mercredi 29 août 2012

Futura 2012 ...




... c'était la semaine dernière à Crest, la vingtième édition de ce festival unique en son genre consacré aux musiques acousmatiques et à leur interprétation, avec projection de plus de cent pièces (je n'ai pas compté, le programme est ici) sur l'acousmonium Motus.

L'invité de cette vingtième était Denis Dufour, fondateur et cheville ouvrière de ce festival ; "invité", le terme est sûrement impropre : peut-on être invité chez soi ?



Programmation toujours très éclectique de Vincent Laubeuf : 
  • créations (superbes pièces de Nathanaëlle Raboisson et Olivier Lamarche, Tomonori Higaki, Nicolas Bernier, Agnès Poisson) et pièces de répertoire (et s'il y a bien un répertoire acousmatique avec ses interprètes et une tradition naissante de cette interprétation, c'est en grande partie à Denis Dufour qu'on le doit, à travers Futura et Motus ; la projection des Fragments pour Artaud de Pierre Henry fut un de mes meilleurs moments de cette édition ; Red bird de Trevor Wishart et Automne pathétique de Dieter Kaufmann, également), 
  • pièces "fermées" (disons, avec une écoute très dirigée ; je pense ici en particulier aux grandes pièces de Dufour comme Golgotha, Messe à l'usage des aveugles ou Notre besoin de consolation est impossible à rassasier dont les arguments sont explicites et ambitieux ... et dont le compositeur a les moyens de cette ambition) et pièces "ouvertes" (Bernhard Günter, par exemple ; il faut d'ailleurs lire les deux notices de Golgotha (Denis Dufour) et de Whiteout (Bernhard Günter) pour mesurer l'écart de position entre les deux compositeurs !), 
  • paysages sonores et sons de synthèse pure, 
  • filiation naturelle à une musique contemporaine désormais plus acceptée, au moins par les institutions (la pièce de Dufour Syntagma, en hommage à Xénakis), et cousinages avec les franges plus bruyantes de la galaxie technoïde (Espèce d'espace de Florent Colautti - à écouter ici - avec un final à la Imminent Starvation).

Et comme on a aussi fait quelques promenades et baignades autour de Crest, on a sûrement manqué d'autres beaux moments ! Avec une programmation d'une telle densité, il faut aussi savoir se ménager quelques respirations.

On espère de tout cœur revenir pour la vingt-et-unième !



A mi-chemin entre Dufour et Günter, en termes de "directivité", la pièce de Dieter Kaufmann faisait appel à la lecture deux poèmes fameux de la littérature allemande.


Hälfte des Lebens (Hölderlin)

Mit gelben Birnen hänget
Und voll mit wilden Rosen
Das Land in den See,
Ihr holden Schwäne,
Und trunken von Küssen
Tunkt ihr das Haupt
Ins heilignüchterne Wasser.

Weh mir, wo nehm ich, wenn
Es Winter ist, die Blumen, und wo
Den Sonnenschein,
Und Schatten der Erde?
Die Mauern stehn
Sprachlos und kalt, im Winde
Klirren die Fahnen.


Herbst (Rilke)

Die Blätter fallen, fallen wie von weit,
als welkten in den Himmeln ferne Gärten;
sie fallen mit verneinender Gebärde.

Und in den Nächten fällt die schwere Erde
aus allen Sternen in die Einsamkeit.

Wir alle fallen. Diese Hand da fällt.
Und sieh dir andre an : es ist in allen.

Und doch ist Einer, welcher dieses Fallen
unendlich sanft in seinen Händen hält. 


Pièce mélancolique où la voix affleure de façon toujours sensible sous les traitements, qui s'ouvre sur Weh mir pour se refermer sur la répétition de fallen tourbillonnant lentement, en écho au poème.
Assurément, la connaissance de ces deux poèmes donne une direction à l'écoute ; le texte même, par son "afffleurement" Weh mir / fallen également, mais la pièce n'enferme (le mot est sans doute trop fort, disons ne focalise l'attention) l'auditeur dans aucune grille de lecture.







A propos de Fragments pour Artaud (hommage à Pour en finir avec le jugement de Dieu, cette pièce radiophonique enregistrée en 1947 qui ne passa pas la censure ?), à côté d'extraits de textes issus de Héliogabale et des Tarahumaras (pour ceux que j'ai reconnus), il y a ce mouvement construit sur le retour entêtant de Sur terre marche une limace / Que saluent dix mille mains blanches ; beau grand écart de Pierre Henry que d'adjoindre à ces textes un de ses premiers : ce refrain incongru est emprunté à Cri, poème adressé à Jacques Rivière avec la lettre du 29 Janvier 1924.

Sans oublier ce mouvement d'une effrayante puissance, sorte de Carmina Burana électroacoustique qui voit monter irrépressiblement une procession répétant Où est le sang, le sang humain ?.

La spatialisation donne à toute cette pièce une puissance envoûtante : je l'ai réécoutée depuis sur mon équipement (misérablement) stéréophonique ... c'est bien d'une toute autre expérience qu'il s'agit, face à, ou plutôt au cœur de, l'acousmonium !




Cri

Le petit poète céleste
Ouvre les volets de son cœur.
Les cieux s’entrechoquent. L’oubli
Déracine la symphonie.

Palefrenier la maison folle
Qui te donne à garder les loups
Ne soupçonne pas les courroux
Qui couvent sous la grande alcôve
De la voûte qui pend sur nous.

Par conséquent silence et nuit
Muselez toute impureté
Le ciel à grandes enjambées
S’avance au carrefour des bruits.

L’étoile mange. Le ciel oblique
Ouvre son vol vers les sommets
La nuit balaye les déchets
Du repas qui nous contentait.

Sur terre marche une limace
Que saluent dix mille mains blanches
Une limace rampe à la place
Où la terre s’est dissipée.

Or des anges rentraient en paix
Que nulle obscénité n’appelle
Quand s’éleva la voix réelle
De l’esprit qui les appelait.

Le soleil plus bas que le jour
Vaporisait toute la mer.
Un rêve étrange et pourtant clair
Naquit sur la terre en déroute.

Le petit poète perdu
Quitte sa position céleste
Avec une idée d’outre-terre
Serrée sur son cœur chevelu.

*

Deux traditions se sont rencontrées.
Mais nos pensées cadenassées
N’avaient pas la place qu’il faut,
Expérience à recommencer.

