mardi 30 décembre 2014

La langue russe -- Ivan Tourguéniev (1818 - 1883)


Aux jours de doute, aux jours où l'incertitude sur les destins de ma patrie pèse comme un fardeau, tu es mon seul soutien, mon seul appui, ô toi, grande, puissante, loyale et libre langue russe ! Comment, sans toi, ne pas tomber dans le désespoir, au spectacle de ce qui se fait chez nous ? Non, il est impossible de croire qu'une langue pareille ne soit pas l'apanage d'un grand peuple !
Juin 1882


Русский язык.

Во дни сомнений, во дни тягостных раздумий о судьбах моей родины,- ты один мне поддержка и опора, о великий, могучий, правдивый и свободный русский язык! Не будь тебя - как не впасть в отчаяние при виде всего, что совершается дома? Но нельзя верить, чтобы такой язык не был дан великому народу!
Июнь 1882



in Ivan Touguéniev, Poèmes en prose, traduit par Charles Salomon, Orphée / La Différence (1990)

lundi 29 décembre 2014

La persécution et l'art d'écrire -- Leo Strauss (1899 - 1973)


Voila bien un livre qui tient de l’inaccessible ; une sorte Himalaya ...
Pourtant, avant même de l'ouvrir, on connaît sa réputation, on sait en quelque sorte ce que l'on va lire, en fait, on le lit juste pour vérifier l'exactitude de sa notice wikipedia.

Et puis ... hé bien, et puis rien ; passé les deux courts chapitres introductifs, d'une lecture si facile qu'elle est pliée en à peine une heure, on débouche dans l'aridité des hauts plateaux ; du moins, je débouche dans cette aridité ! Le guide des égarés de Maïmonide, je ne l'ai "lu" qu'en "morceaux choisis", bref pas lu, encore moins relu et carrément pas médité, alors, le troisième chapitre qui lui est consacré me passe à 3000 pieds au-dessus de l'intellect : les notes et références s'accumulent en vain, de toute façon, je n'ai pas les quelques mille pages du traité sous la main.
Le quatrième chapitre me présente un paysage encore plus désespérant : avant d'aborder La persécution et l'art d'écrire, je ne connaissais Juda Halevi que de nom et pas du tout son Kuzari ... inutile de s'attarder, tout ce concentré d'érudition me donne le joli rôle du proverbial cochon (devant les perles) !
 
Ouf, cinquième chapitre, là, je ne suis plus tout à fait largué ou du moins, il y a de l'espoir : le Traité Théologico-Politique, je l'ai lu ; pas sans mal, mais en entier et avec attention, du moins le croyais-je (pour l’Éthique, non, même avec beaucoup de persévérance, je n'ai pas dépassé le milieu du livre II ...). Las ... le concentré d'érudition de Leo Strauss est tout simplement trop dosé, inassimilable : mon vieil exemplaire du TTP n'en peut plus d'aller et venir sous l'avalanche des références, je me perds entre Spinoza (avoir lu n'est pas avoir compris ; ce n'est même pas se souvenir, malheureusement, et le TTP n'est pas exactement le genre de livre qu'on peut aborder par le milieu ...) et Strauss (qui, lui, a lu, relu et médité ... et ne se prive pas de le faire savoir, sans la moindre forfanterie au demeurant, en se contentant de dérouler tranquillement sa pelote, son énorme pelote, comme si son lecteur allait le suivre sans grande difficulté et rembobiner tout cela proprement alors qu'il, le lecteur, enfin, moi, en tout cas, n'amasse qu'un prodigieux sac de nœuds).



(Ce ne sont pas tant les notes et renvois à l’œuvre analysée qui posent problème que le fait qu'il faille les suivre pour espérer hisser sa lecture vers le niveau que lui suppose Strauss. Le Sabbataï Tsevi de Gershom Sholem est lui aussi irrigué par un fleuve souterrain de notes mais il est évident que Scholem les place là pour une catégorie particulière de lecteurs et qu'il est possible de lire tout le Sabbataï Tsevi sans passer par les sous-terrains ni trahir l'intention de l'auteur !
Évidemment, cela ne signifie pas qu'on ne peut pas lire l'ensemble du livre sans passer par les notes et comprendre où Leo Strauss veut en venir, du moins apparemment ; tout le problème tient dans le "apparemment" !)

Furibard, vexé et vaguement honteux, on expédie le volume sur les sommets de la bibliothèque, là où règnent les araignées (cela va bien avec Spinoza !), et on se rassure en ouvrant le dernier Marc Lévy : oui, apparemment, on sait encore lire mais là, ce n'est pas l’Himalaya, c'est le vide sidéral.

Alors, on se souvient que même les plus hauts sommets ont leurs modestes contreforts et qu'à défaut de conquérir les cimes, mieux vaut les contempler d'en bas "en vrai" que de se contenter des images du calendrier des Postes ! 
On redescend Leo de son exil au royaume des araignées pour relire la présentation de son traducteur, Olivier Sedeyn : grâce à lui, on peut assembler une "maquette" de La persécution et l'art d'écrire, à savoir,  La philosophie de Platon d'Al-Fârâbi d'une part et Le Platon d'Al-Fârâbi de Leo Strauss d'autre part ; mis bout à bout, pas même 100 pages et un arrière-plan, les Dialogues de Platon, nettement moins "unheimlich", du moins pour ce qui me concerne, que les arcanes de la Torah. 
Enfin, on peut lire Leo Strauss (en réduction, certes), aller et venir dans la recension d'Al-Fârâbi, retourner à Strauss en faisant un détour par Platon ; quel plaisir de relire Le Politique !, et surtout quel plaisir de se voir offrir une autre piste de lecture possible pour agencer ensemble Timée, La République, Les Lois et Le Politique que le peu satisfaisant "Platon a du changer d'avis en cours de route" voire, encore pire, "Platon ne se souvient plus de ce qu'il a écrit avant" .
 
