Luc de Heusch est mort au début de ce mois.
En 1947, il avait alors vingt ans, il adressa les textes qui suivent à André Breton dans le cadre de la préparation de l'Exposition internationale du surréalisme, textes qui anticipent largement sur la pensée communiste anti-totalitaire.
Ces textes sont lisibles en fac-similés ici.
A lire également, les deux autres contributions, celle de Jacques Reginster et celle de Jean Raine qui, avec celle de Luc Zangrie, constituent les "trois textes" annoncés en introduction.
(Les mots entre deux signes *...* sont soulignés dans le manuscrit)
Carl-Henning Pedersen
Det røde skib (1951)
Les trois textes qui vont suivre ont été élaborés dans un esprit de solidarité indéfectible, qui a conduit les auteurs à suivre pas à pas les étapes de la liberté à partir de l'éclosion du désir. Au contact de la nécessité extérieure, il sont voulu maintenir leur pensée sur l'axe Freud-Marx-Montesquieu, qu'exige la connaissance scientifique et historique de notre époque pour la défense de "l'intégrité d'une révolution que ses dirigeants ont tendance à plonger dans une atmosphère irrespirable d'incompréhension générale à l'égard du déterminisme ; il est frappant de constater la disparition régressive simultanée de la poésie et de l'esprit critique, nous considérons ceci comme un indice négatif quelque peu bouleversant de l'unité profonde de l'homme, unité dont nous réclamons toujours la démonstration positive au sein d'une meilleure conscience collective et de la poésie et de la science, dans des conditions générales de milieu socialiste dont nous tenterons de donner une esquisse.
A la ligne générale de cette défense de la Révolution se rallient Louis Breus et Jean-Pierre Stroot.
A la ligne générale de cette défense de la Révolution se rallient Louis Breus et Jean-Pierre Stroot.
Essai de réalisation circonstancielle
Hors la loi aujourd'hui, avec la loi demain : la très vieille antinomie du politique et du juridique séparait déjà Héraclite de Platon ; Guillaume Apollinaire l'avait appelé la querelle de l'ordre et de l'aventure. Tout au long de cet exposé des nouvelles conceptions de la liberté qui seront appelées à la vie demain en France et ailleurs, je serai amené à considérer le fonctionnement des pouvoirs comme une technique d'application toujours incertaine, d'une philosophie déterminée de l'homme à un moment de l'histoire, une philosophie de sa position dans l'univers de sa prétendue responsabilité sociale, de la justice. L'autre alternative qui m'était laissée, consistait à inscrire mes considérations sur la liberté dans le cadre d'une science politique purement formelle, à partir d'un principe simple : la séparation des pouvoirs, dont l'existence - quelle que soit la forme du gouvernement - assure la liberté et l'absence d'oppression.
Je vais essayer de montrer d'une part l'insuffisance objective d'une semblable position, en fonction de la complexité historique du problème de la lieberté - d'autre part l'intérêt qu'il convient de lui accorder.
Montesquieu fait remarquer quelque part que les Moscovites ont longtemps pris la liberté pour l'usage de porter une longue barbe, que chacun a appelé liberté le gouvernement qui était conforme à ses coutumes ou à ses inclinations, et qu'ainsi dans les démocraties antiques on a longtemps confondu "le pouvoir du peuple avec la liberté du peuple". On serait tenté de faire remarquer superficiellement à Montesquieu qu'il appellait à sont tour liberté du peuple ce qui était conforme à ses propres inclinations telles qu'elle trouvèrent une formule juridique favorable à leur épanouissement en Angleterre au 18ème siècle.
Rien n'est plus faux.
En réalité Montesquieu ne parle pas des libertés individuelles précisées par la Déclaration de 1789, mais de la liberté *politique* "qui est le droit de faire tout ce que les lois permettent". Ayant constaté que l'Angleterre était la seule nation du monde dont la constitution avait pour objet direct cette liberté politique, il enseigne aux futurs révolutionnaires, qu'il faut que "le" pouvoir arrête le pouvoir. En fait c'est aux lois qu'il appartient de donner et de modifier au gré de l'évolution des idées la définition des libertés individuelles.
Or si l'on peut garantir techniquement la liberté politique, il semble qu'il n'en soit pas de même pour les libertés individuelles.
Toute science politique formelle pèche donc par un défaut de dialectique, parce qu'elle n'opère pas cette distinction capitale. "Ce n'est pas assez d'avoir traité de la liberté politique dans son rapport avec la constitution, il faut la faire voir dans le rapport qu'elle a avec le citoyen" (Montesquieu).
Et ceci constitue le second problème de la liberté, l'esprit mouvant de celle-ci, inscrit explicitement dans la constitution, mais que l'on ne peut garantir par elle, à l'inverse du premier qui doit être contenu implicitement dans le texte, et garanti par la séparation des pouvoirs.
Si la séparation des pouvoirs ouvre la liberté politique, il n'en va pas de même des libertés individuelles.
Benjamin Constant a examiné en effet, le cas non prévu par Montesquieu, où deux pouvoirs s'associeraient pour suspendre celles-ci ; il en arrive à la conclusion que seule la limitation de la souveraineté du peuple la garantit, c'est à dire une morale extérieure qui circonscrit en fin de compte le droit public, et non un principe interne au droit public. "Il y a desmasses trop pesantes pour la main de l'homme."
Aucune organisation politique dit-il ne peut écarter le danger de l'oppression des libertés individuelles. Les revendications des philosophies politiques à l'égard des déclarations de 1789 impliquent aujourd'hui, en fait, des limitations de suveraineté populaire *de portée différente*, notamment en ce qui concerne la propriété privée.
