lundi 25 avril 2016

Le syndrôme des trois faisans


N'en déplaise à maître Finkielkraut, sa mésaventure de la place de la République ne m'évoque rien de l'ordre de la purification ou de la Zerstörung ; non décidément, c'est à travers Brel qu'il convient d'analyser cet épisode malheureux, la chanson Les Bourgeois (1961), bien sûr : 




Le cœur bien au chaud
Les yeux dans la bière
Chez la grosse Adrienne de Montalant
Avec l'ami Jojo
Et avec l'ami Pierre
On allait boire nos vingt ans
Jojo se prenait pour Voltaire
Et Pierre pour Casanova
Et moi moi qui étais le plus fier
Moi moi je me prenais pour moi
Et quand vers minuit passaient les notaires
Qui sortaient de l'hôtel des "Trois Faisans"
On leur montrait notre cul et nos bonnes manières
En leur chantant

Les bourgeois c'est comme les cochons
Plus ça devient vieux plus ça devient bête
Les bourgeois c'est comme les cochons
Plus ça devient vieux plus ça devient...

 

Le cœur bien au chaud
Les yeux dans la bière
Chez la grosse Adrienne de Montalant
Avec l'ami Jojo
Et avec l'ami Pierre
On allait brûler nos vingt ans
Voltaire dansait comme un vicaire
Et Casanova n'osait pas
Et moi moi qui restait le plus fier
Moi j'étais presque aussi saoul que moi
Et quand vers minuit passaient les notaires
Qui sortaient de l'hôtel des "Trois Faisans"
On leur montrait notre cul et nos bonnes manières
En leur chantant

Les bourgeois c'est comme les cochons
Plus ça devient vieux plus ça devient bête
Les bourgeois c'est comme les cochons
Plus ça devient vieux plus ça devient...


Le cœur au repos
Les yeux bien sur terre
Au bar de l'hôtel des "Trois Faisans"
Avec maître Jojo
Et avec maître Pierre
Entre notaires on passe le temps
Jojo parle de Voltaire
Et Pierre de Casanova
Et moi moi qui suis resté le plus fier
Moi moi je parle encore de moi
Et c'est en sortant vers minuit Monsieur le Commissaire
Que tous les soirs de chez la Montalant
De jeunes "peigne-culs" nous montrent leur derrière
En nous chantant

Les bourgeois c'est comme les cochons
Plus ça devient vieux et plus ça devient bête
Disent-ils Monsieur le commissaire
Les bourgeois
Plus ça devient vieux et plus ça devient...




mardi 19 avril 2016

Crôassance ?



Lannion (22) - 19-04-2016



mercredi 6 avril 2016

W ou le souvenir d'enfance -- Georges Perec (1936 - 1982)




La seule machinerie implacable de W ou le souvenir d'enfance ouvre un ensemble foisonnant de niveaux de lecture, ensemble qui se diversifie encore par les résonances avec les autres œuvres de Perec ; on n'ose parler de W comme d'une œuvre matricielle : le terme serait ici indélicat. Alors disons œuvre "focale". 

Ainsi ce passage du chapitre IV:

Mon enfance fait partie de ces choses dont je ne sais pas grand chose. Elle est derrière moi, pourtant, elle est le sol sur lequel j'ai grandi, elle m'a appartenu, quelle que soit ma ténacité à affirmer qu'elle ne m'appartient plus. J'ai longtemps chercher à détourner ou à masquer ces évidences , m'enfermant dans le statut inoffensif de l'orphelin, de l'inengendré, du fils de personne. Mais l'enfance n'est ni nostalgie, ni terreur, ni paradis perdu, ni Toison d'Or, mais peut-être horizon, point de départ, coordonnées à partir desquelles les axes de ma vie pourront trouver leur sens. Même si je n'ai pour étayer mes souvenirs improbables que le secours de photos jaunies, de témoignages rares et de documents dérisoires, je n'ai pas d'autre choix que d'évoquer ce que trop longtemps j'ai nommé l'irrévocable ; ce qui fut, ce qui s'arrêta, ce qui fut clôturé : ce qui fut, sans doute, pour aujourd'hui ne plus être, mais ce qui fut aussi pour que je sois encore.