Les écarts, et les silences !, que l'on suit dans Al-Fârâbi sous la direction de Strauss, on commence à entrevoir qu'en effet, au lieu de participer d'une "simple" imperfection de l’œuvre, ils pourraient bien manifester une extrême qualité d'écriture destinée à révéler à ceux qui en sont dignes (les lecteurs en possession de cet "art de lire" qui répond à l' "art d'écrire") ce qui ne peut être écrit ouvertement, que cela soit trop dangereux ou trop imprudent (toute vérité n'est pas bonne à dire ... ou à entendre !).

Au passage, on se souvient que la matière du Platon d'Al-Fârâbi recoupe en grande partie le premier chapitre de La persécution et l'art d'écrire ... maudit Leo Strauss, il nous avait aussi donné les plans de la "maquette" : encore fallait-il savoir lire !

De Leo Strauss, on peut aussi lire Sur une nouvelle interprétation de la philosophie politique de Platon, toujours traduit par Olivier Sedeyn, toujours chez Allia, un petit livre où Leo Strauss donne un aperçu de cet art de lire appliqué à Platon tout en démolissant avec allégresse et férocité le livre d'un collègue ; le jeu de massacre est tout à fait réjouissant mais c'est évidemment un aspect secondaire de ce court livre.





Leo Strauss,
La persécution et l'art d'écrire (Gallimard)
Le Platon d'Al-Fârâbi (Allia)
Sur une nouvelle interprétation de la philosophie politique de Platon (Allia ; également disponible sur le site du traducteur, ici)
tous traduits et présentés par Olivier Sedeyn

Al-Fârâbi,
La philosophie de Platon (Allia)
traduit par Olivier Sedeyn et Nassim Lévy



Un petit commentaire supplémentaire : en dépit de sa difficulté - conséquence du défi que Strauss lance à ses lecteurs, une sorte de "m'aura-t-on compris ?" ... accompagné du mode d'emploi !, ce cinquième chapitre consacré au TTP est un de mes trois guides dans mes randonnées (il serait plus juste de parler de treks malaisés) dans les paysages désertiques et enchantés, sorte de "White Sands" philosophique, de Spinoza, avec Spinoza - Philosophie pratique de Gilles Deleuze (Éditions de Minuit) et Spinoza de Guiseppe Rensi (Allia). 

White Sands (source)


A noter que Deleuze appelle aussi à la vigilance à la lecture de Spinoza :  

C'est un procédé fréquent qui consiste à cacher les thèses les plus audacieuses ou les moins orthodoxes dans des appendices ou dans des notes (témoin encore le dictionnaire de Bayle). Spinoza renouvelle le procédé par sa méthode systématique des scolies, qui renvoient les uns aux autres et se rattachent eux-mêmes aux préfaces et appendices, formant une seconde Éthique souterraine.

(Chapitre II, note 21)


mercredi 24 décembre 2014

A girl at my door -- July Jung




La grâce ... cela doit être cela qu'on appelle la grâce : quand ce qui ne pouvait de toute évidence que prendre la forme d'un affreux salmigondis de mélo et de critique sociale à deux balles se met d'un bout à l'autre à vous tenir sous le charme d'une trajectoire tendue, frisant les écueils à vous faire craindre que se rompe le fragile équilibre que la réalisatrice parvient à maintenir depuis la première scène.

Inonia (4 et fin) -- Sergeï Essénine


Je vais par les nuages comme un champ,
Et la tête en bas j'entends bien
Clapoter l'ondée bleuissante,
Siffler les astres au bec fin.

En me reflétant dans l'azur 
De tes lacs éloignés,
Je t'aperçois toute, Inonia,
Tes grands bonnets de monts dorés.

Je vois tes champs et tes isbas,
Sur le perron de ma vieille mère
Qui dans ses doigts voudrait saisir
Les derniers rayons du soleil.

Elle en coince un à la fenêtre
Ou sur son dos voûté le happe,
Mais le soleil tire vers lui
Toute la pelote, comme une chatte.

Et sous le murmure de la rivière,
Écho que la berge a cueilli,
Une chanson s'égoutte des montagnes
Comme d'une invisible bougie :

"Gloire au dieu céleste
Et paix sur la terre !
Corne bleue de lune,
Troue les nues, éclaire.

D'un œuf étoilé
Une oie est venue
Picorer les traces
D'un radieux Jésus.

Sans croix ni martyre,
Une foi nouvelle
A tendu sans flèches
Un grand arc-en-ciel.

Verse ta lumière
Et réjouis-toi, Sion :
Un Nazareth neuf
Germe à l'horizon.

Un nouveau sauveur s'en vient,
Sur une jument monté.
Notre foi est dans la force.
En nous, notre vérité !"



(in Sergeï Essénine, L'Homme noir, traduit par Henri Abril, Circé, 2005)





4



По тучам иду, как по ниве, я,
Свесясь головою вниз.
Слышу плеск голубого ливня
И светил тонкоклювых свист.

В синих отражаюсь затонах
Далеких моих озер
Вижу тебя, Инония,
С золотыми шапками гор.

Вижу нивы твои и хаты,
На крылечке старушку мать;
Пальцами луч заката
Старается она поймать.

Прищемит его у окошка,
Схватит на своем горбе, -
А солнышко, словно кошка,
Тянет клубок к себе.

И тихо под шепот речки,
Прибрежному эху в подол,
Каплями незримой свечки
Капает песня с гор:

"Слава в вышних богу
И на земле мир!
Месяц синим рогом
Тучи прободил.

