mercredi 10 décembre 2014

Essénine, et les autres ...


Tout ce qui était nouveau faisait l'objet de débats passionnés. Au musée Polytechnique, j'assistai à un débat sur le poème de Maïakovski, Lénine. Le poème avait été accueilli avec réserve, et non sans surprise.
- Il est encore trop tôt pour vous Vladimir Vladimirovitch, déclara Voronski dans son intervention, d'écrire des vers sur Lénine.
Il le dit sans fiel ni sarcasme, avec sympathie. Cela mit pourtant Maïakovski en fureur et il attaqua bruyamment Voronski, lequel s'était borné à interpréter la ligne du Parti sur le sujet délicat de la poésie. Voronski était le protecteur d'Essénine, Boukharine, celui de Pasternak et d'Ouchakov, Staline et Lounatcharski soutenaient Maïakovski. Et pour Maïakovski, étant donné l'appréciation ouvertement négative que Lénine portait sur son œuvre, ce soutien officiel n'était pas à négliger.
Maïakovski a été tantôt le troubadour de Staline, tantôt celui de Lounatcharski :
Lounatcharski domptera-t-il l flot du Terek
Pour frayer la route aux eaux de Borjom ? (a)
De là vient aussi l'annotation tristement célèbre que la plume de Staline traça à l'intention d'Ejov en réponse à une sollicitation de Lili Brik, à l'occasion du cinquième anniversaire de la mort du poète : "Maïakovski est le meilleur poète de notre temps et toute attitude indifférente à sa mémoire est un crime."
Lounatcharski faisait la chasse aux imaginistes, à Essénine en particulier. Sosnovski et Boukharine hurlaient aussi contre Essénine. Le problème n'est pas de savoir qui a tort, qui a raison, mais le fait qu'en l'occurrence, chacun se battait pour son spécialiste, son poète attitré.
S'étant informé de ce que valait la RAPP - aucun talent, juste des colonies de braillards - et bien qu'elle ne comportât aucun trotskiste, Staline l'a dissoute en 1932. Un peu plus tard il les fit disparaître tous : Averbakh, Kirchone, Lelevitch.
Avec l'appui de Gorki, Staline misa désormais sur d'autres spécialistes, comme Alexis Tolstoï ou Leonov. Après le suicide de Maïakovski, Staline continua à suivre de près tout ce qui concernait la poésie. Madelstram fut contraint d'écrire L'Ode, qui ne lui fut d'aucun secours et ne réussit pas à effacer le crime de sa poésie sur le Montagnard (b). Et lorsque Pasternak comprit que le baiser de Boukharine au Premier Congrès des écrivains allait le perdre, il s'empressa de composer le poème célèbre : Ce n'est pas un homme, mais un acte en personne (c). A son grand étonnement, le texte se révéla de qualité. Rien de bâclé. Mieux, on peut dire que de telles qualités rappellent le Poltava de Pouchkine. Siniavski a eu tort de ne pas inclure ces vers dans son Pasternak en un volume. C'eût été l'illustration de la capacité du poète à s'illusionner lui-même et à se mobiliser entièrement sur simple commande venue d'en haut. Il n'en fut pas de même pour Essénine. Toutes les tentatives de Voronski et de Tchaguine pour s'attacher le poète n'ont abouti qu'au cycle consternant des vers de Bakou et, indirectement, au suicide par pendaison à l'Astoria. En ces matières, seul compte le résultat, rien que le résultat. Si c'est bon - tant mieux.

(a) Le Terek, torrent du Caucase aux eaux tumultueuses chanté par les poètes, était le lieu où Maïakovski avait passé son enfance. Staline lui, avait grandi près d'un affluent de la Koura, en Géorgie, d'où l'on tirait le Borjom, une eau minérale très appréciée. La région autonome du terek fut, en 1921, l'objet d'une cruelle répression de Staline, alors commissaire aux Nationalités.
(b) Chalamov fait allusion aux vers satiriques de Mandelstam sur Staline qui signèrent sa condamnation en 1934. Poussé par les siens, le poète tenta à contrecœur, et sans succès, de se réhabiliter en écrivant un poème que toute l'intelligentsia surnomma "L'Ode à Staline".
(c) Le poème de Pasternak, L'Artiste, figure dans le recueil Les Trains du petit jour. {NDLC : bizarre, bizarre, ma mémoire doit me jouer des tours mais je ne me souviens pas de cela dans le poème L'artiste ... à vérifier !}




(in Varlam Chalamov, Les années vingt, traduit et annoté par Christiane Loré avec la collaboration de Nathalie Pighetti-Harrison, Verdier)





