oiseaux descendent
 
sa robe déchirée pend à un arbre, le vieux moine est mort





Un Dormeur du val en quatre vers par un T'ang "atypique" !




Wei Ying wu à quinze ans était déjà membre de la garde personnelle de l'empereur. Il mena d'abord une vie de luxe et de débauche. Considéré comme un personnage grossier, il était méprisé. Il se mit alors à étudier et à entreprendre une carrière civile. Il fut nommé gouverneur de Soo chow et devint un poète de renom.

in Tao poétique, vrais poèmes du vide parfait, une compilation parue aux éditions Moundarren (1986).

Pour les anglophones, voir ici, et !