Кто-то вывел гуся
Из яйца звезды -
Светлого Исуса
Проклевать следы.

Кто-то с новой верой,
Без крест и мук,
Натянул на небе
Радугу, как лук.

Радуйся, Сионе,
Проливай свой свет!
Новый в небосклоне
Вызрел Назарет.

Новый на кобыле
Едет к миру Спас.
Наша вера - в силе.
Наша правда - в нас!"

 

mardi 23 décembre 2014

Inonia (3) -- Sergeï Essénine


Et je te le dis, Amérique
Moitié du globe détachée :
Crains de lancer tes nefs de fer
Sur les océans d'impiété.

N'encadre pas de granit tes rivières,
D'un arc de fonte tes semences.
Ce n'est qu'avec les eaux du libre Lagoda
Que l'homme pourra percer l'existence !

N'enfonce pas avec tes mains bleuies
Le plafond des cieux dans le vide !
L'éclat des étoiles lointaines
Ne peut être bâti de clous avides. 

Tu ne peux pas, sous la lave d'acier,
Noyer le feu en fermentation.
Je laisserai sur terre les traces
D'une nouvelle Ascension.

Suspendu par les talons aux nuages,
Je les piétinerai comme un cerf ;
Les roues du soleil, de la lune,
Je les enfilerai sur l'axe de la terre.

Je te le dis : ne chante pas de Te Deum
A tes rayons en fil de fer ;
Ils n'illumineront pas le messie,
Brebis qui court sur les monts clairs.

Mais tu voudras, archer dément,
Darder vers son cœur une flèche ...
Alors, de sa fourrure blanche,
Un sang chaud jaillira vers les ténèbres.

Les sabots d'or rouleront en étoiles,
Creusant des sillons dans la nuit,
Et le bas résille noir, comme avant,
Luira sous les aiguilles de la pluie.

Et je viendrai faire tonner
Les roues de lune et de soleil,
Mes cheveux déployés en incendie
Et mon visage caché sous une aile.

Par les oreilles je tirerai les montagnes,
J'arracherai avec des lances l'herbe mauvaise ;
Toutes tes haies, tes palissades,
Je les balaierai du poing, comme une braise.

Les joues noircies de tes champs, avec un soc neuf
Je reviendrai les labourer;
La moisson, au-dessus de ton pays,
Volera comme une pie dorée.

Et tes habitants entendront
Le son neuf des épis ailés,
Et le soleil plantera les perches
De ses rayons dans la vallée.

Des pins nouveaux pourront pousser
Dans la paume des plaines alentour,
Et les printemps jaunes, en écureuils,
Sauteront sur les branches des jours.

Des rivières bleues jailliront
En traversant tous les obstacles,
Et l'aube, abaissant ses paupières,
Y pèchera des poissons d'étoiles.

Je te le dis : le temps viendra
De faire taire foudre et grêle;
Tous les épis de tes grands blés
Troueront le crâne bleu du ciel.

Alors, du haut d'une invisible échelle,
Couvrant de clameurs les champs à la ronde,
Ayant percé du bec le cœur lunaire,
Un coq s'envolera au-dessus du monde.




(in Sergeï Essénine, L'Homme noir, traduit par Henri Abril, Circé, 2005)







3



И тебе говорю, Америка,
Отколотая половина земли, -
Страшись по морям безверия
Железные пускать корабли!

Не отягивай чугунной радугой
Нив и гранитом - рек.
Только водью свободной Ладоги
Просверлит бытие человек!

Не вбивай руками синими
В пустошь потолок небес:
Не построить шляпками гвоздиными
Сияние далеких звезд.

Не залить огневого брожения
Лавой стальной руды.
Нового вознесения
Я оставлю на земле следы.

Пятками с облаков свесюсь,
Прокопытю тучи, как лось;
Колесами солнце и месяц
Надену на земную ось.

Говорю тебе - не пой молебствия
Проволочным твоим лучам.
Не осветят они пришествия,
Бегущего овцой по горам!

Сыщется в тебе стрелок еще
Пустить в его грудь стрелу.
Словно полымя, с белой шерсти его
Брызнет теплая кровь во мглу.

Звездами золотые копытца
Скатятся, взбороздив нощь.
И опять замелькает спицами
Над чулком ее черным дождь.

Возгремлю я тогда колесами
Солнца и луны, как гром;
Как пожар, размечу волосья
И лицо закрою крылом.

За уши встряхну я горы,
Кольями вытяну ковыль.
Все тыны твои, все заборы
Горстью смету, как пыль.

И вспашу я черные щеки
Нив твоих новой сохой;
Золотой пролетит сорокой
Урожай над твоей страной.

Новый он сбросит жителям
Крыл колосистых звон.
И, как жерди златые, вытянет
Солнце лучи на дол.

Новые вырастут сосны
На ладонях твоих полей.
И, как белки, желтые весны
Будут прыгать по сучьям дней.

Синие забрезжут реки,
Просверлив все преграды глыб.
И заря, опуская веки,
Будет звездных ловить в них рыб.

Говорю тебе - будет время,
Отплещут уста громов;
Прободят голубое темя
Колосья твоих хлебов.