Essénine, poète sans histoire, poète paysan, poète de l'enfance toujours ressurgie, "rossignol obscène" (un qualificatif émanant du Proletkult, mais de qui ?), Essénine ivrogne, Essénine houligan, Essénine et Klouiev, Essénine et Marienhof, Essénine et Isidora etc. Tout cela est connu ; tout cela est vrai, sans doute. 
Mais Essénine est aussi le poète de Transfiguration (novembre 1917), d'Inonia (début 1918), des Juments-Épaves (Septembre 1919), de Requiem (Août 1920) et de La Russie qui s'en va (novembre 1924), pour ne citer que ces poèmes qui, traversant la Révolution, laissent entendre une voix infiniment marginale, portant haut l'héritage S-R de Essénine, loin des "légendes paysannes" ou des poèmes de circonstances, loin aussi des images arbitraires et interchangeables des imaginistes auxquels Essénine ne se rattache que par défaut : en vérité, il y a un monde "surnaturel", paradis ou enfer ? (Klytchkov ou Boulgakov ?), ici-bas, "à peine" caché, accessible et le poète en est le messager ("aggel", le messager, l'ange, mais l'ange déchu, voir ici l'étude que Michel Niqueux consacre à Essénine, Klytchkov et l'aggelisme) d'abord plein d'espoir, puis nostalgique et désespéré. Il y a bien un tournant dans la poésie d'Essénine à l'orée des années 20 : pas le trop facile (et discutable : dès son apparition sur la scène littéraire, Essénine fut synonyme de scandale !) tournant biographique qui mênerait de l'ange au houligan, celui, plus intime, qui mène de l'espoir à la nostalgie. Lire aussi à ce sujet cet autre article de Michel Niqueux, Silence et fureur chez Esenin). Qui, hors Blok et ses Douze, haussait ainsi la voix ? Le Nuage en pantalon n'était déjà plus alors qu'un souvenir ...

Essénine le voyou, comme Fondane le dira plus tard de Rimbaud ... pour ainsi dire jumeaux, ces deux-là, des voyous aux yeux ouverts ; c'est à L'orgie parisienne ou Paris se repeuple qu'on pense en lisant Les Juments- Épaves :



Ô lâches, la voilà ! dégorgez dans les gares !
Le soleil expia de ses poumons ardents
Les boulevards qu'un soir comblèrent les Barbares.
Voilà la Cité belle assise à l'occident !

Allez ! on préviendra les reflux d'incendie,
Voilà les quais ! voilà les boulevards ! voilà
Sur les maisons, l'azur léger qui s'irradie
Et qu'un soir la rougeur des bombes étoila.

Cachez les palais morts dans des niches de planches !
L'ancien jour effaré rafraîchit vos regards.
Voici le troupeau roux des tordeuses de hanches,
Soyez fous, vous serez drôles, étant hagards !

Tas de chiennes en rut mangeant des cataplasmes,
Le cri des maisons d'or vous réclame. Volez !
Mangez ! Voici la nuit de joie aux profonds spasmes
Qui descend dans la rue, ô buveurs désolés,

Buvez ! Quand la lumière arrive intense et folle,
Foulant à vos côtés les luxes ruisselants,
Vous n'allez pas baver, sans geste, sans parole,
Dans vos verres, les yeux perdus aux lointains blancs,

Avalez, pour la Reine aux fesses cascadantes !
Écoutez l'action des stupides hoquets
Déchirants ! Écoutez, sauter aux nuits ardentes
Les idiots râleux, vieillards, pantins, laquais !

Ô cœurs de saleté, Bouches épouvantables,
Fonctionnez plus fort, bouches de puanteurs !
Un vin pour ces torpeurs ignobles, sur ces tables...
Vos ventres sont fondus de hontes, ô Vainqueurs !

Ouvrez votre narine aux superbes nausées !
Trempez de poisons forts les cordes de vos cous !
Sur vos nuques d'enfants baissant ses mains croisées
Le Poète vous dit : ô lâches, soyez fous !

Parce que vous fouillez le ventre de la Femme,
Vous craignez d'elle encore une convulsion
Qui crie, asphyxiant votre nichée infâme
Sur sa poitrine, en une horrible pression.

Syphilitiques, fous, rois, pantins, ventriloques,
Qu'est-ce que ça peut faire à la putain Paris,
Vos âmes et vos corps, vos poisons et vos loques ?
Elle se secouera de vous, hargneux pourris !

Et quand vous serez bas, geignant sur vos entrailles,
Les flancs morts, réclamant votre argent, éperdus,
La rouge courtisane aux seins gros de batailles,
Loin de votre stupeur tordra ses poings ardus !

Quand tes pieds ont dansé si fort dans les colères,
Paris ! quand tu reçus tant de coups de couteau,
Quand tu gis, retenant dans tes prunelles claires
Un peu de la bonté du fauve renouveau,

Ô cité douloureuse, ô cité quasi morte,
La tête et les deux seins jetés vers l'Avenir
Ouvrant sur ta pâleur ses milliards de portes,
Cité que le Passé sombre pourrait bénir :

Corps remagnétisé pour les énormes peines,
Tu rebois donc la vie effroyable ! tu sens
Sourdre le flux des vers livides en tes veines,
Et sur ton clair amour rôder les doigts glaçants !

Et ce n'est pas mauvais. Tes vers, tes vers livides
Ne gêneront pas plus ton souffle de Progrès
Que les Stryx n'éteignaient l'œil des Cariatides
Où des pleurs d'or astral tombaient des bleus degrés.

Quoique ce soit affreux de te revoir couverte
Ainsi ; quoiqu'on n'ait fait jamais d'une cité
Ulcère plus puant à la Nature verte,
Le Poète te dit : « Splendide est ta Beauté ! »

L'orage a sacré ta suprême poésie ;
L'immense remuement des forces te secourt ;
Ton œuvre bout, ta mort gronde, Cité choisie !
Amasse les strideurs au cœur du clairon lourd.

Le Poète prendra le sanglot des Infâmes,
La haine des Forçats, la clameur des maudits :
Et ses rayons d'amour flagelleront les Femmes.
Ses strophes bondiront, voilà ! voilà ! bandits !

Société, tout est rétabli : les orgies
Pleurent leur ancien râle aux anciens lupanars :
Et les gaz en délire aux murailles rougies
Flambent sinistrement vers les azurs blafards ! 



(Arthur Rimbaud, mai 1871)