Si Constant proclamait à juste titre que le principe (moral) de la limitation de souveraineté est "la vérité importante, le principe éternel qu'il faut établir", l'application historique de ce principe est essentiellement variable.
Les philosophies politiques brassent au sein de l'opinion populaire des morales contradictoires qui remettent révolutionnairement en cause les champs réservés de la personne humaine.
Il appartient à l'homme de modifier sans cesse son éthique au contact de l'expérience. L'aventure est toujours en conflit avec l'ordre, une justice dynamique avec une justice statique.
Mais je m'en voudrais de ne pas rappeler ici l'admirable démonstration par l'absurde que propose Constant, de la réalité - EN TOUS CAS - du principe moral de la limitation de souveraineté populaire. "Vous avez beau diviser les pouvoirs : si la somme totale du pouvoir est illimitée, les pouvoirs divisés n'ont qu'à former une coalition, et le despotisme est sans remède. Ce qui nous importe, ce n'est pas que nos droits ne puissent être violés par tel pouvoir sans l'approbation de tel autre mais que cette violation soit interdite à tous les pouvoirs. Il ne suffit pas que les agents de l'exécution aient besoin d'invoquer l'autorisation du législateur, il faut que le législateur ne puisse autoriser leur action que dans leur sphère légitime. C'est peu que le pouvoir exécutif n'ait pas le droit d'agir sans le concours d'une loi, si l'on ne met pas de bornes à ce concours, si l'on ne déclare pas qu'il est des objets sur lesquels le législateur n'a pas le droit de faire une loi, ou, en d'autres termes, que la souveraineté est limitée, et qu'il y a des volontés que ni le peuple ni ses délégués, n'ont le droit d'avoir." (Principe de politique - ch. I). Il me semble que l'incertitude technique de ce principe, jointe à la mouvance de son application (nécessitée par le passage de l'économie capitaliste à l'économie socialiste) explique pourquoi le droit public est la plus instable des mécaniques. Rien ne garantit la permanence des libertés individuelles au sein des forces sociales ; mais le danger est de voir la liberté politique, c'est à dire le respect des lois futures, garantit seulement par la séparation des pouvoirs - et sans laquelle toute conception des libertés individuelles, communiste ou révolutionnaire, pourrait être mise en échec - de voir ce principe indépendant, dis je, sombrer dans la lutte idéologique. Nosu pouvons dire, en conclusion, que c'est l'opinion populaire qui préserve une période historique l'intégrité des libertés individuelles proposées - à condition de conserver la séparation des pouvoirs.
Dans le domaine de l'opinion populaire, le phénomène spirituel le plus troublant de notre époque est la formation d'un mythe nouveau issu de Lénine dont l'apparition soulève un problème de psychanalyse qui reste à résoudre, et dont l'hypertrophie rend de plus en plus précaire la sauvegarde de l'esprit d'indépendance critique nécessaire pour créer dans l'esprit des masses révolutionnaires ce sens de la limitation de la souveraineté à accorder au législatif aussi bien qu'à l'exécutif dans un régime populaire de planification économique, afin de maintenir les libertés individuelles les plus foncièrement étrangères à l'échange. On voit se dessiner malheureusement en France un courant d'opinion communiste qui réserve le droit à la future assemblée populaire de supprimer plus tard la liberté de presse aux écrivains bourgeois, ou prétendus tels, pour éviter l'introduction des idées et littératures "subversives" au triomphe de la classe prolétarienne.
Nous dénonçons ici le danger le plus grave de sclérose que court l'esprit révolutionnaire, mettant son existence même en péril constituant par là la première déchéance de l'homme. Toute tentative de paralysie de l'esprit ne peut d'ailleurs que semer la suspicion générale sur tous les faits et dires du gouvernement, renforcer la réaction, propager "l'hérésie", vraie ou fausse.
Le grand parti révolutionnaire semble ainsi se destiner de plus en plus - si les masses ne réagissent pas violemment comme nous les invitons à le faire avant d'en laisser le bénéfice à l'opposition la plus conservatrice - à remplir dans la vie de l'état une fonction religieuse qui menace de laisser loin en arrière toutes les revendications économiques légitimes, et étouffer toute autonomie du désir.
Si le principe fondamental des libertés individuelles est bien la limitation collective consciente de toute souveraineté, il faut conserver dans les masses populaires révolutionnaires le sentiment aigu de ce contrôle. Aussi longtemps que le prolétaire réfléchira sur sa condition, et *consentira* théoriquement à limiter plus ou moins son impérialisme individuel dans le milieu humain et naturel, il y a place dans le monde pour la véritable liberté humaine, celle qui ne contrarie pas le sentiment tenace de l'affirmation érotique de puissance.
Pour résumer tout ceci, je tente une synthèse entre l'ordre et l'aventure, considérés l'un et l'autre dans leur existence objective.
1° Si le plan constitutionnel contient une faute de construction (Montesquieu) l'édifice *menace* de s'écrouler sur les épaules de l'homme. Les libertés individuelles sont soumises à la pesanteur du pouvoir ; la séparation des pouvoirs en assure une garantie au second degré, par l'intermédiaire de la liberté politique.
2° Les conceptions des libertés individuelles - exprimées dans les futures lois socialistes - évoluent en fonction des conditions générales du milieu ; Montesquieu d'ailleurs avait déjà dit au chapitre de "l'esprit général" : "Plusieurs choses gouvernent les hommes : le climat, la religion, les lois, les maximes du gouvernement, les exemples des choses mortes, les moeurs, les manières". La seule garantie possible réside dans la conscience prolétarienne qui se reflète dans l'assemblée par la plus ou moins grande limitation volontaire de sa propre souveraineté.