И над миром с незримой лестницы,
Оглашая поля и луг,
Проклевавшись из сердца месяца,
Кукарекнув, взлетит петух.

jeudi 18 décembre 2014

Petite phénoménologie du harsh noise wall


Sur scène, rien à voir, comme c'est le cas en général des musiques électroniques : un type, une table, de la filasse et des manettes. Rien à voir. Tant mieux, on est là pour écouter et, peut-être, pour écouter ensemble.
Cela commence, sans transition, tout le volume sonore est là, il ne change pas, il ne changera pas, il remplit la salle, on l'accueille comme un gros animal qui ne fait plus peur, qui reste là, qui remplit tout l'espace. On ferme les yeux, rien à voir.
Immobile. Le son remplit l'espace mais aucune dynamique n'émerge ; analogue sonore de la "neige" des moniteurs vidéo ; sauf qu'il n'y a pas d'écran et donc pas d'à-côté de l'écran, ce son ne se découpe sur aucun arrière-fond : un mur, rien qu'un mur, frontal, sans rien d'agressif. Simplement crépitant mais toujours sans variation de volume.
Crépitements, chaos. Cela part dans tous les sens, turbulence, au sens des physiciens ou de Michaux. Chaos, infinité de toutes les formes potentielles dont aucune ne peut émerger sans qu'une symétrie ne soit d'abord brisée (Gilles Châtelet). 
Et cela commence, notre oreille, notre cerveau commence à se raconter, à nous raconter une histoire, accueille certaines formes, en oblitère certaines ; des bribes de structures, de courtes boucles, des rythmes en fragments affleurent à la conscience, s'assemblent en unités plus vastes, renforcent à leur tour cette écoute particulière, involontaire, qui fait son tri parmi les formes et les laisse s'assembler en unités mouvantes. Sous cette perception particulière, le mur s'anime, les crépitements se lissent, le mur ondule.
Expérience quasi-méditative : des formes sonores viennent à nous, sortent du chaos du mur, "dessinent" sur le mur, retournent s'y fondre ; on laisse faire, on laisse venir, on laisse repartir, on accueille toute cette activité, tout ce foisonnement merveilleux qui est le produit de notre perception, de notre corps (Ts'i Wou Louen !). On flotte. On entend, comme le méditant voit.
Et soudain tout s'arrête, brutalement : on n'a pas vu le temps passer.






(A lire aussi, le Manifeste du Mur Bruitiste)

Inonia (2) - Sergeï Essénine


Terribles aboiements de cloches sur la Russie :
Les murs du Kremlin se lamentent.
O terre, je te fais cabrer
Sur des piques d'étoiles ardentes !

Tendu vers une invisible cité,
Je mordrai le Voile lacté,
Et la barbe de Dieu lui-même
Avec mes dents je la brouterai.

Empoignant sa crinière blanche,
D'une voix où les tempêtes sévissent
Je dirai : Seigneur, je vais te changer
Pour que mon pré de mots fleurisse.

Maudit le souffle de Kitej (*),
Maudits ses chemins ravinés !
Je veux que dans un espace sans fond
Nous bâtissions notre palais.

Je vais lécher sur les icônes
Les faces des saints, des martyrs.
Je vous promets la cité d'Inonia,
Où le dieu des vivants vit et respire.

Geins et sanglote, Moscovie !
Un nouvel Indicopleustes (**) s'affaire.
D'un bec de paroles je vais percer
Les prières de ton bréviaire.

Sevrant ton peuple d'espérance,
Je ferai germer force et foi en lui,
Pour qu'avec l'aide de ses charrues
Le soleil laboure la nuit.

Pour que le champ de ses paroles
Soit comme une ruche de graines,
Pour que sous le toit céleste les blés,
Tels des abeilles, couvrent d'or les ténèbres.

Puisses-tu être maudit, Radonej (***),
Toi, tes talons et tes empreintes !
La flamme aux gisements dorés,
Ta pioche aqueuse l'a éteinte.

Tes meutes de nuages hurleurs,
Tels des loups que la haine repaît,
Ont déchiré à coups de crocs
Ceux qui tentaient et qui osaient.

Ton soleil aux pattes griffues
Pénétrait dans l'âme comme un tranchant.
Sur les fleuves de Babylone nous pleurions,
Trempés par une pluie de sang.

Ayant déculotté le Christ,
Je crie, tempête à voix de bœuf :
Dans le baquet de la deuxième lune
Lavez vos mains et vos cheveux.

Je vous le dis : vous périrez,
Par le lichen de la foi étouffés.
Dieu, telle une vache invisible,
S'enfle autrement sur notre dos cambré.

En vain se réfugient dans les cavernes
Ceux qui honnissent son mugissement.
Peu importe, car sous notre toit russe
il mettra bas un soleil différent.

Peu importe, car en accouchent
Il brûlera ce qui ferrait les rives.
Ses cornes d'or viendront déclouer
Le monde en proie aux flammes vives.

Et déjà un nouvel Olympe (****)
A peindre la Face neuve s’apprête. 
Je vous le dis : je boirai l'air
Et tirerai ma langue comète.

Mes jambes écartées jusqu'à l’Égypte,
Je pourrai déferrer votre souffrance ;
Aux cornes neigeuses des pôles
Mes mains s'agripperont sans défaillance.

Pressant du genou l'équateur
Dans un grand sanglot de rafales
Je briserai en deux la terre notre mère
Comme une tourte ou une paille.

Pour qu'on l'entende bien craquer,
Dans cette crevasse abyssale
Je ferai passer, flamboyante,
Ma tête aux longs cheveux d'étoiles.

Et quatre soleils surgis des nuées
Dévaleront, comme des tonneaux en colère,
En perdant leurs cercles dorés 
Ils secoueront les univers.



Notes du traducteur :
(*) 
Kitej : ville russe mythique qui aurait existé au fond d'un lac.
(**) 
Cosmas Indicopleustes, géographe alexandrin, moine, auteur de Topographie chrétienne (VIe s.).
(***) 
Allusion à Serge de Radonej, saint patron de la Russie.
(****)
Olympe (Alimpi, Olipi) passe pour avoir été le premier peintre d'icônes russe.

