vendredi 3 août 2012

Force des liens faibles et liquéfaction


Ce qui suit trainait à la suite du bel extrait des Rythmesdu politique de Pascal Michon et cela faisait franchement cuistre de squatter ce post avec ce genre de considérations inabouties. Du coup, elles déménagent ici, pour valoir ce qu'elles valent.



Une discussion plus générale des "liens faibles" devrait porter sur deux axes, d'une part l'axe relevé au-dessus de leur influence déstabilisatrice, donc l'effet de ces liens sur l'évolution temporelle du réseau, d'autre part sur les présupposés de cette dichotomie lien fort, lien faible.

C'est par ce dernier point qu'il vaut mieux commencer : comme rappelé, les "liens faibles" sont des liens peu redondants reliant des "communautés" avec de fortes connectivités internes. On ne peut donc parler de "liens faibles" que dans certains types de réseau.
Ceci pour rappeler que les réseaux que l'on considère sont d'abord le résultat d'une "mise à plat" particulière de l'ensemble des relations entre individus. En gros, on particularise certaines relations (souvent une seule) par rapport à d'autres (le lien hiérarchique, le fait ou non d'avoir des relations sexuelles, par exemple). Suite à cette mise à plat particulière (ce n'est qu'une mise à plat parmi un grand nombre d'autres possibles ; à moins de supposer une omnipotence du harcèlement sexuel, le graphe obtenu à partir des relations hiérarchiques ne devrait pas avoir grand chose à voir avec celui des relations sexuelles, le FMI excepté ...) certains individus se trouvent en position de contrôler des "liens faibles" (en théorie des organisations, on les appelle aussi parfois "marginaux connectifs", cela fait assez joli) et donc de disposer à leur profit de la "force" de ces liens : possibilité de disposer avant les autres d'informations provenance d'une autre communauté, avantage compétitif dans la diffusion ou non de l'information (pas dans le cas des graphes de relations sexuelles, où ces liens faibles représentent surtout un pouvoir de nuisance généralement involontaire par accélération de la transmission des MST).
Cet indigeste aparté pour rappeler que le choix de la mise à plat n'est pas neutre dans l'interprétation de la "force" des "liens faibles" et de la sélection résultante des individus qui en disposent.

(En bonne logique, si on considérait l'ensemble des relations possibles et non seulement l'une d'entre elles, tous les individus se trouveraient sans doute en position de "marginaux connectifs" relativement à certaines relations.)

Ces "liens faibles" identifient donc des positions de pouvoir spécifiques à une projection particulière des relations sociales : toutes les projections ne sont pas promues de la même façon, si tant est qu'elles soient nées égales.

La dynamique qui s'en suit nous ramène au paradoxe des places et des chances : dans une vision dynamique de l'évolution du réseau, la position de "marginal connectif" est une des positions de pouvoir (ce n'est pas la seule : l'ascendant hiérarchique en est une autre, bien souvent orthogonale ; le "chef" est fortement connecté à "sa" clique) et à ce titre une position valorisée par l'organisation elle-même, éventuellement à son corps défendant : c'est en ce qu'elle objective ("met à plat") un certain type de relation particulière que l'organisation fait émerger ces positions de marginal connectif.
Cependant, il est évident que tout le monde ne peut pas être un marginal connectif dans un réseau donné (donc pour un type de relation donnée) : la lutte pour ces positions désirables a tendance à faire éclater les communautés (en valorisant des attachements hors communautés sur un seul mode de relation) et donc à dévaloriser la position. Le résultat de cette désagrégation des communautés, c'est cet ensemble de marginaux connectifs qui ne connectent plus rien que décrit Pascal Michon :

(...) les formes d’association flottantes, indexées sur le court terme, leur sont  désormais plus utiles que les relations à long terme. Ce sont donc ces liens faibles qui caractérisent les équipes de travail et le nouveau monde fluide dont elles sont le modèle en miniature.

La "chance" (la libre compétition pour la force des liens faibles, ici) détruit la "place" (l'existence de communautés avec des fortes connections internes) dont elle est l'émanation (pas de "liens faibles" sans communautés fortement structurées).


Cette évolution est inévitable parce que l'organisation ne sait pas valoriser simultanément la pluralité des modes d'interaction possibles : tous les individus sont marginaux connectifs mais pas dans les mêmes plans ; c'est la hiérarchie entre ces plans qui fait apparaître une hiérarchie entre les "pouvoirs" de cette position, qui fait éclater les communautés dans les plans les mieux valorisés, et ce de façon récursive car une fois qu'un plan est "fluidifié" (ce qui implique en particulier, comme le remarque Pascal Michon dans son dernier chapitre,  l'apparition d'une coupure un centre fluide où circule ce qui fait la valeur du plan et une périphérie "visqueuse" - pour emprunter ce terme à Gilles Châtelet - exclue de cette circulation  ; on retrouve ici un sillon creusé par Marc Augé dans Où est passé l'avenir ? ou Pour une anthropologie de la mobilité) , c'est sur le plan immédiatement inférieur dans la hiérarchie que se reportent la compétition pour la position de marginal connectif.

Il dépend des interactions entre plans de savoir si ces coupures successives définissent un  seul centre global fluide ordonnateur et bénéficiaire de l'ensemble des valeurs des différents plans opposé à une périphérie exclue et localisée ou si ces différentes coupures ne se recoupent pas de plan à plan, dessinant un nouvel ensemble complexe de communautés.