Marx semble nous inviter à esquisser cette méthode objective de synthèse juridique, lorsqu'il écrit mystérieusement cette phrase que je rapportais déjà plus haut à propos de superstructures poétiques : "Il ne suffit pas que la pensée recherche la réalisation, il faut encore que la réalité recherche la pensée". L'expérience nous enseigne qu'il y a des fautes d'architecture, et non deulement des tremblements de terre. Le marxisme ne serait pas fidèle au conseil de lucidité de Marx s'il se contentait de voir sommairement dans le droit un phénomène tout à fait négligeable.
Les transformations économiques du milieu ont créé dans la classe prolétarienne la conscience collective brutale des contraintes de fait qui pèsent sur elle : la révolution se fait pour un esprit déterminé de la liberté.
Mais l'enjeu de la luttre risque de se falsifier si l'on n'y prend garde. Le récent projet constitutionnel communiste, dans l'intention louable de faciliter les réformes sociales, tentait à créer un gouvernement conventionel, qui ne semble pas être purement politique, sans songer que par là-même ils risquent - du moins théoriquement, et pratiquement sous l'influence prépondérante du statisme mythique - de liquider définitivement le sort de toutes réformes, de toutes les déclarations des droits individuels, sociaux et économiques, en confondant le pouvoir du peuple et la liberté politique des peuples ( n'être soumis qu'aux lois), la dictature économique du prolétariat sur la bourgeoisie, que nous appelons de nos voeux, et la dictature tout simplement politique d'un pouvoir non limité.
Nous sommes d'accord avec Lénine pour reconnaître la nécessité, au coeur de la guerre civile, d'un "pouvoir illimité fondé sur la force et non sur la loi." Mais la guerre civile n'a pas eu lieu, et le projet constitutionnel communiste est présenté comme la base d'un nouvelo éta t français qui n'aurait plus rien de capitaliste : nous dénonçons cette base prétendumment socialiste comme éminemment dangereuse pour l'avenir du prolétariat, parce qu'une société socialiste ne pourra pas se passer de la division du pouvoir.
En admettant que ce projet soit stratégique et dirigé momentanément contre l'exécutif, parce que l'administration se trouve toujours aux mains de la bourgeoisie, le péril le plus grave pour le communisme que constitue un régime conventionel me paraît être en réalité celui-ci : le mythe de la liberté future, que le déroulement de l'histoire amènera nécessairement, est tellement puissant, que personne ne s'inquiète même de savoir si, un jour, il serait question de rétablir par l'équilibre des trois pouvoirs la liberté politique, ou si le règne de la nécessité la plus noire continue à peser pendant des générations sur le prolétariat vainqueur, jusqu'à l'épuisement final lointain de la réaction bourgeoise.
La foi populaire dans la soumission des délégués au développement de l'histoire, est une abdication pour le moins inquiétante de cette méfiance humaine que Montesquieu éprouvait à l'égard du Prince. Le Prince fût-i une assemblée consciente des intérêts du prolétariat, est toujours le Prince.
En nous plaçant au point de vue de la philosophie de la liberté la plus profonde du communisme, le projet constitutionnel déposé en 1945 par le Partisur le bureau de la Constituante, est en tous cas innacceptable ; nous lui acressons la même critique de prostration juridique qu'en U.R.S.S.
Depuis que Lénine a repris la définition non satisfaisante de l'Etat donnée par Engels : "Force spéciale de répression", la conspiration du silence rêgne autour du fonctionnement futur du nouvel Etat socialiste. Là où Marx se tait, Lénine n'est guère plus explicite. La grande carence du communisme aujourd'hui, c'est d'avoir laissé totalement inachevé le message historique que Marx a lancé dans le futur, invitant le 20ème siècle à lui donner sa forme politique parfaite.
Je crois trouver l'explication de cette attitude, dans les conceptions profondément différentes de la liberté qui séparent Lénine de Marx.
La pensée de Marx exigeait d'éviter d'ores et déjà dans un régime économique socialiste l'arbitraire ; les valeurs d'usage dans son système d'économie politique peuvent difficilement se comprendre sans la garantie des libertés individuelles, en conformité avec une nouvelle éthique de l'échange. Or nous savons que toute liberté individuelle est automatiquement mise en péril si la liberté politique n'est pas garantie par la séparation des pouvoirs ; l'exemple de l'U.R.S.S donne aujourd'hui un démenti tragique à ce que Marx lui-même pouvait être encore tenté de croire du pouvoir *politique* lorsqu'il écrivait dans Misère de la phiolosophie : "... et il n'y aura plus de pouvoir politique proprement dit, puisque le pouvoir politique est précisément l'expression officielle de l'antagonisme des classes dans la société bourgeoise."
Engels va jusqu'à prévoir - et Lénine après lui, "le royaume millénaire de la liberté au sein d'une société sans classe qui se serait acheminée lentement par une lutte acahrnée contre la nécessité extérieure vers la prospérité générale et la libération progressive de ses règles de production.["] Ainsi lla liberté ne semble plus à Engels et à Lénine qu'un produit de l'histoire, lié à la disparition du droit public.
Nous assistons donc à la création d'un mythe collectif, qui n'était dans la pensée de Marx qu'un mythe de la justice du travail, solidaire du développement de la production, et qui est devenu aujourd'hui une prophétie de la liberté.