{NDLC : XIIéme siècle. Son nom est conservé dans les chroniques ... pas ses œuvres. Pour cette période de l'histoire de la Rous', ou Russie kievienne, qui refait surface aujourd'hui dans les discours de Vladimir Poutine, baptême de Saint Vladimir en 988 à Chersonèsos près de l'actuelle Sébastopol en Crimée etc, voir ici}






2



Лай колоколов над Русью грозный -
Это плачут стены Кремля.
Ныне на пики звездные
Вздыбливаю тебя, земля!

Протянусь до незримого города,
Млечный прокушу покров.
Даже богу я выщиплю бороду
Оскалом моих зубов.

Ухвачу его за гриву белую
И скажу ему голосом вьюг:
Я иным тебя, господи, сделаю,
Чтобы зрел мой словесный луг!

Проклинаю я дыхание Китежа
И все лощины его дорог.
Я хочу, чтоб на бездонном вытяже
Мы воздвигли себе чертог.

Языком вылижу на иконах я
Лики мучеников и святых.
Обещаю вам град Инонию,
Где живет божество живых.

Плачь и рыдай, Московия!
Новый пришел Индикоплов.
Все молитвы в твоем часослове я
Проклюю моим клювом слов.

Уведу твой народ от упования,
Дам ему веру и мощь,
Чтобы плугом он в зори ранние
Распахивал с солнцем нощь.

Чтобы поле его словесное
Выращало ульями злак,
Чтобы зерна под крышей небесною
Озлащали, как пчелы, мрак.

Проклинаю тебя я Радонеж,
Твои пятки и все следы!
Ты огня золотого залежи
Разрыхлял киркою воды.

Стая туч твоих, по-волчьи лающих,
Словно стая злющих волков,
Всех зовущих и всех дерзающих
Прободала копьем клыков.

Твое солнце когтистыми лапами
Прокогтялось в душу, как нож.
На реках вавилонских мы плакали,
И кровавый мочил нас дождь.

Ныне ж бури воловьим голосом
Я кричу, сняв с Христа штаны:
Мойте руки свои и волосы
Из лоханки второй луны.

Говорю вам - вы все погибнете,
Всех задушит вас веры мох.
По-иному над нашей выгибью
Вспух незримой коровой бог.

И напрасно в пещеры селятся
Те, кому ненавистен рев.
Все равно - он иным отелится
Солнцем в наш русский кров.

Все равно - он спалит телением,
Что ковало реке брега.
Разгвоздят мировое кипение
Золотые его рога.

Новый сойдет Олипий
Начертать его новый лик.
Говорю вам - весь воздух выпью
И кометой вытяну язык.

До Египта раскорячу ноги,
Раскую с вас подковы мук...
В оба полюса снежнорогие
Вопьюся клещами рук.

Коленом придавлю экватор
И, под бури и вихря плач,
Пополам нашу землю-матерь
Разломлю, как златой калач.

И в провал, отененный бездною,
Чтобы мир весь слышал тот треск,
Я главу свою власозвездную
Просуну, как солнечный блеск.

И четыре солнца из облачья,
Как четыре бочки с горы,
Золотые рассыпав обручи,
Скатясь, всколыхнут миры.


mardi 16 décembre 2014

Inonia (1) -- Sergeï Essénine (1895 - 1925)


Au prophète Jérémie

Je ne redoute pas la mort,
Ni javelots ni flèches de pluie.
Le prophète Serge Essénine,
Selon la Bible, parle ainsi.

Mon heure est enfin arrivée,
Nul cri de fouet ne m'effarouche.
Son corps, le corps du Christ lui-même,
Je le recrache par ma bouche.

Je ne veux pas que le salut
Par sa croix me soit accordé :
Ma doctrine c'est les étoiles
Qui perforent l'éternité.

Ma vérité c'est un messie
Sans la danse de mort impure.
Comme un mouton aux poils souillés,
Je vais bientôt tondre l'azur.

Levant mes deux bras vers la lune,
Je la casserai comme une noix.
Je ne veux pas d'un ciel sans marches,
Ni de neige tombant sans joie.

Je ne veux pas que sur les lacs
Vienne se renfrogner l'aurore.
Aujourd'hui, ainsi qu'une poule,
Je ponds un œuf de mots en or.

A retourner le monde entier
Aujourd'hui ma main souple est prête ...
Je sens que huit ailes me poussent
Et se déploient en vraie tempête.


(in Sergeï Essénine, L'Homme noir, traduit par Henri Abril, Circé, 2005)





Инония

Пророку Иеремии


Не устрашуся гибели,
Ни копий, не стрел дождей, -
Так говорит по Библии
Пророк Есенин Сергей.

Время мое приспело,
Не страшен мне лязг кнута.
Тело, Христово тело,
Выплевываю изо рта.

Не хочу восприять спасения
Через муки его и крест:
Я иное постиг учение
Прободающих вечность звезд.

Я иное узрел пришествие -
Где не пляшет над правдой смерть.
Как овцу от поганой шерсти, я
Остригу голубую твердь.

Подыму свои руки к месяцу,
Раскушу его, как орех.
Не хочу я небес без лестницы,
Не хочу, чтобы падал снег.

Не хочу, чтоб умело хмуриться
На озерах зари лицо.
Я сегодня снесся, как курица,
Золотым словесным яйцом.

Я сегодня рукой упругою
Готов повернуть весь мир...
Грозовой расплескались вьюгою
От плечей моих восемь крыл.

jeudi 11 décembre 2014

Le grand livre du monde ...