(in Œuvres Complètes, Tome I, Gallimard, ou L'Ombilic des Limbes, Poésie / Gallimard)





lundi 20 août 2012

Lettre d'amour à cent mille voix -- Jean Tardieu


Juan Munoz
Conversation


On me dit qu'aujourd'hui passe,
Mais c'est toujours aujourd'hui,
Dans la gare et près des docks,
A l'usine, sur le pont,
Partout, partout aujourd'hui !
Je travaille maintenant
Pour jamais.
Seulement quand je te cherche,
Quand je sais que tu viendras,
Je dis un peu à moi-même :
"A demain ! A demain !"
Mais quand demain je t'ai vue,
Après que tu m'as quitté,
C'est aujourd'hui, c'est aujourd'hui !...

Pourtant non ; je suis injuste :
Tu sais, quand tu es là
On s'accoude à la fenêtre,
Tu me parles de rien
Et je crois t'écouter ;
(L'été c'est mieux, la chaleur
Coûte moins cher) ;
J'entends l'accordéon d'en face
Jouer un air que je connais,
C'est comme ceci, comme cela.
Mais parfois je ne sais pas
Te reconnaître tout à fait,
Ton odeur a changé,
Tu te tais ou tu trembles,
Les cafés sont fermés,
Un peu de vent s'élève,
Alors parfois je ris :
Je ne suis plus ici.

Je voudrais te voir pour que tu me dises
De perdre espoir plus profondément
Et décidément,
De ne plus compter, de ne plus attendre.
On attend toujours (c'est décourageant)
La fin du travail, la fin des semaines,
Toujours la fin de tout,
Mais rien ne change, et plus ça va
Plus c'est la même chose,
Je vais encore répéter "aujourd'hui" ...

J'ai demandé à ceux qui sont mariés
Qui ont une femme et des enfants.
Je ne me souviens plus de ma question
Mais je sais qu'ils ne m'ont pas répondu,
Ou bien ils m'ont dit "Que veux-tu dire ?

"Tu nous fatigues. On est déjà
"Assez malheureux comme ça.
"Bois un coup, ça te remettra."
Ils ne savent pas s'arrêter.
Certains font semblant d'être heureux
Devant le pain sale et la soupe ;
Pas d'intervalle, pas d'air,
La fenêtre même est pleine,
Même ouverte elle est bouchée
Par le linge, les plantes,
Et les gens d'en face, et tout.
Je me tais, je ne veux pas
Les décourager
Mais je les déteste,
Plus que pauvres, mais résignés,
Et malades, mais résignés.

Tout de même veux-tu,
Faisons comme eux ?
Puisqu'on est sur la terre
Il vaut mieux y plonger
Il vaut mieux toucher terre,
Être lourds, être deux,
Être seuls plus nombreux,
Oublier le ciel vide
Qui parfois m'attirait,
Avoir ton corps toujours tout près,
Porter des enfants dans ses bras,
Encombrer l'air encore plus,
S'entourer de toutes les choses
Qu'on peut avoir à bon marché,
Avoir une vraie tanière, 
Être tout à fait -

Si on se mariait ?

(Paris, 27 juillet 1933, 11h du soir)


(in Margeries, Poèmes inédits 1910-1985, Gallimard, 1986)



Un poème comme une "coupe oblique", qui met à jour différents thèmes et différentes manières de Jean Tardieu.

samedi 18 août 2012

Affirmation -- Uffe Harder (1930-2002)


Bram Van Velde
Sans Titre 1936-1941



Tu brûles
alors qu'il est inconcevable
que quelque chose puisse brûler ici
et après ceci
tu brûles
et je me chauffe à toi
et te réchauffe
moi, ton non au désespoir
toi, mon non au reniement
vivante mes mains t'abritent
contre le vent qui veut t'éteindre
contre le passé qui veut t'étouffer
sous les cendres
contre la pluie qui veut nous désunir
contre les ombres qui veulent nous surprendre
toi qui brûles pour que mes mains soient ouvertes
pour qu'elles ne soient pas fermées comme la pierre
moi qui te caresse
pour que la neige ne t'enferme pas
dans les routes derrière tes cils
mais rien ne peut nous tuer
rien ne doit nous tuer
et rien ne peut nous séparer
rien ne doit nous séparer
toi qui brûles pour que mes mains soient ouvertes
moi qui te guide sur les mers
qui brisent tous les ponts.


(in Cobra Poésie, Anthologie établie et présentée par Jean-Clarence Lambert, Orphée / La Différence, 1992)


La transcription des textes de Luc Zangrie m'a renvoyé vers Cobra, souvenir de cette toile de Karel Appel à Beaubourg que je pouvais passer des heures à regarder (assis par terre ... Beaubourg étant ce qu'il est !), jusqu'à provoquer une vague inquiétude du personnel ; il y avait un grand Alechinsky dans la même salle, un Tanguy aussi. Un peu plus loin un Degotteix. Bon, les deux derniers ne sont pas Cobra du tout, je sais (Bram Van Velde non plus, d'ailleurs ; peut-être Cobra Honoris Causa, tout de même ?).

Cobra poésie m'a toujours posé problème : autant en français (Dotremont, Raine, Alechinsky, par exemple), je suis souvent émerveillé, autant quelque chose reste apparemment coincé pour les traductions du danois ou du néerlandais, deux langues dont j'ignore absolument tout ... Frustration ; frustration d'autant plus grande que, parfois, mais trop rarement, cela passe, et rudement bien, comme ci-dessus.


vendredi 17 août 2012

Grand épouvantail (I, II, III) -- André Velter



Garde (1983)



Grand épouvantail I

Cloué contre les nuées
Et chargé d'oripeaux,
Au vol immobile de la croix
L'homme pour l'homme incarne
La menace renaissante.
Hibou vautour guetteur de néant
Hybride sans foi sans faute ni pardon
Te voilà peste des yeux
Charogne au fond des aubes
Emblème d'outre -corps
Chimère d'un autre sang,
Te voilà mannequin aux lèvres vides
Dépouille d'après la lèvre immense
Et le chant.

L'âme n'est pas revenue
De la guerre de cent ans.


Grand épouvantail II

Profil échevelé pour un abîme blême
L'effigie se présente à hauteur de torture,
Au seul étiage des esprits errants.
Totem de terreur
Totem de tous les territoires du songe,
L'égarement décharne et tisse de ses nerfs
La trame battante de l'illusion.
Es-tu girouette des meurtres cardinaux
Aiguilleur des agonies
Témoin d'une histoire si vaste
Qu'il n'en reste ni sol ni cieux ?

Ce qui fait face est invisible
Comme une horde sortie du temps,
O poudroiement de nos famines
Entre déroutes et destinées ...

L'âme n'est pas revenue
De la guerre de cent ans.