Par un curieux paradoxe cette religion qui paraît être une religion de l'état professe la haine de l'état. Mais malgré son corps de doctrine scientifique elle semble soumise en Russie comme toutes les religions, au phénomène inquiétant de la cristallisation de l'intelligence.
Ainsi il est fort à craindre que le prolétariat vainqueur ne reste prostré dans les cadres poliriques de sa propre dictature, s'il ne les vérifie pas promptement à la lueur des propositions de Montesquieu ; il faut tendre surtout à lui communiquer cet esprit d'agitation interne, seul capable de transformer le mythe débilitant qui commence à être sien, en un mythe de la véritable liberté sans sursis, dont la condition première est la conscience collective de la primauté de quelques désirs élémentaires profonds sur toute souveraineté.
Hors la loi aujourd'hui, avec la loi demain : la très vieille antinomie du politique et du juridique séparait déjà Héraclite de Platon ; Guillaume Apollinaire l'avait appelé la querelle de l'ordre et de l'aventure. Tout au long de cet exposé des nouvelles conceptions de la liberté qui seront appelées à la vie demain en France et ailleurs, je serai amené à considérer le fonctionnement des pouvoirs comme une technique d'application toujours incertaine, d'une philosophie déterminée de l'homme à un moment de l'histoire, une philosophie de sa position dans l'univers de sa prétendue responsabilité sociale, de la justice. L'autre alternative qui m'était laissée, consistait à inscrire mes considérations sur la liberté dans le cadre d'une science politique purement formelle, à partir d'un principe simple : la séparation des pouvoirs, dont l'existence - quelle que soit la forme du gouvernement - assure la liberté et l'absence d'oppression.
Je vais essayer de montrer d'une part l'insuffisance objective d'une semblable position, en fonction de la complexité historique du problème de la lieberté - d'autre part l'intérêt qu'il convient de lui accorder.
Montesquieu fait remarquer quelque part que les Moscovites ont longtemps pris la liberté pour l'usage de porter une longue barbe, que chacun a appelé liberté le gouvernement qui était conforme à ses coutumes ou à ses inclinations, et qu'ainsi dans les démocraties antiques on a longtemps confondu "le pouvoir du peuple avec la liberté du peuple". On serait tenté de faire remarquer superficiellement à Montesquieu qu'il appellait à sont tour liberté du peuple ce qui était conforme à ses propres inclinations telles qu'elle trouvèrent une formule juridique favorable à leur épanouissement en Angleterre au 18ème siècle.
Rien n'est plus faux.
En réalité Montesquieu ne parle pas des libertés individuelles précisées par la Déclaration de 1789, mais de la liberté *politique* "qui est le droit de faire tout ce que les lois permettent". Ayant constaté que l'Angleterre était la seule nation du monde dont la constitution avait pour objet direct cette liberté politique, il enseigne aux futurs révolutionnaires, qu'il faut que "le" pouvoir arrête le pouvoir. En fait c'est aux lois qu'il appartient de donner et de modifier au gré de l'évolution des idées la définition des libertés individuelles.
Or si l'on peut garantir techniquement la liberté politique, il semble qu'il n'en soit pas de même pour les libertés individuelles.
Toute science politique formelle pèche donc par un défaut de dialectique, parce qu'elle n'opère pas cette distinction capitale. "Ce n'est pas assez d'avoir traité de la liberté politique dans son rapport avec la constitution, il faut la faire voir dans le rapport qu'elle a avec le citoyen" (Montesquieu).
Et ceci constitue le second problème de la liberté, l'esprit mouvant de celle-ci, inscrit explicitement dans la constitution, mais que l'on ne peut garantir par elle, à l'inverse du premier qui doit être contenu implicitement dans le texte, et garanti par la séparation des pouvoirs.
Si la séparation des pouvoirs ouvre la liberté politique, il n'en va pas de même des libertés individuelles.
Benjamin Constant a examiné en effet, le cas non prévu par Montesquieu, où deux pouvoirs s'associeraient pour suspendre celles-ci ; il en arrive à la conclusion que seule la limitation de la souveraineté du peuple la garantit, c'est à dire une morale extérieure qui circonscrit en fin de compte le droit public, et non un principe interne au droit public. "Il y a desmasses trop pesantes pour la main de l'homme."
Aucune organisation politique dit-il ne peut écarter le danger de l'oppression des libertés individuelles. Les revendications des philosophies politiques à l'égard des déclarations de 1789 impliquent aujourd'hui, en fait, des limitations de suveraineté populaire *de portée différente*, notamment en ce qui concerne la propriété privée.
Si Constant proclamait à juste titre que le principe (moral) de la limitation de souveraineté est "la vérité importante, le principe éternel qu'il faut établir", l'application historique de ce principe est essentiellement variable.
Les philosophies politiques brassent au sein de l'opinion populaire des morales contradictoires qui remettent révolutionnairement en cause les champs réservés de la personne humaine.
Il appartient à l'homme de modifier sans cesse son éthique au contact de l'expérience. L'aventure est toujours en conflit avec l'ordre, une justice dynamique avec une justice statique.