... selon Sergeï Klytchkov (1889-1937), contemporain et ami de Essénine :

« ...Pendant ce temps le Levraut était bel et bien étendu sur la mousse sous le Gros Sapin, couvert de sa capote grise et plongé dans de vieilles, vieilles pensées.
Un staretz de noir vêtu sort de sa solitude, pleure d'amères larmes.
A sa rencontre le Seigneur Dieu vient en personne :
— Pourquoi pleures-tu, vénérable religieux,
— Pourquoi soupires-tu, religieux vénérable ?...
— Comment ne pas soupirer, moi religieux,
— Comment ne pas pleurer, moi qui suis vieux,
— J'ai laissé tomber la clé de l'église dans la mer bleue,
— J'ai perdu le livre d'or dans la sombre forêt...
Oui, faut-il croire, le livre d'or se trouve dans la forêt.
Le lisent à présent les lièvres duveteux, enfants sans raison, [...], qui feuillettent de leurs petites pattes les pages d'or : les majuscules enluminées, les fleurons et vignettes au dessin subtil et secret dansent devant eux et à l'âme ouverte et tendre de l'animal apparaît le sens celé derrière les lignes... un sens aussi majestueux que le monde à l'aube et craignant autant le regard de l'homme que le lièvre craint le renard rusé qui a flairé ses traces vaporeuses sur la rosée nocturne.
Mais peut-être les pluies ont-elles depuis longtemps délavé le livre, les vents malfaisants ont-ils déchiré les pages qui sont venues se poser en tapis de fleurs dans les clairières, tandis que les lettrines se répandaient sur la mousse [...] .
Paysannes et filles vont cueillir les baies dans la forêt et épellent ce grand livre : elles en gavent leurs petits, en donnent comme gourmandises aux vieillards qui ne savent pas que chaque année ils parcourent avec leurs petits-fils l'alphabet de la grande sagesse du monde.
Voilà pourquoi l'homme simple est empli de sagesse et pourquoi son discours est simple et fleuri ! »
 
« Car tout ce qui est secret gît sous le regard de l'homme sous forme d'objets habituels, communs, devant lesquels il passe sans s'étonner de rien, tant son œil s'est fait à tout et aussi est-il tout comme... un aveugle ! » 





 
Essénine et Klytchkov, 1918


(un extrait de Sergeï Klytchkov, Le hâbleur de Diablerets, traduit par Michel Niqueux dans son article Sergej Klyčkov et Sergej Esenin entre le symbolisme et l'aggelisme)

mercredi 10 décembre 2014

Essénine, et les autres ...


Tout ce qui était nouveau faisait l'objet de débats passionnés. Au musée Polytechnique, j'assistai à un débat sur le poème de Maïakovski, Lénine. Le poème avait été accueilli avec réserve, et non sans surprise.
- Il est encore trop tôt pour vous Vladimir Vladimirovitch, déclara Voronski dans son intervention, d'écrire des vers sur Lénine.
Il le dit sans fiel ni sarcasme, avec sympathie. Cela mit pourtant Maïakovski en fureur et il attaqua bruyamment Voronski, lequel s'était borné à interpréter la ligne du Parti sur le sujet délicat de la poésie. Voronski était le protecteur d'Essénine, Boukharine, celui de Pasternak et d'Ouchakov, Staline et Lounatcharski soutenaient Maïakovski. Et pour Maïakovski, étant donné l'appréciation ouvertement négative que Lénine portait sur son œuvre, ce soutien officiel n'était pas à négliger.
Maïakovski a été tantôt le troubadour de Staline, tantôt celui de Lounatcharski :
Lounatcharski domptera-t-il l flot du Terek
Pour frayer la route aux eaux de Borjom ? (a)
De là vient aussi l'annotation tristement célèbre que la plume de Staline traça à l'intention d'Ejov en réponse à une sollicitation de Lili Brik, à l'occasion du cinquième anniversaire de la mort du poète : "Maïakovski est le meilleur poète de notre temps et toute attitude indifférente à sa mémoire est un crime."
Lounatcharski faisait la chasse aux imaginistes, à Essénine en particulier. Sosnovski et Boukharine hurlaient aussi contre Essénine. Le problème n'est pas de savoir qui a tort, qui a raison, mais le fait qu'en l'occurrence, chacun se battait pour son spécialiste, son poète attitré.
S'étant informé de ce que valait la RAPP - aucun talent, juste des colonies de braillards - et bien qu'elle ne comportât aucun trotskiste, Staline l'a dissoute en 1932. Un peu plus tard il les fit disparaître tous : Averbakh, Kirchone, Lelevitch.
Avec l'appui de Gorki, Staline misa désormais sur d'autres spécialistes, comme Alexis Tolstoï ou Leonov. Après le suicide de Maïakovski, Staline continua à suivre de près tout ce qui concernait la poésie. Madelstram fut contraint d'écrire L'Ode, qui ne lui fut d'aucun secours et ne réussit pas à effacer le crime de sa poésie sur le Montagnard (b). Et lorsque Pasternak comprit que le baiser de Boukharine au Premier Congrès des écrivains allait le perdre, il s'empressa de composer le poème célèbre : Ce n'est pas un homme, mais un acte en personne (c). A son grand étonnement, le texte se révéla de qualité. Rien de bâclé. Mieux, on peut dire que de telles qualités rappellent le Poltava de Pouchkine. Siniavski a eu tort de ne pas inclure ces vers dans son Pasternak en un volume. C'eût été l'illustration de la capacité du poète à s'illusionner lui-même et à se mobiliser entièrement sur simple commande venue d'en haut. Il n'en fut pas de même pour Essénine. Toutes les tentatives de Voronski et de Tchaguine pour s'attacher le poète n'ont abouti qu'au cycle consternant des vers de Bakou et, indirectement, au suicide par pendaison à l'Astoria. En ces matières, seul compte le résultat, rien que le résultat. Si c'est bon - tant mieux.