Grand épouvantail III

Torche de chair
Torchère de cendre
Sentinelle des massacres tu dresses
Un exorcisme de légende.
Toutes nos batailles ont connu ce champ,
Cette désertion de la conscience
Où les corbeaux s'abreuvent.
C'était hier la déferlante de l'espèce
Asséchée sur la glaise,
C'est maintenant la lande de la rouge solitude
Et du leurre des tourments.

Hardes de peur et de souffrances,
Quel ennemi épouvanter
Que vous n'ayez déjà
Dans le cœur et les os ?

L'âme n'est pas revenue
De la guerre de cent ans.


in André Velter, Velickovic, L'épouvante et le vent, Fata Morgana 1987 


jeudi 16 août 2012

L'axe Freud-Marx-Montesquieu -- Luc Zangrie


Luc de Heusch est mort au début de ce mois.

En 1947, il avait alors vingt ans, il adressa les textes qui suivent à André Breton dans le cadre de la préparation de l'Exposition internationale du surréalisme, textes qui anticipent largement sur la pensée communiste anti-totalitaire.

Ces textes sont lisibles en fac-similés ici.

A lire également, les deux autres contributions, celle de Jacques Reginster et celle de Jean Raine qui, avec celle de Luc Zangrie, constituent les "trois textes" annoncés en introduction.

 (Les mots entre deux signes *...* sont soulignés dans le manuscrit)



Carl-Henning Pedersen 
Det røde skib (1951)



Les trois textes qui vont suivre ont été élaborés dans un esprit de solidarité indéfectible, qui a conduit les auteurs à suivre pas à pas les étapes de la liberté à partir de l'éclosion du désir. Au contact de la nécessité extérieure, il sont voulu maintenir leur pensée sur l'axe Freud-Marx-Montesquieu, qu'exige la connaissance scientifique et historique de notre époque pour la défense de "l'intégrité d'une révolution que ses dirigeants ont tendance à plonger dans une atmosphère irrespirable d'incompréhension générale à l'égard du déterminisme ; il est frappant de constater la disparition régressive simultanée de la poésie et de l'esprit critique, nous considérons ceci comme un indice négatif quelque peu bouleversant de l'unité profonde de l'homme, unité dont nous réclamons toujours la démonstration positive au sein d'une meilleure conscience collective et de la poésie et de la science, dans des conditions générales de milieu socialiste dont nous tenterons de donner une esquisse.
A la ligne générale de cette défense de la Révolution se rallient Louis Breus et Jean-Pierre Stroot.