Là, au milieu du texte, "ce qui fut clôturé" m'arrête ; cela me renvoie au titre (énigmatique, vraiment ?) du recueil de poèmes La Clôture ; recueil qui, comme W, est séparé en deux parties égales par la suspension : (...) au milieu d'une page blanche, en regard d'une page vierge.

Et comment ne pas penser qu'à un certain niveau de lecture il faut relier la grande plongée dans l'organisme géant et souterrain qui se manifeste en surface au 11 rue Simon-Crubellier (chapitre LXXIV de La Vie mode d'emploi) et la plongée finale de l'avant dernier chapitre de W :




XXXVI


L'Athlète W n'a guère de pouvoir sur sa vie. Il n'a rien à attendre du temps qui passe. Ni l'alternance du jour et des nuits ni le rythme des saisons ne lui seront d'aucun secours. Il subira avec une égale rigueur le brouillard de la nuit d'hiver, les pluies glaciales du printemps, la chaleur torride des après-midi d'été. Sans doute peut-il attendre de la Victoire qu'elle améliore son sort : mais la Victoire est si rare, et si souvent dérisoire ! La vie de l'Athlète W n'est qu'un effort acharné, incessant, la poursuite exténuante et vaine de cet instant illusoire où le triomphe pourra apporter le repos. Combien de centaines, combien de milliers d'heures écrasantes pour une seconde de sérénité, une seconde de calme ? Combien de semaines, combien de mois d'épuisement pour une heure de détente ?

Courir. Courir sur les cendres, courir dans les marais, courir dans la boue. Courir, sauter, lancer les poids. ramper. S'accroupir, se relever. Se relever, s'accroupir. Très vite, de plus en plus vite. Courir en rond, se jeter à terre, ramper, se relever, courir. Rester debout, au garde-à-vous, des heures, des jours, des jours et des nuits. A plat ventre ! debout ! Habillez-vous ! Déshabillez-vous ! Habillez-vous ! Déshabillez-vous ! Courez ! Sautez ! Rampez ! A genoux !

Immergé dans un monde sans frein, ignorant des Lois qui l'écrasent, tortionnaire ou victime de ses compagnons sous le regard ironique et méprisant de ses Juges, l'Athlète W ne sait pas où sont ses véritables ennemis, ne sait pas qu'il pourrait remporter, la seule qui le délivrerait. Mais sa vie et sa mort lui semblent inéluctables, inscrites une fois pour toutes dans un destin innommable.

Il y a deux mondes, celui des Maîtres et celui  des esclaves. Les Maîtres sont inaccessibles et les esclaves s'entre-déchirent. Mais même cela, l'Athlète W ne le sait pas. Il préfère croire à son Etoile. Il attend que la chance lui sourie. Un jour, les Dieux seront avec lui, il sortira le bon numéro, il sera celui que le hasard élira pour amener jusqu'au brûloir central la Flamme olympique, ce qui, lui donnant le grade de Photophore officiel, le dispensera à jamais de toute corvée, lui assurera, en principe, une protection permanente. Et il semble bien que toute son énergie soit consacrée à cette seule attente, à ce seul espoir d'un misérable miracle qui lui permettra d'échapper aux coups, au fouet, à l'humiliation, à la peur. L'un des traits ultimes de la société W est que l'on y interroge sans cesse le destin : avec de la mie de pain longtemps pétrie, les Sportifs se fabriquent des osselets, des petits dés. Ils interprètent le passage des oiseaux, la forme des nuages, des flaques, la chute des feuilles. Ils collectionnent les talismans : une pointe de la chaussure d'un Champion olympique, un ongle de pendu. Des jeux de cartes ou de tarots circulent dans les chambrées : la chance décide du partage des paillasses, des rations et des corvées. Tout un système de paris clandestins, que l'Administration contrôle en sous-main par l'intermédiaire de ses petits officiels, accompagne les Compétitions. Celui qui donne dans l'ordre, les numéros matricules des trois premiers d'une Epreuve olympique a droit à tous leurs privilèges ; celui qui les donne dans le désordre est invité à partager leur repas de triomphe.