(a) Le Terek, torrent du Caucase aux eaux tumultueuses chanté par les poètes, était le lieu où Maïakovski avait passé son enfance. Staline lui, avait grandi près d'un affluent de la Koura, en Géorgie, d'où l'on tirait le Borjom, une eau minérale très appréciée. La région autonome du terek fut, en 1921, l'objet d'une cruelle répression de Staline, alors commissaire aux Nationalités.
(b) Chalamov fait allusion aux vers satiriques de Mandelstam sur Staline qui signèrent sa condamnation en 1934. Poussé par les siens, le poète tenta à contrecœur, et sans succès, de se réhabiliter en écrivant un poème que toute l'intelligentsia surnomma "L'Ode à Staline".
(c) Le poème de Pasternak, L'Artiste, figure dans le recueil Les Trains du petit jour. {NDLC : bizarre, bizarre, ma mémoire doit me jouer des tours mais je ne me souviens pas de cela dans le poème L'artiste ... à vérifier !}




(in Varlam Chalamov, Les années vingt, traduit et annoté par Christiane Loré avec la collaboration de Nathalie Pighetti-Harrison, Verdier)





Essénine, poète sans histoire, poète paysan, poète de l'enfance toujours ressurgie, "rossignol obscène" (un qualificatif émanant du Proletkult, mais de qui ?), Essénine ivrogne, Essénine houligan, Essénine et Klouiev, Essénine et Marienhof, Essénine et Isidora etc. Tout cela est connu ; tout cela est vrai, sans doute. 
Mais Essénine est aussi le poète de Transfiguration (novembre 1917), d'Inonia (début 1918), des Juments-Épaves (Septembre 1919), de Requiem (Août 1920) et de La Russie qui s'en va (novembre 1924), pour ne citer que ces poèmes qui, traversant la Révolution, laissent entendre une voix infiniment marginale, portant haut l'héritage S-R de Essénine, loin des "légendes paysannes" ou des poèmes de circonstances, loin aussi des images arbitraires et interchangeables des imaginistes auxquels Essénine ne se rattache que par défaut : en vérité, il y a un monde "surnaturel", paradis ou enfer ? (Klytchkov ou Boulgakov ?), ici-bas, "à peine" caché, accessible et le poète en est le messager ("aggel", le messager, l'ange, mais l'ange déchu, voir ici l'étude que Michel Niqueux consacre à Essénine, Klytchkov et l'aggelisme) d'abord plein d'espoir, puis nostalgique et désespéré. Il y a bien un tournant dans la poésie d'Essénine à l'orée des années 20 : pas le trop facile (et discutable : dès son apparition sur la scène littéraire, Essénine fut synonyme de scandale !) tournant biographique qui mênerait de l'ange au houligan, celui, plus intime, qui mène de l'espoir à la nostalgie. Lire aussi à ce sujet cet autre article de Michel Niqueux, Silence et fureur chez Esenin). Qui, hors Blok et ses Douze, haussait ainsi la voix ? Le Nuage en pantalon n'était déjà plus alors qu'un souvenir ...

Essénine le voyou, comme Fondane le dira plus tard de Rimbaud ... pour ainsi dire jumeaux, ces deux-là, des voyous aux yeux ouverts ; c'est à L'orgie parisienne ou Paris se repeuple qu'on pense en lisant Les Juments- Épaves :



Ô lâches, la voilà ! dégorgez dans les gares !
Le soleil expia de ses poumons ardents
Les boulevards qu'un soir comblèrent les Barbares.
Voilà la Cité belle assise à l'occident !

Allez ! on préviendra les reflux d'incendie,
Voilà les quais ! voilà les boulevards ! voilà
Sur les maisons, l'azur léger qui s'irradie
Et qu'un soir la rougeur des bombes étoila.

Cachez les palais morts dans des niches de planches !
L'ancien jour effaré rafraîchit vos regards.
Voici le troupeau roux des tordeuses de hanches,
Soyez fous, vous serez drôles, étant hagards !

Tas de chiennes en rut mangeant des cataplasmes,
Le cri des maisons d'or vous réclame. Volez !
Mangez ! Voici la nuit de joie aux profonds spasmes
Qui descend dans la rue, ô buveurs désolés,

Buvez ! Quand la lumière arrive intense et folle,
Foulant à vos côtés les luxes ruisselants,
Vous n'allez pas baver, sans geste, sans parole,
Dans vos verres, les yeux perdus aux lointains blancs,

Avalez, pour la Reine aux fesses cascadantes !
Écoutez l'action des stupides hoquets
Déchirants ! Écoutez, sauter aux nuits ardentes
Les idiots râleux, vieillards, pantins, laquais !

Ô cœurs de saleté, Bouches épouvantables,
Fonctionnez plus fort, bouches de puanteurs !
Un vin pour ces torpeurs ignobles, sur ces tables...
Vos ventres sont fondus de hontes, ô Vainqueurs !

Ouvrez votre narine aux superbes nausées !
Trempez de poisons forts les cordes de vos cous !
Sur vos nuques d'enfants baissant ses mains croisées
Le Poète vous dit : ô lâches, soyez fous !

Parce que vous fouillez le ventre de la Femme,
Vous craignez d'elle encore une convulsion
Qui crie, asphyxiant votre nichée infâme
Sur sa poitrine, en une horrible pression.

Syphilitiques, fous, rois, pantins, ventriloques,
Qu'est-ce que ça peut faire à la putain Paris,
Vos âmes et vos corps, vos poisons et vos loques ?
Elle se secouera de vous, hargneux pourris !

Et quand vous serez bas, geignant sur vos entrailles,
Les flancs morts, réclamant votre argent, éperdus,
La rouge courtisane aux seins gros de batailles,
Loin de votre stupeur tordra ses poings ardus !