Essai de réalisation circonstancielle

Hors la loi aujourd'hui, avec la loi demain : la très vieille antinomie du politique et du juridique séparait déjà Héraclite de Platon ; Guillaume Apollinaire l'avait appelé la querelle de l'ordre et de l'aventure. Tout au long de cet exposé des nouvelles conceptions de la liberté qui seront appelées à la vie demain en France et ailleurs, je serai amené à considérer le fonctionnement des pouvoirs comme une technique d'application toujours incertaine, d'une philosophie déterminée de l'homme à un moment de l'histoire, une philosophie de sa position dans l'univers de sa prétendue responsabilité sociale, de la justice. L'autre alternative qui m'était laissée, consistait à inscrire mes considérations sur la liberté dans le cadre d'une science politique purement formelle, à partir d'un principe simple : la séparation des pouvoirs, dont l'existence - quelle que soit la forme du gouvernement - assure la liberté et l'absence d'oppression.
Je vais essayer de montrer d'une part l'insuffisance objective d'une semblable position, en fonction de la complexité historique du problème de la lieberté - d'autre part l'intérêt qu'il convient de lui accorder.
Montesquieu fait remarquer quelque part que les Moscovites ont longtemps pris la liberté pour l'usage de porter une longue barbe, que chacun a appelé liberté le gouvernement qui était conforme à ses coutumes ou à ses inclinations, et qu'ainsi dans les démocraties antiques on a longtemps confondu "le pouvoir du peuple avec la liberté du peuple". On serait tenté de faire remarquer superficiellement à Montesquieu qu'il appellait à sont tour liberté du peuple ce qui était conforme à ses propres inclinations telles qu'elle trouvèrent une formule juridique favorable à leur épanouissement en Angleterre au 18ème siècle.
Rien n'est plus faux.
En réalité Montesquieu ne parle pas des libertés individuelles précisées par la Déclaration de 1789, mais de la liberté *politique* "qui est le droit de faire tout ce que les lois permettent". Ayant constaté que l'Angleterre était la seule nation du monde dont la constitution avait pour objet direct cette liberté politique, il enseigne aux futurs révolutionnaires, qu'il faut que "le" pouvoir arrête le pouvoir. En fait c'est aux lois qu'il appartient de donner et de modifier au gré de l'évolution des idées la définition des libertés individuelles.
Or si l'on peut garantir techniquement la liberté politique, il semble qu'il n'en soit pas de même pour les libertés individuelles.
Toute science politique formelle pèche donc par un défaut de dialectique, parce qu'elle n'opère pas cette distinction capitale. "Ce n'est pas assez d'avoir traité de la liberté politique dans son rapport avec la constitution, il faut la faire voir dans le rapport qu'elle a avec le citoyen" (Montesquieu).
Et ceci constitue le second problème de la liberté, l'esprit mouvant de celle-ci, inscrit explicitement dans la constitution, mais que l'on ne peut garantir par elle, à l'inverse du premier qui doit être contenu implicitement dans le texte, et garanti par la séparation des pouvoirs.
Si la séparation des pouvoirs ouvre la liberté politique, il n'en va pas de même des libertés individuelles.
Benjamin Constant a examiné en effet, le cas non prévu par Montesquieu, où deux pouvoirs s'associeraient pour suspendre celles-ci ; il en arrive à la conclusion que seule la limitation de la souveraineté du peuple la garantit, c'est à dire une morale extérieure qui circonscrit en fin de compte le droit public, et non un principe interne au droit public. "Il y a desmasses trop pesantes pour la main de l'homme."
Aucune organisation politique dit-il ne peut écarter le danger de l'oppression des libertés individuelles. Les revendications des philosophies politiques à l'égard des déclarations de 1789 impliquent aujourd'hui, en fait, des limitations de suveraineté populaire *de portée différente*, notamment en ce qui concerne la propriété privée.
Si Constant proclamait à juste titre que le principe (moral) de la limitation de souveraineté est "la vérité importante, le principe éternel qu'il faut établir", l'application historique de ce principe est essentiellement variable.
Les philosophies politiques brassent au sein de l'opinion populaire des morales contradictoires qui remettent révolutionnairement en cause les champs réservés de la personne humaine.
Il appartient à l'homme de modifier sans cesse son éthique au contact de l'expérience. L'aventure est toujours en conflit avec l'ordre, une justice dynamique avec une justice statique.
Mais je m'en voudrais de ne pas rappeler ici l'admirable démonstration par l'absurde que propose Constant, de la réalité - EN TOUS CAS - du principe moral de la limitation de souveraineté populaire. "Vous avez beau diviser les pouvoirs : si la somme totale du pouvoir est illimitée, les pouvoirs divisés n'ont qu'à former une coalition, et le despotisme est sans remède. Ce qui nous importe, ce n'est pas que nos droits ne puissent être violés par tel pouvoir sans l'approbation de tel autre mais que cette violation soit interdite à tous les pouvoirs. Il ne suffit pas que les agents de l'exécution aient besoin d'invoquer l'autorisation du législateur, il faut que le législateur ne puisse autoriser leur action que dans leur sphère légitime. C'est peu que le pouvoir exécutif n'ait pas le droit d'agir sans le concours d'une loi, si l'on ne met pas de bornes à ce concours, si l'on ne déclare pas qu'il est des objets sur lesquels le législateur n'a pas le droit de faire une loi, ou, en d'autres termes, que la souveraineté est limitée, et qu'il y a des volontés que ni le peuple ni ses délégués, n'ont le droit d'avoir." (Principe de politique - ch. I). Il me semble que l'incertitude technique de ce principe, jointe à la mouvance de son application (nécessitée par le passage de l'économie capitaliste à l'économie socialiste) explique pourquoi le droit public est la plus instable des mécaniques. Rien ne garantit la permanence des libertés individuelles au sein des forces sociales ; mais le danger est de voir la liberté politique, c'est à dire le respect des lois futures, garantit seulement par la séparation des pouvoirs - et sans laquelle toute conception des libertés individuelles, communiste ou révolutionnaire, pourrait être mise en échec - de voir ce principe indépendant, dis je, sombrer dans la lutte idéologique. Nosu pouvons dire, en conclusion, que c'est l'opinion populaire qui préserve une période historique l'intégrité des libertés individuelles proposées - à condition de conserver la séparation des pouvoirs.
Dans le domaine de l'opinion populaire, le phénomène spirituel le plus troublant de notre époque est la formation d'un mythe nouveau issu de Lénine dont l'apparition soulève un problème de psychanalyse qui reste à résoudre, et dont l'hypertrophie rend de plus en plus précaire la sauvegarde de l'esprit d'indépendance critique nécessaire pour créer dans l'esprit des masses révolutionnaires ce sens de la limitation de la souveraineté à accorder au législatif aussi bien qu'à l'exécutif dans un régime populaire de planification économique, afin de maintenir les libertés individuelles les plus foncièrement étrangères à l'échange. On voit se dessiner malheureusement en France un courant d'opinion communiste qui réserve le droit à la future assemblée populaire de supprimer plus tard la liberté de presse aux écrivains bourgeois, ou prétendus tels, pour éviter l'introduction des idées et littératures "subversives" au triomphe de la classe prolétarienne.
Nous dénonçons ici le danger le plus grave de sclérose que court l'esprit révolutionnaire, mettant son existence même en péril constituant par là la première déchéance de l'homme. Toute tentative de paralysie de l'esprit ne peut d'ailleurs que semer la suspicion générale sur tous les faits et dires du gouvernement, renforcer la réaction, propager "l'hérésie", vraie ou fausse.
