Mesdames et messieurs,
Je ne saurais m'en tenir au conte évoquant les musiciens de votre ville ; je n'en veux rien raconter ; je ne veux pas chanter ; je ne veux pas prêcher, mais une chose est vraie : le temps des contes est terminé, les contes des villes et les contes des États et tous les contes scientifiques ; celui des contes philosophiques aussi ; il n'y a plus de monde des esprits, l'univers lui-même n'est plus un conte ; l'Europe, la plus belle Europe, est morte ; voilà la vérité et la réalité. La réalité, tout comme la vérité, n'est pas un conte, et la vérité n'a jamais été un conte.
Il y a cinquante ans, l'Europe toute entière était encore un conte, le monde entier était un monde de contes. Aujourd'hui, il y en a beaucoup qui vivent dans ce monde de contes, mais ils vivent dans un monde mort et d'ailleurs il s'agit de morts. Celui qui n'est pas mort est en vie, et il ne vit pas dans les contes ; il n'est pas un conte.
Moi-même je ne suis pas un conte, et je n'appartiens à aucun monde de contes ; j'ai dû vivre durant une longue guerre et j'ai vu des centaines de milliers de gens mourir et d'autres, enjambant leurs cadavres, continuer à vivre ; tout a continué, dans la réalité ; tout a changé, en vérité ; en cinq décennies, au cours desquelles tout s'est révolté et tout a changé, au cours desquelles un conte millénaire s'est transformé en la réalité et la vérité, je sens que j'ai de plus en plus froid, alors qu'un monde ancien s'est transformé en un monde nouveau, une nature ancienne en une nature nouvelle.
Il est plus difficile de vivre sans contes, c'est pour cela qu'il est difficile de vivre au vingtième siècle ; nous ne faisons plus qu'exister ; nous ne vivons pas, plus personne ne vit plus ; mais il est beau d'exister au vingtième siècle ; d'avancer ; mais d'avancer vers quoi ? Je ne suis, je le sais, sorti d'aucun conte, c'est déjà un progrès et c'est déjà une différence entre le temps d'avant et le temps d'aujourd'hui.
Nous nous trouvons sur le territoire le plus abominable de toute l'histoire. Nous sommes effrayés, effrayés en tant que substance profondément troublante dont est fait l'homme nouveau, et dont est fait notre nouveau concept de nature et renouvellement de la nature ; Tous autant que nous sommes, nous avons été au cours du demi-siècle écoulé qu'une seule et grande douleur ; cette douleur aujourd'hui, c'est nous ; cette douleur est aujourd'hui notre état d'esprit.
Nous avons des systèmes tout nouveaux, une conception du monde toute neuve et même une conception toute neuve et absolument magnifique de ce qui entoure le monde, nous avons une morale toute neuve et nous avons des sciences et des arts tout neufs. Nous avons le vertige et nous avons froid. Nous avons cru qu'étant des hommes, nous allions perdre l'équilibre, mais nous n'avons pas perdu l'équilibre ; et nous avons fait ce que nous pouvions pour ne pas mourir de froid.
Tout a changé, parce que nous l'avons changé, la géographie extérieure a changé au même titre que la géographie intérieure.
Nous nous montrons désormais de plus en plus exigeants ; nous ne pouvons nous montrer assez exigeants ; aucune époque ne s'est montré aussi exigeante que la nôtre ; notre existence même est empreinte de mégalomanie ; mais comme nous savons que nous ne pouvons pas tomber ni mourir de froid, nous nous risquons à faire ce que nous faisons.
La vie n'est plus que science, science issue des sciences. Nous nous sommes soudainement résorbés dans la nature. Les éléments nous sont désormais familiers. Nous avons mis la réalité à l'épreuve. La réalité nous a mis à l'épreuve. Nous connaissons désormais les lois de la nature, les lois de la nature éternelles et souveraines, et nous pouvons les étudier dans la réalité et dans leur vérité. Nous n'avons plus besoin de nous en remettre à des suppositions. Lorsque nous examinons la nature, nous n'y voyons plus des fantômes. Nous avons écrit le chapitre le plus téméraire du grand livre de l'histoire du monde ; et nous l'avons tous écrit chacun pour soi, dans l'effroi et dans la peur de la mort, jamais de notre plein gré ni à notre goût, mais en fonction des lois de la nature, nous avons écrit ce chapitre dans le dos de nos pères aveugles et de nos professeurs stupides ; dans nos propres dos ; après tant de chapitres interminables et fades, le plus court et le plus crucial.
Cette clarté dans laquelle nous apparaît soudainement notre monde, notre monde de sciences, nous effraie ; nous avons froid dans cette clarté ; mais nous avons voulu cette clarté, nous l'avons provoquée, nous n'avons donc pas le droit de nous plaindre du froid qui règne désormais. Le froid augmente avec la clarté. Ce sont cette clarté et ce froid qui règneront désormais. La science de la nature sera pour nous une clarté supérieure et un froid beaucoup plus sévère encore que ce que nous pouvons nous imaginer.
Tout sera clair, d'une clarté de plus en plus haute et de plus en plus profonde, et tout sera froid, d'un froid de plus en plus effroyable. Nous aurons à l'avenir la sensation d'un jour toujours plus clair et toujours plus froid.
Je vous remercie de votre attention. Je vous remercie de l'honneur que vous m'avez fait aujourd'hui.
"Discours lors de la remise du prix de littérature de la ville hanséatique libre de Brême", 1965, in Mes prix littéraires (Folio, 2010). Comme quoi ce livre vaut bien mieux que le brillant exercice de détestation qu'annonce sa quatrième de couverture. Les lecteurs de Gel ou de Oui, mes deux préférés (Maîtres anciens aussi, bien sûr, mais lentement, à petites doses), savent bien qu'il y a un autre ton, calme et pourtant tragique, de Bernhard, toujours en filigrane, même derrière les plus éblouissantes et rageuses démolitions.
10/10/2011
Ah oui, en VO, Le froid augmente avec la clarté, c'est Mit der Klarheit nimmt die Kälte zu. On aurait pu traduire aussi Le froid pénètre avec la clarté.
10/10/2011
Ah oui, en VO, Le froid augmente avec la clarté, c'est Mit der Klarheit nimmt die Kälte zu. On aurait pu traduire aussi Le froid pénètre avec la clarté.