Quand tes pieds ont dansé si fort dans les colères,
Paris ! quand tu reçus tant de coups de couteau,
Quand tu gis, retenant dans tes prunelles claires
Un peu de la bonté du fauve renouveau,

Ô cité douloureuse, ô cité quasi morte,
La tête et les deux seins jetés vers l'Avenir
Ouvrant sur ta pâleur ses milliards de portes,
Cité que le Passé sombre pourrait bénir :

Corps remagnétisé pour les énormes peines,
Tu rebois donc la vie effroyable ! tu sens
Sourdre le flux des vers livides en tes veines,
Et sur ton clair amour rôder les doigts glaçants !

Et ce n'est pas mauvais. Tes vers, tes vers livides
Ne gêneront pas plus ton souffle de Progrès
Que les Stryx n'éteignaient l'œil des Cariatides
Où des pleurs d'or astral tombaient des bleus degrés.

Quoique ce soit affreux de te revoir couverte
Ainsi ; quoiqu'on n'ait fait jamais d'une cité
Ulcère plus puant à la Nature verte,
Le Poète te dit : « Splendide est ta Beauté ! »

L'orage a sacré ta suprême poésie ;
L'immense remuement des forces te secourt ;
Ton œuvre bout, ta mort gronde, Cité choisie !
Amasse les strideurs au cœur du clairon lourd.

Le Poète prendra le sanglot des Infâmes,
La haine des Forçats, la clameur des maudits :
Et ses rayons d'amour flagelleront les Femmes.
Ses strophes bondiront, voilà ! voilà ! bandits !

Société, tout est rétabli : les orgies
Pleurent leur ancien râle aux anciens lupanars :
Et les gaz en délire aux murailles rougies
Flambent sinistrement vers les azurs blafards ! 



(Arthur Rimbaud, mai 1871)


vendredi 5 décembre 2014

Pali Meursault / Écoute la merde / Maginot aux Instants Chavirés


Trois facettes de la noise à ce programme dans le cadre du colloque Bruits organisé par l'ENS Louis Lumière (Cité du cinéma, Saint Denis).

Pali Meursault démarre bien avec ses alternances de sons "situables" ("naturels" serait assez approximatif !) et d'abrasions, puis se perd un peu au long d'une sinusoïde assez lassante.
Maginot (Paul Hegarty et Romain Perrot) se cherche un peu et donne finalement quelques beaux exemples de ce que pourrait signifier "tagging a harsh noise wall". On attend encore d'autres exemples de collaboration de Romain Perrot (cf l'excellent Vomir + Brume, par exemple).
Le meilleur moment fut sans nul doute le bref passage de Écoute la merde : une coulée d'énergie impressionnante sur laquelle on peut se laisser dériver pour en découvrir les lentes lames de fond, un exercice d'écoute quasi-méditatif comme on avait pu en expérimenter avec Liza n Eliaz il y a maintenant bien longtemps ou avec Daniel Menche, parfois. Dommage que la stabilité du matériel n'ait pas été à la mesure des assauts furieux qu'il subissait. On aurait bien aimé que la petite table bancale reste debout quelques minutes encore ! (à découvrir ici)


En rev'nant d'l'expkoons ...


(...) Cela ne convient pas même de dénoncer par un verbiage le fonctionnement du redoutable Fléau omnipotent ... l'ère a déchaîné, légitimement vu qu'en la foule ou amplification majestueuse de chacun gît abscons le rêve ! chez une multitude la conscience de sa judicature ou de l'intelligence suprême, sans préparer de circonstances neuves ni le milieu mental identifiant la scène et la salle. Toujours est-il qu'avant la célébration des poèmes étouffés dans l’œuf de quelque future coupole manquant (si une date s'accommodera de l'état actuel ou ne doit poindre, doute) il a fallu formidablement, pour l'infatuation contemporaine, ériger, entre le gouffre de vaine faim et les générations, un simulacre approprié au besoin immédiat, ou l'art officiel qu'on peut aussi appeler vulgaire : indiscutable, prêt à contenir par le voile basaltique du banal la poussée de cohue jubilant si peu qu'elle aperçoive une imagerie brute de sa divinité. Machine crue provisoire pour l'affermissement de quoi ! institution plutôt vacante et durable me convainquant par son opportunité - l'appel a été fait à tous les cultes artificiels et poncifs ; elle fonctionne en tant que les salons annuels de Peinture et de Sculpture, quand chôme l'engrenage théâtral. Faussant, à la fois, comme au rebut chez le créateur, le jet délicat et vierge et une jumelle clairvoyance directe du simple ; qui, peut-être, avaient à s'accorder encore. Héroïques soit ! artistes de ce jour, plutôt que de peindre une solitude de cloître à la torche de votre immortalité ou sacrifier devant l'idole de vous-mêmes, mettez la main à ce monument, indicateur énorme non moins que les blocs d'abstention laissés par quelques âges qui ne purent que charger le sol d'un vestige négatif considérable.

(extrait de Crayonné au théâtre, in Stéphane Mallarmé, Igitur, Divagations, Un coup de dé, Poésie Gallimard)

A quelques chose, néanmoins, Jeff Koons est bon : la parfaite humiliation qu'on ressent à être le contemporain de cette rétrospective permet de mettre une image, mieux qu'une image, un nom, en arrière-plan de la phrase de Castoriadis, "L'époque n'est pas nihiliste, elle est nulle".
Un regret toutefois : un exemplaire (légèrement modifié) du Balloon Dog urinant sur une version (miniature) du Tree de Mc Carthy, cela aurait eu de la gueule ... que fait donc le ministère de la Culture ?  


24/12 : A lire aussi, ici, et sur le même sujet, un excellent extrait de Vialatte !