Le grand parti révolutionnaire semble ainsi se destiner de plus en plus - si les masses ne réagissent pas violemment comme nous les invitons à le faire avant d'en laisser le bénéfice à l'opposition la plus conservatrice - à remplir dans la vie de l'état une fonction religieuse qui menace de laisser loin en arrière toutes les revendications économiques légitimes, et étouffer toute autonomie du désir.
Si le principe fondamental des libertés individuelles est bien la limitation collective consciente de toute souveraineté, il faut conserver dans les masses populaires révolutionnaires le sentiment aigu de ce contrôle. Aussi longtemps que le prolétaire réfléchira sur sa condition, et *consentira* théoriquement à limiter plus ou moins son impérialisme individuel dans le milieu humain et naturel, il y a place dans le monde pour la véritable liberté humaine, celle qui ne contrarie pas le sentiment tenace de l'affirmation érotique de puissance.
Pour résumer tout ceci, je tente une synthèse entre l'ordre et l'aventure, considérés l'un et l'autre dans leur existence objective.
1° Si le plan constitutionnel contient une faute de construction (Montesquieu) l'édifice *menace* de s'écrouler sur les épaules de l'homme. Les libertés individuelles sont soumises à la pesanteur du pouvoir ; la séparation des pouvoirs en assure une garantie au second degré, par l'intermédiaire de la liberté politique.
2° Les conceptions des libertés individuelles - exprimées dans les futures lois socialistes - évoluent en fonction des conditions générales du milieu ; Montesquieu d'ailleurs avait déjà dit au chapitre de "l'esprit général" : "Plusieurs choses gouvernent les hommes : le climat, la religion, les lois, les maximes du gouvernement, les exemples des choses mortes, les moeurs, les manières". La seule garantie possible réside dans la conscience prolétarienne qui se reflète dans l'assemblée par la plus ou moins grande limitation volontaire de sa propre souveraineté.
Marx semble nous inviter à esquisser cette méthode objective de synthèse juridique, lorsqu'il écrit mystérieusement cette phrase que je rapportais déjà plus haut à propos de superstructures poétiques : "Il ne suffit pas que la pensée recherche la réalisation, il faut encore que la réalité recherche la pensée". L'expérience nous enseigne qu'il y a des fautes d'architecture, et non deulement des tremblements de terre. Le marxisme ne serait pas fidèle au conseil de lucidité de Marx s'il se contentait de voir sommairement dans le droit un phénomène tout à fait négligeable.
Les transformations économiques du milieu ont créé dans la classe prolétarienne la conscience collective brutale des contraintes de fait qui pèsent sur elle : la révolution se fait pour un esprit déterminé de la liberté.
Mais l'enjeu de la luttre risque de se falsifier si l'on n'y prend garde. Le récent projet constitutionnel communiste, dans l'intention louable de faciliter les réformes sociales, tentait à créer un gouvernement conventionel, qui ne semble pas être purement politique, sans songer que par là-même ils risquent - du moins théoriquement, et pratiquement sous l'influence prépondérante du statisme mythique - de liquider définitivement le sort de toutes réformes, de toutes les déclarations des droits individuels, sociaux et économiques, en confondant le pouvoir du peuple et la liberté politique des peuples ( n'être soumis qu'aux lois), la dictature économique du prolétariat sur la bourgeoisie, que nous appelons de nos voeux, et la dictature tout simplement politique d'un pouvoir non limité.
Nous sommes d'accord avec Lénine pour reconnaître la nécessité, au coeur de la guerre civile, d'un "pouvoir illimité fondé sur la force et non sur la loi." Mais la guerre civile n'a pas eu lieu, et le projet constitutionnel communiste est présenté comme la base d'un nouvelo éta    t français qui n'aurait plus rien de capitaliste : nous dénonçons cette base prétendumment socialiste comme éminemment dangereuse pour l'avenir du prolétariat, parce qu'une société socialiste ne pourra pas se passer de la division du pouvoir.
En admettant que ce projet soit stratégique et dirigé momentanément contre l'exécutif, parce que l'administration se trouve toujours aux mains de la bourgeoisie, le péril le plus grave pour le communisme que constitue un régime conventionel me paraît être en réalité celui-ci : le mythe de la liberté future, que le déroulement de l'histoire amènera nécessairement, est tellement puissant, que personne ne s'inquiète même de savoir si, un jour, il serait question de rétablir par l'équilibre des trois pouvoirs la liberté politique, ou si le règne de la nécessité la plus noire continue à peser pendant des générations sur le prolétariat vainqueur, jusqu'à l'épuisement final lointain de la réaction bourgeoise.
La foi populaire dans la soumission des délégués au développement de l'histoire, est une abdication pour le moins inquiétante de cette méfiance humaine que Montesquieu éprouvait à l'égard du Prince. Le Prince fût-i une assemblée consciente des intérêts du prolétariat, est toujours le Prince.
En nous plaçant au point de vue de la philosophie de la liberté la plus profonde du communisme, le projet constitutionnel déposé en 1945 par le Partisur le bureau de la Constituante, est en tous cas innacceptable ; nous lui acressons la même critique de prostration juridique qu'en U.R.S.S.
Depuis que Lénine a repris la définition non satisfaisante de l'Etat donnée par Engels : "Force spéciale de répression", la conspiration du silence rêgne autour du fonctionnement futur du nouvel Etat socialiste. Là où Marx se tait, Lénine n'est guère plus explicite. La grande carence du communisme aujourd'hui, c'est d'avoir laissé totalement inachevé le message historique que Marx a lancé dans le futur, invitant le 20ème siècle à lui donner sa forme politique parfaite.
Je crois trouver l'explication de cette attitude, dans les conceptions profondément différentes de la liberté qui séparent Lénine de Marx.
La pensée de Marx exigeait d'éviter d'ores et déjà dans un régime économique socialiste l'arbitraire ; les valeurs d'usage dans son système d'économie politique peuvent difficilement se comprendre sans la garantie des libertés individuelles, en conformité avec une nouvelle éthique de l'échange. Or nous savons que toute liberté individuelle est automatiquement mise en péril si la liberté politique n'est pas garantie par la séparation des pouvoirs ; l'exemple de l'U.R.S.S donne aujourd'hui un démenti tragique à ce que Marx lui-même pouvait être encore tenté de croire du pouvoir *politique* lorsqu'il écrivait dans Misère de la phiolosophie : "... et il n'y aura plus de pouvoir politique proprement dit, puisque le pouvoir politique est précisément l'expression officielle de l'antagonisme des classes dans la société bourgeoise."
Engels va jusqu'à prévoir - et Lénine après lui, "le royaume millénaire de la liberté au sein d'une société sans classe qui se serait acheminée lentement par une lutte acahrnée contre la nécessité extérieure vers la prospérité générale et la libération progressive de ses règles de production.["] Ainsi lla liberté ne semble plus à Engels et à Lénine qu'un produit de l'histoire, lié à la disparition du droit public.
Nous assistons donc à la création d'un mythe collectif, qui n'était dans la pensée de Marx qu'un mythe de la justice du travail, solidaire du développement de la production, et qui est devenu aujourd'hui une prophétie de la liberté.
Par un curieux paradoxe cette religion qui paraît être une religion de l'état professe la haine de l'état. Mais malgré son corps de doctrine scientifique elle semble soumise en Russie comme toutes les religions, au phénomène inquiétant de la cristallisation de l'intelligence.
Ainsi il est fort à craindre que le prolétariat vainqueur ne reste prostré dans les cadres poliriques de sa propre dictature, s'il ne les vérifie pas promptement à la lueur des propositions de Montesquieu ; il faut tendre surtout à lui communiquer cet esprit d'agitation interne, seul capable de transformer le mythe débilitant qui commence à être sien, en un mythe de la véritable liberté sans sursis, dont la condition première est la conscience collective de la primauté de quelques désirs élémentaires profonds sur toute souveraineté.
LUC ZANGRIE