Les orphéons aux uniformes chamarrés jouent L'Hymne à la joie. Des milliers de colombes et de ballons multicolores sont lâchés dans le ciel. Précédés d'immenses étendards aux anneaux entrelacés que le vent fait claquer, les Dieux du Stade pénètrent sur les pistes, en rangs impeccables, bras tendus vers les tribunes officielles où les grands Dignitaires W les saluent.

Il faut les voir, ces Athlètes qui, avec leurs tenues rayées, ressemblent à des caricatures de sportifs 1900, s'élancer coudes au corps, pour un sprint grotesque. Il faut voir ces lanceurs dont les poids sont des boulets, ces sauteurs dont les chevilles sont entravées, ces sauteurs en longueur qui retombent lourdement dans une fosse remplie de purin. Il faut voir ces lutteurs enduits de goudron et de plume, il faut voir ces coureurs de fond sautillant à cloche-pied ou à quatre pattes, il faut voir ces rescapés du marathon, éclopés, transis, trottinant entre deux haies de Juges armés de verges et de gourdins, il faut les voir, ces Athlètes squelettiques, au visage terreux, à l'échine toujours courbée, ces crânes chauves et luisants, ces yeux pleins de panique, ces plaies purulentes, toutes ces marques indélébiles d'une humiliation sans fin, d'une terreur sans fond, toutes ces preuves administrées chaque heure, chaque jour, chaque seconde, d'un écrasement conscient, organisé, hiérarchisé, il faut voir fonctionner cette machine énorme dont chaque rouage participe, avec une efficacité implacable, à l'anéantissement systématique des hommes, pour ne plus trouver surprenante la médiocrité des performances enregistrées : le 100 mètres se court en 23"4, le 200 mètres en 51" ; le meilleur sauteur n'a jamais dépassé 1,30 m.


*


Celui qui pénètrera un jour dans la Forteresse n'y trouvera d'abord qu'une succession de pièces vides, longues et grises. Le bruit de ses pas résonnant sous les hautes voûtes bétonnées lui fera peur, mais il faudra qu'il poursuive longtemps son chemin avant de découvrir, enfouis dans les profondeurs du sol, les vestiges souterrains d'un monde qu'il croira avoir oublié : des tas de dents en or, d'alliances, de lunettes, des milliers et des milliers de vêtements en tas, des fichiers poussiéreux, des stocks de savon de mauvaise qualité ...


mardi 5 avril 2016

ULCERATIONS -- Georges Perec (1936 - 1982)




Un exercice OuLiPien : tous les vers du poème font onze lettres et sont anagrammes de ESARTINULOC (les onze lettres les plus fréquentes de la langue française, ici en ordre de fréquence décroissante).
C'est par ce recueil que j'ai découvert Perec ; je me souviens encore d'avoir passé un après-midi entier à la FNAC Wagram, à déchiffrer incrédule cette preuve que "Ce qui n'est pas confirmé par le hasard n'a aucune validité." (Hans Bellmer).


La Cathédrale, Hans Bellmer, 1940



Pour un commentaire sur cette contrainte dans le contexte de la traduction, voir l'article de Jany Berretti, Pour la traduction expérimentale.

La Vie mode d'emploi -- Georges Perec (1936 - 1982)


Le luxuriant fouillis de La Vie mode d'emploi m'a toujours un peu rebuté ; je lui préfère le poli de miroir des Choses - qui parle si bien de nous, critique sans concession qui ne hausse jamais la voix - ou l'engrenage cruel et grinçant de W ou le souvenir d'enfance - qui parle si bien de lui, du manque et de l'écriture ; l'énigme de La Clôture aussi. Il y a toutefois un chapitre dont je ne me lasse pas :