Mais je m'en voudrais de ne pas rappeler ici l'admirable démonstration par l'absurde que propose Constant, de la réalité - EN TOUS CAS - du principe moral de la limitation de souveraineté populaire. "Vous avez beau diviser les pouvoirs : si la somme totale du pouvoir est illimitée, les pouvoirs divisés n'ont qu'à former une coalition, et le despotisme est sans remède. Ce qui nous importe, ce n'est pas que nos droits ne puissent être violés par tel pouvoir sans l'approbation de tel autre mais que cette violation soit interdite à tous les pouvoirs. Il ne suffit pas que les agents de l'exécution aient besoin d'invoquer l'autorisation du législateur, il faut que le législateur ne puisse autoriser leur action que dans leur sphère légitime. C'est peu que le pouvoir exécutif n'ait pas le droit d'agir sans le concours d'une loi, si l'on ne met pas de bornes à ce concours, si l'on ne déclare pas qu'il est des objets sur lesquels le législateur n'a pas le droit de faire une loi, ou, en d'autres termes, que la souveraineté est limitée, et qu'il y a des volontés que ni le peuple ni ses délégués, n'ont le droit d'avoir." (Principe de politique - ch. I). Il me semble que l'incertitude technique de ce principe, jointe à la mouvance de son application (nécessitée par le passage de l'économie capitaliste à l'économie socialiste) explique pourquoi le droit public est la plus instable des mécaniques. Rien ne garantit la permanence des libertés individuelles au sein des forces sociales ; mais le danger est de voir la liberté politique, c'est à dire le respect des lois futures, garantit seulement par la séparation des pouvoirs - et sans laquelle toute conception des libertés individuelles, communiste ou révolutionnaire, pourrait être mise en échec - de voir ce principe indépendant, dis je, sombrer dans la lutte idéologique. Nosu pouvons dire, en conclusion, que c'est l'opinion populaire qui préserve une période historique l'intégrité des libertés individuelles proposées - à condition de conserver la séparation des pouvoirs.
Dans le domaine de l'opinion populaire, le phénomène spirituel le plus troublant de notre époque est la formation d'un mythe nouveau issu de Lénine dont l'apparition soulève un problème de psychanalyse qui reste à résoudre, et dont l'hypertrophie rend de plus en plus précaire la sauvegarde de l'esprit d'indépendance critique nécessaire pour créer dans l'esprit des masses révolutionnaires ce sens de la limitation de la souveraineté à accorder au législatif aussi bien qu'à l'exécutif dans un régime populaire de planification économique, afin de maintenir les libertés individuelles les plus foncièrement étrangères à l'échange. On voit se dessiner malheureusement en France un courant d'opinion communiste qui réserve le droit à la future assemblée populaire de supprimer plus tard la liberté de presse aux écrivains bourgeois, ou prétendus tels, pour éviter l'introduction des idées et littératures "subversives" au triomphe de la classe prolétarienne.
Nous dénonçons ici le danger le plus grave de sclérose que court l'esprit révolutionnaire, mettant son existence même en péril constituant par là la première déchéance de l'homme. Toute tentative de paralysie de l'esprit ne peut d'ailleurs que semer la suspicion générale sur tous les faits et dires du gouvernement, renforcer la réaction, propager "l'hérésie", vraie ou fausse.
Le grand parti révolutionnaire semble ainsi se destiner de plus en plus - si les masses ne réagissent pas violemment comme nous les invitons à le faire avant d'en laisser le bénéfice à l'opposition la plus conservatrice - à remplir dans la vie de l'état une fonction religieuse qui menace de laisser loin en arrière toutes les revendications économiques légitimes, et étouffer toute autonomie du désir.
Si le principe fondamental des libertés individuelles est bien la limitation collective consciente de toute souveraineté, il faut conserver dans les masses populaires révolutionnaires le sentiment aigu de ce contrôle. Aussi longtemps que le prolétaire réfléchira sur sa condition, et *consentira* théoriquement à limiter plus ou moins son impérialisme individuel dans le milieu humain et naturel, il y a place dans le monde pour la véritable liberté humaine, celle qui ne contrarie pas le sentiment tenace de l'affirmation érotique de puissance.
Pour résumer tout ceci, je tente une synthèse entre l'ordre et l'aventure, considérés l'un et l'autre dans leur existence objective.
1° Si le plan constitutionnel contient une faute de construction (Montesquieu) l'édifice *menace* de s'écrouler sur les épaules de l'homme. Les libertés individuelles sont soumises à la pesanteur du pouvoir ; la séparation des pouvoirs en assure une garantie au second degré, par l'intermédiaire de la liberté politique.
2° Les conceptions des libertés individuelles - exprimées dans les futures lois socialistes - évoluent en fonction des conditions générales du milieu ; Montesquieu d'ailleurs avait déjà dit au chapitre de "l'esprit général" : "Plusieurs choses gouvernent les hommes : le climat, la religion, les lois, les maximes du gouvernement, les exemples des choses mortes, les moeurs, les manières". La seule garantie possible réside dans la conscience prolétarienne qui se reflète dans l'assemblée par la plus ou moins grande limitation volontaire de sa propre souveraineté.
Marx semble nous inviter à esquisser cette méthode objective de synthèse juridique, lorsqu'il écrit mystérieusement cette phrase que je rapportais déjà plus haut à propos de superstructures poétiques : "Il ne suffit pas que la pensée recherche la réalisation, il faut encore que la réalité recherche la pensée". L'expérience nous enseigne qu'il y a des fautes d'architecture, et non deulement des tremblements de terre. Le marxisme ne serait pas fidèle au conseil de lucidité de Marx s'il se contentait de voir sommairement dans le droit un phénomène tout à fait négligeable.
Les transformations économiques du milieu ont créé dans la classe prolétarienne la conscience collective brutale des contraintes de fait qui pèsent sur elle : la révolution se fait pour un esprit déterminé de la liberté.