Asger Jorn 
Letsindige billeder, nr. 6. Nürnbergkram (1955)




Il est clair que le 20ème siècle prend de l'âge et incline vers les solutions faciles.
Comment d'ailleurs ne pas s'embrouiller au sein de cette vaste économie politique où nous avons inscrit l'équation humaine, avec armes, poésie et bagages.
J'accepte joyeusement les conséquences de ces évènements, à mes risques et périls ; je suis loin cependant d'enregistrer avec la même ferveur l'enthousiasme de mes contemporains révolutionnaires pour la qualité de leur "instinct" politique, l'expérience nous enseignant que le manque de maturité de la révolution engendre pas mal de confusion quant à  sa signification même.
Héraclite sert -à tort- de prétexte à une série de socialismes plus ou moins courageux dont l'orientation DANGEREUSE de leurs superstructures n'a pas fini de nous inquiéter.
Il n'est que trop tentant de plaindre ici notre époque sur un mode pathétique, et de s'installer confortablement dans une position verbale séduisante. Mais l'exercice des facultés délirantes, dont l'emploi sommairement EXCLUSIF témoigne d'une volonté foncièrement étrangère au surréalisme, s'avère inefficace dans la résolution des problèmes sociaux les plus urgents de notre époques.
Je crois que notre tâche la plus immédiate est de demander à tous les marxistes de reprendre en considération les premières pages du Capital, pour sortir en toute lucidité du chaos où se débat notre pensée : Marx met en cause l'amour, la poésie, l'organisation du travail, avec une sûreté d'analyse dont il importe de relever la signification profondément révolutionnaire, lorsqu'il nous propose l'antinomie, économiquement inactuelle, des valeurs d'échange et des valeurs d'usage -antinomie à laquelle le surréalisme donne aujourd'hui son véritable caractère brutal de déchirement.
Les vrais marxistes de l'échange font partie d'un mythe du travail dont la beauté ne peut échapper qu'aux imbéciles, et dont l'édification n'est possible qu'au sein de la société sans classe vers laquelle tendent tous ceux de nos efforts qui peuvent le servir directement : la littérature de propagande -ce qui n'a rien à voir avec la propagation de ce que nous croyons être la poésie-  nous semble jouer dans cette lutte un rôle profondément médiocre ; par contre la réflexion semble appeler de plus en plus en Occident l'attention des hommes sur les cristallisations juridiques momentanées que poseront sans cesse une révolution économique mouvante dont nous éprouverons l'éthique par l'expérience -avec la plus grande liberté de révolte.
D'autre part, au sein même de cette épreuve collective d'ordre, (un mot qui ne nous inspire jamais confiance), Marx reste le meilleur garant de l'intégrité absolue des valeurs de libre usage. (Je consomme mes poèmes au déjeuner, et j'entends qu'on respecte ici mes repas de prolétaire.)
Le mythe économique ne se réalisera pas sans de très lourds sacrifices de notre belle oisiveté, les conditions attrayantes du travail rêvées par Fourier, ne pouvant se réaliser que par les progrès incessants de la technique qui achemineront la société sans classe vers la libération de ses propres impératifs étatiques. Nous augurons que cette libération sera progressive, mais nous sommes persuadés que les vues de Lénine sur l’État -partant sur la liberté- sont partiellement à revoir ; si "la combinaison" des mots liberté et État est un non sens, il y a beaucoup de chances en effet pour que le prolétariat vainqueur reste définitivement prostré dans la servitude de sa propre dictature. Nous n'acceptons pas sans réserve son optimisme quant à l'aboutissement de la lutte technique contre la nécessité extérieure, et nous ne sommes pas du tout convaincus par la dialectique sommaire de cette proposition : "Aussi longtemps qu'un État subsiste, il n'y a pas de liberté, et quand la liberté existera, il n'y aura plus d’État".
La grande pensée de Marx se place, par contre, au cœur même de la contradiction humaine, au carrefour de l'économique et du psychologique ; il nous invite à considérer le contrôle du travail socialiste auquel est voué notre future condition (si nous voulons sortir de l'ornière capitaliste) comme le premier terme d'une dualité, dont l'autre est déjà, et PAR DÉFINITION MÊME la liberté, cette liberté "qui commence quand le travail cesse".
Pratiquement, nous nous élevons contre cette planification prématurée des superstructures pour lesquelles nous revendiquons toujours, nous plaçant au point de vue du matérialisme historique le plus strict, l'atmosphère de libre épanouissement que seule garantit la liberté de presse absolue.
C'est grâce à la liberté d'user de la pensée et de ses forces inconnues -indépendamment de tous les engagements sociaux, qui ne peuvent aliéner que la liberté des actes économiques, c'est à dire le domaine suffisamment précis de l'échange, c'est grâce et à travers cette liberté, que scintillent tous les rubis du désir, notre raison de vivre.
Nous entendons que la planification de l'échange ne tende qu'à libérer des contraintes du travail la passion de l'homme, dont la totalité des liens avec la réalité historique est loin d'être établie -comme suffirait à le prouver la folle indépendance d'un Jérôme Bosch, l'homme qui est devenu pour nous le plus important d'un moyen âge réputé chrétien.
"Il ne suffit pas que la pensée recherche la réalisation, il faut encore que la réalité recherche la pensée" concluait Marx pour nous.
Une révolution véritablement humaine qui ne tiendrait compte que de la première partie de cette antinomie, est une révolution perdue. Nous sommes exactement ÉCARTELÉS entre une aventure collective et une aventure unique, ce qui nous enlève définitivement tout espoir sur la facilité d'une existence de faim et de soif dans un décor de pyramide. Être une pierre dans la base et l'arête ; avoir trois dimensions et n'en avoir qu'une. Être la chair de l'édifice et la ligne d'angle inclinée vers le point de convergence hypothétique, la ligne dorée où commence -MALGRÉ TOUT- la légèreté, la condensation de l'eau

LUC  Z A N G R I E



mardi 14 août 2012

...


Magdalena Wanli



Une voix stridente hurle et domine :
     Ici on tue des enfants.
Des bruits de fenêtre, de trousseaux de clefs, tout un silence artificiel.
L'affirmation se retourne contre vous : tout va à l'encontre du but.


in Laure, Écrits, fragments, lettres, texte établi par Jérôme Peignot et le collectif Change, 10/18, 1978

et, placé en exergue du volume :


Je vous assure que cela "change" de ne pas avoir constamment en pensée le "il n'y a rien à faire".


mercredi 8 août 2012

Le bourdon


Mario Draghi dans le texte

The euro is like a bumblebee. This is a mystery of nature because it shouldn’t fly but instead it does. So the euro was a bumblebee that flew very well for several years. And now – and I think people ask “how come?” – probably there was something in the atmosphere, in the air, that made the bumblebee fly. Now something must have changed in the air, and we know what after the financial crisis. The bumblebee would have to graduate to a real bee. And that’s what it’s doing.


Voila qui n'est guère encourageant : tout d'abord, les chats ne donnent pas des chiens et, pour la même raison, les bourdons ne donnent pas d'abeilles ; ensuite, la métaphore du vol du bourdon a déjà servi, en particulier lors des années fastes de la croissance islandaise, ainsi cet article de 2008 :

Dagur Eggertsson, qui était encore récemment maire de Reykjavík, me rappelle que ce qui s’est passé dans son pays défie la logique économique. “Dans les années 1980 et 1990, les gens de droite aux Etats-Unis et au Royaume-Uni disaient que le système scandinave n’était pas fonctionnel, que le très fort investissement de l’Etat dans les services publics tuerait l’économie”, souligne-t-il. A 35 ans, cet homme politique brillant a des airs de gamin. Comme tous les Islandais, c’est un redoutable travailleur polyvalent, puisqu’il est également médecin. “Pourtant, nous voilà en 2008, poursuit-il. Il suffit de considérer les données économiques et on voit que, ces douze dernières années, les pays scandinaves ont pris une sacrée avance. Quelqu’un a appelé ça la ‘bumblebee economy’ [l’économie du bourdon] : en termes scientifiques, aérodynamiques, on ne sait pas comment il vole, mais il vole, et bien en plus.”