Sans Titre, Zdzisław Beksiński




CHAPITRE LXXIV

Machinerie de l'ascenseur, 2



Parfois il imaginait que l'immeuble était comme un iceberg dont les étages et les combles auraient constitué la partie visible. Au delà du premier niveau des caves auraient commencé les masses immergées : des escaliers aux marches sonores qui descendraient en tournant sur eux-mêmes, de longs corridors carrelés avec des globes lumineux protégés par des treillis métalliques et des portes de fer marquées de têtes de mort et d'inscriptions au pochoir, des monte-charges aux parois rivetées, des bouches d'aération équipées d'hélices énormes et immobiles, des tuyaux d'incendie en toile métallisée, gros comme des troncs d'arbres, branchées sur des vannes jaunes d'un mètre de diamètre, des puits cylindriques creusés à même le roc, des galeries bétonnées percées de place en place de lucarnes de verre dépoli, des réduits, des soutes, des casemates, des salles de coffres équipées de portes blindées.
Plus bas il y aurait comme des halètements de machines et des fonds éclairés par instant de lueurs rougeoyantes. Des conduits étroits s'ouvriraient sur des salles immenses, des halls souterrains hauts comme des cathédrales, aux voûtes surchargées de chaînes, de poulies, de câbles, de tuyaux, de canalisations, de poutrelles, avec des plates-formes mobiles fixées sur des vérins d'acier luisants de graisse, et des carcasses en tubes et en profilés dessinant des échafaudages gigantesques au sommet desquels des hommes en costume d'amiante, le visage recouvert de grands masques trapézoïdaux feraient jaillir d'intenses éclairs d'arcs électriques.
Plus bas encore il y aurait des silos et des hangars, des chambres froides, des mûrisseries, des centres de tri postaux et des gares de triage avec des postes d'aiguillage et des locomotives à vapeur tirant des trucks et des plates-formes, des wagons plombés, des containers, des wagons-citernes, et des quais couverts de marchandises entassées, des piles de bois tropicaux, des ballots de thé, des sacs de riz, des pyramides de briques et de parpaings, des rouleaux de barbelés, des tréfilés, des cornières, des lingots, des sacs de ciment, des barils et des barriques, des cordages, des jerrycans, des bonbonnes de gaz butane.
Et plus loin encore des montagnes de sable, de gravier, de coke, de scories, de ballast, des bétonneuses, des crassiers, et des puits de mine éclairés par des projecteurs à la lumière orange, des réservoirs, des usines ) gaz, des centrales thermiques, des derricks, des pompes, des pylônes de haute tension, des transformateurs, des cuves, des chaudières hérissées de tubulures, de manettes et de compteurs ;

et des docks grouillant de passerelles, de ponts roulants et de grues, des treuils aux filins tendus comme des nerfs transportant des bois de placage, des moteurs d'avion, des pianos de concerts, des sacs d'engrais, des balles de fourrage, des billards, des moissonneuses-batteuses, des roulements à billes, des caisses de savon, des tonneaux de bitume, des meubles de bureau, des machines à écrire, des bicyclettes ;

et plus bas encore des systèmes d'écluses et de bassins, des canaux parcourus par des trains de péniches chargées de blé et de coton, et des gares routières sillonnées de camions de marchandises, des corrals pleins de chevaux noirs piaffant, des parcs de brebis bêlantes et de vaches grasses, des montagnes de cageots gonflés de fruits et légumes, des colonnes de meules de gruyère et de port-salut, des enfilades de demi-bêtes aux yeux vitreux, pendues à des crocs de bouchers, des amoncellements de vases, de poteries et de fiasques clissées, des cargaisons de pastèques, des bidons d'huile d'olive, des tonneaux de saumure, et des boulangeries géantes avec des mitrons torse nu, en pantalon blanc, sortant des fours des plaques brûlantes garnies de milliers de pains aux raisins, et des cuisines démesurées avec des bassines grosses comme des machines à vapeur débitant par centaines des portions de ragoût graisseuses versées dans des grands plats rectangulaires ;