Mais l'enjeu de la luttre risque de se falsifier si l'on n'y prend garde. Le récent projet constitutionnel communiste, dans l'intention louable de faciliter les réformes sociales, tentait à créer un gouvernement conventionel, qui ne semble pas être purement politique, sans songer que par là-même ils risquent - du moins théoriquement, et pratiquement sous l'influence prépondérante du statisme mythique - de liquider définitivement le sort de toutes réformes, de toutes les déclarations des droits individuels, sociaux et économiques, en confondant le pouvoir du peuple et la liberté politique des peuples ( n'être soumis qu'aux lois), la dictature économique du prolétariat sur la bourgeoisie, que nous appelons de nos voeux, et la dictature tout simplement politique d'un pouvoir non limité.
Nous sommes d'accord avec Lénine pour reconnaître la nécessité, au coeur de la guerre civile, d'un "pouvoir illimité fondé sur la force et non sur la loi." Mais la guerre civile n'a pas eu lieu, et le projet constitutionnel communiste est présenté comme la base d'un nouvelo éta t français qui n'aurait plus rien de capitaliste : nous dénonçons cette base prétendumment socialiste comme éminemment dangereuse pour l'avenir du prolétariat, parce qu'une société socialiste ne pourra pas se passer de la division du pouvoir.
En admettant que ce projet soit stratégique et dirigé momentanément contre l'exécutif, parce que l'administration se trouve toujours aux mains de la bourgeoisie, le péril le plus grave pour le communisme que constitue un régime conventionel me paraît être en réalité celui-ci : le mythe de la liberté future, que le déroulement de l'histoire amènera nécessairement, est tellement puissant, que personne ne s'inquiète même de savoir si, un jour, il serait question de rétablir par l'équilibre des trois pouvoirs la liberté politique, ou si le règne de la nécessité la plus noire continue à peser pendant des générations sur le prolétariat vainqueur, jusqu'à l'épuisement final lointain de la réaction bourgeoise.
La foi populaire dans la soumission des délégués au développement de l'histoire, est une abdication pour le moins inquiétante de cette méfiance humaine que Montesquieu éprouvait à l'égard du Prince. Le Prince fût-i une assemblée consciente des intérêts du prolétariat, est toujours le Prince.
En nous plaçant au point de vue de la philosophie de la liberté la plus profonde du communisme, le projet constitutionnel déposé en 1945 par le Partisur le bureau de la Constituante, est en tous cas innacceptable ; nous lui acressons la même critique de prostration juridique qu'en U.R.S.S.
Depuis que Lénine a repris la définition non satisfaisante de l'Etat donnée par Engels : "Force spéciale de répression", la conspiration du silence rêgne autour du fonctionnement futur du nouvel Etat socialiste. Là où Marx se tait, Lénine n'est guère plus explicite. La grande carence du communisme aujourd'hui, c'est d'avoir laissé totalement inachevé le message historique que Marx a lancé dans le futur, invitant le 20ème siècle à lui donner sa forme politique parfaite.
Je crois trouver l'explication de cette attitude, dans les conceptions profondément différentes de la liberté qui séparent Lénine de Marx.
La pensée de Marx exigeait d'éviter d'ores et déjà dans un régime économique socialiste l'arbitraire ; les valeurs d'usage dans son système d'économie politique peuvent difficilement se comprendre sans la garantie des libertés individuelles, en conformité avec une nouvelle éthique de l'échange. Or nous savons que toute liberté individuelle est automatiquement mise en péril si la liberté politique n'est pas garantie par la séparation des pouvoirs ; l'exemple de l'U.R.S.S donne aujourd'hui un démenti tragique à ce que Marx lui-même pouvait être encore tenté de croire du pouvoir *politique* lorsqu'il écrivait dans Misère de la phiolosophie : "... et il n'y aura plus de pouvoir politique proprement dit, puisque le pouvoir politique est précisément l'expression officielle de l'antagonisme des classes dans la société bourgeoise."
Engels va jusqu'à prévoir - et Lénine après lui, "le royaume millénaire de la liberté au sein d'une société sans classe qui se serait acheminée lentement par une lutte acahrnée contre la nécessité extérieure vers la prospérité générale et la libération progressive de ses règles de production.["] Ainsi lla liberté ne semble plus à Engels et à Lénine qu'un produit de l'histoire, lié à la disparition du droit public.
Nous assistons donc à la création d'un mythe collectif, qui n'était dans la pensée de Marx qu'un mythe de la justice du travail, solidaire du développement de la production, et qui est devenu aujourd'hui une prophétie de la liberté.
Par un curieux paradoxe cette religion qui paraît être une religion de l'état professe la haine de l'état. Mais malgré son corps de doctrine scientifique elle semble soumise en Russie comme toutes les religions, au phénomène inquiétant de la cristallisation de l'intelligence.
Ainsi il est fort à craindre que le prolétariat vainqueur ne reste prostré dans les cadres poliriques de sa propre dictature, s'il ne les vérifie pas promptement à la lueur des propositions de Montesquieu ; il faut tendre surtout à lui communiquer cet esprit d'agitation interne, seul capable de transformer le mythe débilitant qui commence à être sien, en un mythe de la véritable liberté sans sursis, dont la condition première est la conscience collective de la primauté de quelques désirs élémentaires profonds sur toute souveraineté.
LUC ZANGRIE
Il est clair que le 20ème siècle prend de l'âge et incline vers les solutions faciles.
Comment d'ailleurs ne pas s'embrouiller au sein de cette vaste économie politique où nous avons inscrit l'équation humaine, avec armes, poésie et bagages.
J'accepte joyeusement les conséquences de ces évènements, à mes risques et périls ; je suis loin cependant d'enregistrer avec la même ferveur l'enthousiasme de mes contemporains révolutionnaires pour la qualité de leur "instinct" politique, l'expérience nous enseignant que le manque de maturité de la révolution engendre pas mal de confusion quant à sa signification même.