Dernier point, et non des moindres, on sait assez précisément comment et pourquoi le bourdon vole (en fait on a surtout étudié ses petits camarades la drosophile, la libellule, le colibri ou la chauve-souris qui sont eux aussi des as du vol stationnaire mais apparemment nettement plus élégants). Le rappel de la littérature essentielle sur le sujet est , chapitre I (voir aussi ici, par exemple). Pour le bourdon, les études récentes le qualifient de "tank volant" !


(Et en passant, deux "Vol du bourdon" nettement plus enthousiasmants, ici et )


Einmal haben -- Johannes Bobrowski


Einmal haben
wie beide Hände voll Licht -
die Strophen des Nacht, die bewezgten
Wasser treffen den Uferrand
wieder, den rauhen, augenlosen
Schlaf der Tiere im Schilf
nach der Umarmung - dann
stehen wir gegen den Hang
draußen, gegen den weißen
Himmel, der kalt
über den Berg
kommt, die Kaskade Glanz,
und erstarrt ist, Eis,
wie von Sternen herab.

Auf deiner Schläfe
will ich die kleine Zeit
leben, verveßlich, lautlos
wandern lassen
mein Blut durch dein Herz.



Et voici que

Et voici que
nous avons les deux mains pleines de lumière -
les strophes de la nuit, les eaux
agitées heurtent de nouveau
la rive, le sommeil âpre, sans regard,
des bêtes dans les roseaux
après l'étreinte - puis
nous voilà debout contre la pente
dehors, contre le ciel
blanc, qui vient
par-dessus la montagne,
froid, cascade-splendeur,
et demeure figé, glace
qui descendrait des étoiles.

Sur ta tempe
je veux vivre cette petite
saison, oublieux, sans bruit,
laisser errer
mon sang à travers ton cœur.

(in Johannes Bobrowski, Ce qui vit encore,
traduit par Ralph Dutli et Antoine Jaccottet,
Orphée / La Différence, 1993





L’œuvre de Bobrowski est un peu un secret trop bien gardé des germanistes ! Pas facile peut-être de lui trouver une place entre ses contemporains Celan ou Bachmann ? Répugnance à rendre leur juste place aux voix de la DDR, quand bien même, comme pour Huchel ou Wolf, il serait assez périlleux de tenter d'aligner ces voix sur celle d'un Honecker ?

Bobrowski aussi fut le témoin de l'effondrement d'un continent, pas la Galicie, comme Paul Celan, mais un continent plus au nord, en remontant justement ce "méridien" dont parlait Celan, la "Prusse orientale", aux confins de ce qui continue aujourd'hui d'être la terra incognita de l'Europe, entre Kaliningrad (Königsberg), la Lituanie, la Biélorussie, ces deux rives du Niemen (Memel).


Le Niemen à Grodno (Biélorussie)


Le blanc, l'immensité du ciel, de la plaine ou de la forêt, le sapin et le bouleau, les joncs, le froid et la magie du dégel ... le plus russe des poètes allemands, à n'en pas douter mais, étrangement, si je devais essayer de le ranger à proximité d'un autre poète, ce serait souvent à côté de Kenneth White, pour la façon dont le poème resserre lentement l'immensité qu'il décrit pour le focaliser sur un point unique où flamboie l'image finale. 


L'embouchure du Niemen (Lituanie)




mardi 7 août 2012

La zone grise


Le nouveau numéro de Feardrop explore "la zone grise" (paysage musical et synesthésie). 

Plaisir de retrouver toujours bien des références communes à la lecture de ce numéro, des romantiques de Jena au Jünger de Godeholm, en passant par Caillois ou Blanchot.

De l'art sonore abstrait, la mélodie, le rythme sont souvent absents.Pourtant, il y a parfois à fredonner dans cet univers, une mélodie qui se dessine. Dans la zone de passage entre les bruits du monde et la symphonie, s'élaborent des structures inouïes, hélices d'un code embryonnaire, flashes d'un expressionnisme à venir. Des effluves qui suivent le ruisseau, la forêt, le roitelet, viennent aux canaux des sensations évoquées, tournent en analogues, lorsque l'homme commence à les cuire dans son athanor. Le noir y virevolte, se délaie, se ponctue de cristaux blanchâtres et déjà la métaphore apparaît, qui appelle le vocabulaire de la description.
Un paysage est en formation.

(Denis Boyer)




Dans cette zone grise, on rencontre sûrement, entre autres choses, cet oxymore (au sens propre !) :


Tonkin Liu
The singing ringing tree



(Cet arbre en fer aurait aussi bien convenu au précédent numéro dédié à l'esthétique musicale du vent !)
Pour plus de détails sur ce travail (et l'entendre), voir le site de son auteur, Tonkin Liu.


lundi 6 août 2012

Der litauische Brunnen -- Johannes Bobrowski (1917-1965)


Chavela Vargas (1919-2012)



Meine Wege aus Sand, der Himmel
über dem Weidengebüsch.
Brunnenholz, fahr hinauf.
Tränk mich mit Erde.

Stundenweit, Lerche , dein Lied,
dem Habicht zu Haüpten.
Wenn dich der Säer hört,
der Schnitter hat dein vergessen.

Blickt ins gest¨rzte Feld,
die Wagen kommen, der Windschrei.
Schöpferin, lehn dich ins Licht.
Sing dir den Mund blaß.


Le puits lituanien

Mes chemins de sable, le ciel
sur les buissons de saule.
Perche du puits, soulève-toi.
Abreuve-moi de terre.

Vaste comme des heures, alouette, ton chant,
plus haut que l'autour.
Quand le semeur t'entend,
le moissonneur t'a oublié.

Voyez, dans le champ renversé
les chars viennent, le cri du vent.
Jeune fille du puits, penche-toi dans la lumière.
Chante à t'en blêmir la bouche.