et plus bas encore des galeries de mine avec de vieux chevaux aveugles tirant des wagonnets de minerai et les lentes processions des mineurs casqués ; et des boyaux suintants étayés de madriers gonflés d'eau qui mèneraient vers des marches luisantes au bas desquelles clapoterait une eau noirâtre ; des barques à fond plat, des bachots lestés de tonneaux vides, navigueraient sur ce lac sans lumière, surchargés de créatures phosphorescentes transportant inlassablement d'une rive à l'autre des paniers de linge sale, des lots de vaisselle, des sacs à dos, des paquets de carton fermés avec des bouts de ficelle ; des bacs emplis de plantes vertes malingres, des bas-reliefs d'albâtre, des moulages de Beethoven, des fauteuils Louis XIII, des potiches chinoises, des cartons à tapisserie représentant Henri III et ses mignons et train de jouer au bilboquet, des suspensions encore garnies de leurs papiers tue-mouches, des meubles de jardins, des couffins d'oranges, des cages à oiseaux vides, des descentes de lit, des bouteilles thermos ;

plus bas recommenceraient les enchevêtrements de conduites, de tuyaux et de gaines, les dédales des égouts, des collecteurs et des ruelles, les étroits canaux bordés de parapets de pierres noires, les escaliers sans garde-fou surplombant le vide, toute une géographie labyrinthique d'échoppes et d'arrière-cours, de porches et de trottoirs, d'impasses et de passages, toute une organisation urbaine verticale et souterraine avec ses quartiers, ses districts et ses zones : la cité des tanneurs avec leurs ateliers aux odeurs infectes, leurs machines souffreteuses aux courroies fatiguées, leurs entassements de cuirs et de peaux, leurs bacs remplis de substances brunâtres ; les entrepôts des démolisseurs avec leurs cheminées de marbre et de stuc, leurs bidets, leurs baignoires, leurs radiateurs rouillés, leurs statues de nymphes effarouchées, leurs lampadaires, leurs bancs publics ; la ville des ferrailleurs, des chiffonniers et des puciers, avec leurs amoncellements de guenilles, leurs carcasses de voitures d'enfant, leurs ballots de battle-dresses, de chemises défraichies, de ceinturons et de rangers, leurs fauteuils de dentiste, leurs stocks de vieux journaux, de montures de lunettes, de porte-clés; de bretelles, de dessous-de-plat à musique, d'ampoules électriques, de laryngoscope, de cornues, de flacons à tubulure latérale et de verreries variées ; la halle aux vins avec ses montagnes de bonbonnes et de bouteilles cassées, ses foudres effondrés, ses citernes, ses cuves, ses casiers ; la ville des éboueurs avec ses poubelles renversées laissant s'échapper des croûtes de fromage, des papiers gras, des arêtes de poisson, des eaux de vaisselle, des restes de spaghetti, des vieux bandages, avec ses monceaux d'immondices charriés sans fin par des bulldozers gluants, ses squelettes de machines à laver, ses pompes hydrauliques, ses tubes cathodiques, ses vieux appareils de T.S.F., ses canapés perdant leur crin ; et la ville administrative, avec ses quartiers généraux grouillant de militaires aux chemises impeccablement repassées déplaçant  des petits drapeaux sur des cartes du monde ; avec ses morgues de céramique peuplées de gangsters nostalgiques et de noyées blanches aux yeux grands ouverts ; avec ses salles d'archives remplies de fonctionnaires en blouse grise compulsant à longueur de journée des fiches d'état civil ; avec ses centraux téléphoniques alignant sur des kilomètres des standardistes polyglottes, avec ses salles des machines aux téléscripteurs crépitants, aux ordinateurs débitant à la seconde des liasses de statistiques, des feuilles de paye, des fiches de stock, des bilans , des relevés, des quittances, des états néants ; avec ses mange-papier et ses incinérateurs engloutissant sans fin des monceaux de formulaires périmés, des coupures de presse entassées dans des chemises brunes, des registres reliés de toile noire couverts d'une fine écriture violette ;

et, tout en bas, un monde de cavernes aux parois couvertes de suie, un monde de cloaques et de bourbiers, un monde de larves et de bêtes, avec des êtres sans yeux trainant des carcasses d'animaux, et des monstres démoniaques à corps d'oiseau, de porc ou de poisson, et des cadavres séchés, squelettes revêtus d'une peau jaunâtre, figés dans une pose de vivants, et des forges peuplées de Cyclopes hébétés, vêtus de tabliers de cuir noir, leur œil unique protégé par un verre bleu serti dans du métal, martelant de leurs masses d'airain des boucliers étincelants.