Héraclite sert -à tort- de prétexte à une série de socialismes plus ou moins courageux dont l'orientation DANGEREUSE de leurs superstructures n'a pas fini de nous inquiéter.
Il n'est que trop tentant de plaindre ici notre époque sur un mode pathétique, et de s'installer confortablement dans une position verbale séduisante. Mais l'exercice des facultés délirantes, dont l'emploi sommairement EXCLUSIF témoigne d'une volonté foncièrement étrangère au surréalisme, s'avère inefficace dans la résolution des problèmes sociaux les plus urgents de notre époques.
Je crois que notre tâche la plus immédiate est de demander à tous les marxistes de reprendre en considération les premières pages du Capital, pour sortir en toute lucidité du chaos où se débat notre pensée : Marx met en cause l'amour, la poésie, l'organisation du travail, avec une sûreté d'analyse dont il importe de relever la signification profondément révolutionnaire, lorsqu'il nous propose l'antinomie, économiquement inactuelle, des valeurs d'échange et des valeurs d'usage -antinomie à laquelle le surréalisme donne aujourd'hui son véritable caractère brutal de déchirement.
Les vrais marxistes de l'échange font partie d'un mythe du travail dont la beauté ne peut échapper qu'aux imbéciles, et dont l'édification n'est possible qu'au sein de la société sans classe vers laquelle tendent tous ceux de nos efforts qui peuvent le servir directement : la littérature de propagande -ce qui n'a rien à voir avec la propagation de ce que nous croyons être la poésie- nous semble jouer dans cette lutte un rôle profondément médiocre ; par contre la réflexion semble appeler de plus en plus en Occident l'attention des hommes sur les cristallisations juridiques momentanées que poseront sans cesse une révolution économique mouvante dont nous éprouverons l'éthique par l'expérience -avec la plus grande liberté de révolte.
D'autre part, au sein même de cette épreuve collective d'ordre, (un mot qui ne nous inspire jamais confiance), Marx reste le meilleur garant de l'intégrité absolue des valeurs de libre usage. (Je consomme mes poèmes au déjeuner, et j'entends qu'on respecte ici mes repas de prolétaire.)
Le mythe économique ne se réalisera pas sans de très lourds sacrifices de notre belle oisiveté, les conditions attrayantes du travail rêvées par Fourier, ne pouvant se réaliser que par les progrès incessants de la technique qui achemineront la société sans classe vers la libération de ses propres impératifs étatiques. Nous augurons que cette libération sera progressive, mais nous sommes persuadés que les vues de Lénine sur l’État -partant sur la liberté- sont partiellement à revoir ; si "la combinaison" des mots liberté et État est un non sens, il y a beaucoup de chances en effet pour que le prolétariat vainqueur reste définitivement prostré dans la servitude de sa propre dictature. Nous n'acceptons pas sans réserve son optimisme quant à l'aboutissement de la lutte technique contre la nécessité extérieure, et nous ne sommes pas du tout convaincus par la dialectique sommaire de cette proposition : "Aussi longtemps qu'un État subsiste, il n'y a pas de liberté, et quand la liberté existera, il n'y aura plus d’État".
La grande pensée de Marx se place, par contre, au cœur même de la contradiction humaine, au carrefour de l'économique et du psychologique ; il nous invite à considérer le contrôle du travail socialiste auquel est voué notre future condition (si nous voulons sortir de l'ornière capitaliste) comme le premier terme d'une dualité, dont l'autre est déjà, et PAR DÉFINITION MÊME la liberté, cette liberté "qui commence quand le travail cesse".
Pratiquement, nous nous élevons contre cette planification prématurée des superstructures pour lesquelles nous revendiquons toujours, nous plaçant au point de vue du matérialisme historique le plus strict, l'atmosphère de libre épanouissement que seule garantit la liberté de presse absolue.
C'est grâce à la liberté d'user de la pensée et de ses forces inconnues -indépendamment de tous les engagements sociaux, qui ne peuvent aliéner que la liberté des actes économiques, c'est à dire le domaine suffisamment précis de l'échange, c'est grâce et à travers cette liberté, que scintillent tous les rubis du désir, notre raison de vivre.
Nous entendons que la planification de l'échange ne tende qu'à libérer des contraintes du travail la passion de l'homme, dont la totalité des liens avec la réalité historique est loin d'être établie -comme suffirait à le prouver la folle indépendance d'un Jérôme Bosch, l'homme qui est devenu pour nous le plus important d'un moyen âge réputé chrétien.
"Il ne suffit pas que la pensée recherche la réalisation, il faut encore que la réalité recherche la pensée" concluait Marx pour nous.
Une révolution véritablement humaine qui ne tiendrait compte que de la première partie de cette antinomie, est une révolution perdue. Nous sommes exactement ÉCARTELÉS entre une aventure collective et une aventure unique, ce qui nous enlève définitivement tout espoir sur la facilité d'une existence de faim et de soif dans un décor de pyramide. Être une pierre dans la base et l'arête ; avoir trois dimensions et n'en avoir qu'une. Être la chair de l'édifice et la ligne d'angle inclinée vers le point de convergence hypothétique, la ligne dorée où commence -MALGRÉ TOUT- la légèreté, la condensation de l'eau
LUC Z A N G R I E
Comment d'ailleurs ne pas s'embrouiller au sein de cette vaste économie politique où nous avons inscrit l'équation humaine, avec armes, poésie et bagages.