(in Johannes Bobrowski, Ce qui vit encore,
traduit par Ralph Dutli et Antoine Jaccottet,
Orphée / La Différence, 1993)


 

 

dimanche 5 août 2012

Sur l'immense décharge du capital fictif. Les limites de l'ajournement de la crise par le capital financier et le délire des programmes d'austérité -- Ernst Lohoff et Norbert Trenkle





La conclusion de cet excellent article :
 

Avec l’avènement de la troisième révolution industrielle, la société a atteint un tel niveau qu’elle est devenue trop productive pour le but auto-référentiel et misérable de la valorisation de la valeur. Ce n’est que l’anticipation grandissante sur de la future valeur produite ainsi que la pré-capitalisation de valeur qui ne sera jamais produite qui ont permis pendant trois décennies de maintenir la dynamique capitaliste. Mais entretemps cette stratégie d’ajournement délirante est elle-même tombée dans une crise profonde. Ceci n’est pas une raison de se « serrer la ceinture », ni de se complaire dans des fantaisies régressives au sujet d’un capitalisme « sain » basé sur du « travail honnête ». Un mouvement émancipateur contre « l’austérité » et la gestion répressive de la crise devrait viser à rompre, consciemment, le lien obligatoire entre la production de richesses sensibles et la production de valeur. Il s’agit de refuser de manière offensive la question de la « viabilité financière ». Savoir si des logements seront construits, des hôpitaux entretenus, de la nourriture produite ou des lignes de chemin de fer maintenues ne peut pas dépendre du fait de savoir s’il y a assez d’argent. Le seul et unique critère doit être la satisfaction des besoins concrets. S’il a été décidé, par « manque d’argent », d’abandonner des ressources, il faut se les réapproprier et les transformer à travers une opposition consciente à la logique fétichiste de la production de marchandises. Une vie décente pour tous ne peut exister qu’au-delà de la forme de richesse abstraite.


(traduit par Paul Braun)


vendredi 3 août 2012

Force des liens faibles et liquéfaction


Ce qui suit trainait à la suite du bel extrait des Rythmesdu politique de Pascal Michon et cela faisait franchement cuistre de squatter ce post avec ce genre de considérations inabouties. Du coup, elles déménagent ici, pour valoir ce qu'elles valent.



Une discussion plus générale des "liens faibles" devrait porter sur deux axes, d'une part l'axe relevé au-dessus de leur influence déstabilisatrice, donc l'effet de ces liens sur l'évolution temporelle du réseau, d'autre part sur les présupposés de cette dichotomie lien fort, lien faible.

C'est par ce dernier point qu'il vaut mieux commencer : comme rappelé, les "liens faibles" sont des liens peu redondants reliant des "communautés" avec de fortes connectivités internes. On ne peut donc parler de "liens faibles" que dans certains types de réseau.
Ceci pour rappeler que les réseaux que l'on considère sont d'abord le résultat d'une "mise à plat" particulière de l'ensemble des relations entre individus. En gros, on particularise certaines relations (souvent une seule) par rapport à d'autres (le lien hiérarchique, le fait ou non d'avoir des relations sexuelles, par exemple). Suite à cette mise à plat particulière (ce n'est qu'une mise à plat parmi un grand nombre d'autres possibles ; à moins de supposer une omnipotence du harcèlement sexuel, le graphe obtenu à partir des relations hiérarchiques ne devrait pas avoir grand chose à voir avec celui des relations sexuelles, le FMI excepté ...) certains individus se trouvent en position de contrôler des "liens faibles" (en théorie des organisations, on les appelle aussi parfois "marginaux connectifs", cela fait assez joli) et donc de disposer à leur profit de la "force" de ces liens : possibilité de disposer avant les autres d'informations provenance d'une autre communauté, avantage compétitif dans la diffusion ou non de l'information (pas dans le cas des graphes de relations sexuelles, où ces liens faibles représentent surtout un pouvoir de nuisance généralement involontaire par accélération de la transmission des MST).
Cet indigeste aparté pour rappeler que le choix de la mise à plat n'est pas neutre dans l'interprétation de la "force" des "liens faibles" et de la sélection résultante des individus qui en disposent.

(En bonne logique, si on considérait l'ensemble des relations possibles et non seulement l'une d'entre elles, tous les individus se trouveraient sans doute en position de "marginaux connectifs" relativement à certaines relations.)

Ces "liens faibles" identifient donc des positions de pouvoir spécifiques à une projection particulière des relations sociales : toutes les projections ne sont pas promues de la même façon, si tant est qu'elles soient nées égales.

La dynamique qui s'en suit nous ramène au paradoxe des places et des chances : dans une vision dynamique de l'évolution du réseau, la position de "marginal connectif" est une des positions de pouvoir (ce n'est pas la seule : l'ascendant hiérarchique en est une autre, bien souvent orthogonale ; le "chef" est fortement connecté à "sa" clique) et à ce titre une position valorisée par l'organisation elle-même, éventuellement à son corps défendant : c'est en ce qu'elle objective ("met à plat") un certain type de relation particulière que l'organisation fait émerger ces positions de marginal connectif.
Cependant, il est évident que tout le monde ne peut pas être un marginal connectif dans un réseau donné (donc pour un type de relation donnée) : la lutte pour ces positions désirables a tendance à faire éclater les communautés (en valorisant des attachements hors communautés sur un seul mode de relation) et donc à dévaloriser la position. Le résultat de cette désagrégation des communautés, c'est cet ensemble de marginaux connectifs qui ne connectent plus rien que décrit Pascal Michon :

(...) les formes d’association flottantes, indexées sur le court terme, leur sont  désormais plus utiles que les relations à long terme. Ce sont donc ces liens faibles qui caractérisent les équipes de travail et le nouveau monde fluide dont elles sont le modèle en miniature.

La "chance" (la libre compétition pour la force des liens faibles, ici) détruit la "place" (l'existence de communautés avec des fortes connections internes) dont elle est l'émanation (pas de "liens faibles" sans communautés fortement structurées).


Cette évolution est inévitable parce que l'organisation ne sait pas valoriser simultanément la pluralité des modes d'interaction possibles : tous les individus sont marginaux connectifs mais pas dans les mêmes plans ; c'est la hiérarchie entre ces plans qui fait apparaître une hiérarchie entre les "pouvoirs" de cette position, qui fait éclater les communautés dans les plans les mieux valorisés, et ce de façon récursive car une fois qu'un plan est "fluidifié" (ce qui implique en particulier, comme le remarque Pascal Michon dans son dernier chapitre,  l'apparition d'une coupure un centre fluide où circule ce qui fait la valeur du plan et une périphérie "visqueuse" - pour emprunter ce terme à Gilles Châtelet - exclue de cette circulation  ; on retrouve ici un sillon creusé par Marc Augé dans Où est passé l'avenir ? ou Pour une anthropologie de la mobilité) , c'est sur le plan immédiatement inférieur dans la hiérarchie que se reportent la compétition pour la position de marginal connectif.

Il dépend des interactions entre plans de savoir si ces coupures successives définissent un  seul centre global fluide ordonnateur et bénéficiaire de l'ensemble des valeurs des différents plans opposé à une périphérie exclue et localisée ou si ces différentes coupures ne se recoupent pas de plan à plan, dessinant un nouvel ensemble complexe de communautés.