jeudi 11 décembre 2014

Le grand livre du monde ...

... selon Sergeï Klytchkov (1889-1937), contemporain et ami de Essénine :

« ...Pendant ce temps le Levraut était bel et bien étendu sur la mousse sous le Gros Sapin, couvert de sa capote grise et plongé dans de vieilles, vieilles pensées.
Un staretz de noir vêtu sort de sa solitude, pleure d'amères larmes.
A sa rencontre le Seigneur Dieu vient en personne :
— Pourquoi pleures-tu, vénérable religieux,
— Pourquoi soupires-tu, religieux vénérable ?...
— Comment ne pas soupirer, moi religieux,
— Comment ne pas pleurer, moi qui suis vieux,
— J'ai laissé tomber la clé de l'église dans la mer bleue,
— J'ai perdu le livre d'or dans la sombre forêt...
Oui, faut-il croire, le livre d'or se trouve dans la forêt.
Le lisent à présent les lièvres duveteux, enfants sans raison, [...], qui feuillettent de leurs petites pattes les pages d'or : les majuscules enluminées, les fleurons et vignettes au dessin subtil et secret dansent devant eux et à l'âme ouverte et tendre de l'animal apparaît le sens celé derrière les lignes... un sens aussi majestueux que le monde à l'aube et craignant autant le regard de l'homme que le lièvre craint le renard rusé qui a flairé ses traces vaporeuses sur la rosée nocturne.
Mais peut-être les pluies ont-elles depuis longtemps délavé le livre, les vents malfaisants ont-ils déchiré les pages qui sont venues se poser en tapis de fleurs dans les clairières, tandis que les lettrines se répandaient sur la mousse [...] .
Paysannes et filles vont cueillir les baies dans la forêt et épellent ce grand livre : elles en gavent leurs petits, en donnent comme gourmandises aux vieillards qui ne savent pas que chaque année ils parcourent avec leurs petits-fils l'alphabet de la grande sagesse du monde.
Voilà pourquoi l'homme simple est empli de sagesse et pourquoi son discours est simple et fleuri ! »
 
« Car tout ce qui est secret gît sous le regard de l'homme sous forme d'objets habituels, communs, devant lesquels il passe sans s'étonner de rien, tant son œil s'est fait à tout et aussi est-il tout comme... un aveugle ! » 





 
Essénine et Klytchkov, 1918


(un extrait de Sergeï Klytchkov, Le hâbleur de Diablerets, traduit par Michel Niqueux dans son article Sergej Klyčkov et Sergej Esenin entre le symbolisme et l'aggelisme)