J'accepte joyeusement les conséquences de ces évènements, à mes risques et périls ; je suis loin cependant d'enregistrer avec la même ferveur l'enthousiasme de mes contemporains révolutionnaires pour la qualité de leur "instinct" politique, l'expérience nous enseignant que le manque de maturité de la révolution engendre pas mal de confusion quant à sa signification même.
Héraclite sert -à tort- de prétexte à une série de socialismes plus ou moins courageux dont l'orientation DANGEREUSE de leurs superstructures n'a pas fini de nous inquiéter.
Il n'est que trop tentant de plaindre ici notre époque sur un mode pathétique, et de s'installer confortablement dans une position verbale séduisante. Mais l'exercice des facultés délirantes, dont l'emploi sommairement EXCLUSIF témoigne d'une volonté foncièrement étrangère au surréalisme, s'avère inefficace dans la résolution des problèmes sociaux les plus urgents de notre époques.
Je crois que notre tâche la plus immédiate est de demander à tous les marxistes de reprendre en considération les premières pages du Capital, pour sortir en toute lucidité du chaos où se débat notre pensée : Marx met en cause l'amour, la poésie, l'organisation du travail, avec une sûreté d'analyse dont il importe de relever la signification profondément révolutionnaire, lorsqu'il nous propose l'antinomie, économiquement inactuelle, des valeurs d'échange et des valeurs d'usage -antinomie à laquelle le surréalisme donne aujourd'hui son véritable caractère brutal de déchirement.
Les vrais marxistes de l'échange font partie d'un mythe du travail dont la beauté ne peut échapper qu'aux imbéciles, et dont l'édification n'est possible qu'au sein de la société sans classe vers laquelle tendent tous ceux de nos efforts qui peuvent le servir directement : la littérature de propagande -ce qui n'a rien à voir avec la propagation de ce que nous croyons être la poésie- nous semble jouer dans cette lutte un rôle profondément médiocre ; par contre la réflexion semble appeler de plus en plus en Occident l'attention des hommes sur les cristallisations juridiques momentanées que poseront sans cesse une révolution économique mouvante dont nous éprouverons l'éthique par l'expérience -avec la plus grande liberté de révolte.
D'autre part, au sein même de cette épreuve collective d'ordre, (un mot qui ne nous inspire jamais confiance), Marx reste le meilleur garant de l'intégrité absolue des valeurs de libre usage. (Je consomme mes poèmes au déjeuner, et j'entends qu'on respecte ici mes repas de prolétaire.)
Le mythe économique ne se réalisera pas sans de très lourds sacrifices de notre belle oisiveté, les conditions attrayantes du travail rêvées par Fourier, ne pouvant se réaliser que par les progrès incessants de la technique qui achemineront la société sans classe vers la libération de ses propres impératifs étatiques. Nous augurons que cette libération sera progressive, mais nous sommes persuadés que les vues de Lénine sur l’État -partant sur la liberté- sont partiellement à revoir ; si "la combinaison" des mots liberté et État est un non sens, il y a beaucoup de chances en effet pour que le prolétariat vainqueur reste définitivement prostré dans la servitude de sa propre dictature. Nous n'acceptons pas sans réserve son optimisme quant à l'aboutissement de la lutte technique contre la nécessité extérieure, et nous ne sommes pas du tout convaincus par la dialectique sommaire de cette proposition : "Aussi longtemps qu'un État subsiste, il n'y a pas de liberté, et quand la liberté existera, il n'y aura plus d’État".
La grande pensée de Marx se place, par contre, au cœur même de la contradiction humaine, au carrefour de l'économique et du psychologique ; il nous invite à considérer le contrôle du travail socialiste auquel est voué notre future condition (si nous voulons sortir de l'ornière capitaliste) comme le premier terme d'une dualité, dont l'autre est déjà, et PAR DÉFINITION MÊME la liberté, cette liberté "qui commence quand le travail cesse".
Pratiquement, nous nous élevons contre cette planification prématurée des superstructures pour lesquelles nous revendiquons toujours, nous plaçant au point de vue du matérialisme historique le plus strict, l'atmosphère de libre épanouissement que seule garantit la liberté de presse absolue.
C'est grâce à la liberté d'user de la pensée et de ses forces inconnues -indépendamment de tous les engagements sociaux, qui ne peuvent aliéner que la liberté des actes économiques, c'est à dire le domaine suffisamment précis de l'échange, c'est grâce et à travers cette liberté, que scintillent tous les rubis du désir, notre raison de vivre.
Nous entendons que la planification de l'échange ne tende qu'à libérer des contraintes du travail la passion de l'homme, dont la totalité des liens avec la réalité historique est loin d'être établie -comme suffirait à le prouver la folle indépendance d'un Jérôme Bosch, l'homme qui est devenu pour nous le plus important d'un moyen âge réputé chrétien.
"Il ne suffit pas que la pensée recherche la réalisation, il faut encore que la réalité recherche la pensée" concluait Marx pour nous.
Une révolution véritablement humaine qui ne tiendrait compte que de la première partie de cette antinomie, est une révolution perdue. Nous sommes exactement ÉCARTELÉS entre une aventure collective et une aventure unique, ce qui nous enlève définitivement tout espoir sur la facilité d'une existence de faim et de soif dans un décor de pyramide. Être une pierre dans la base et l'arête ; avoir trois dimensions et n'en avoir qu'une. Être la chair de l'édifice et la ligne d'angle inclinée vers le point de convergence hypothétique, la ligne dorée où commence -MALGRÉ TOUT- la légèreté, la condensation de l'eau
LUC Z A N G R I E