Un conte voltairien qui sera bien utile à tous ceux qui ne voient pas bien ce qui a bien pu changer, du bon vieil équilibre général walrassien à nos économies financiarisées : l'auteur y relate la fictive et drôlatique mission de Jim Happystone, économiste distingué du MIT, en charge de conduire la simplissime économie mono-produit de l'île des Toambapiks (lundi, des taros, mardi, des taros, mercredi, des taros etc) vers le paradis de la diversification (taros, ignames, patates douces et pousses de bambous, on ne se refuse rien !).
Dans ses meilleurs moments, le récit semble emprunter à Nigel Barley (il est vrai qu'Happystone est secondé dans sa mission par un ethnologue traducteur nommé Bougainville !) et la lecture est très agréable, à l'exception de l'introduction inexplicablement rédigée en forme de quatrième de couverture et dont le "flash forward" constitue une vraie faute de goût : un conte est un conte, si on veut commencer par raconter la fin, il faut avoir une autre construction en tête que le récit linéaire !
Ce plaisir de lecture est d'autant mieux venu que le propos n'est pas forcément évident et la réussite du livre est d'inciter son lecteur à toujours vérifier par le calcul la répartition des différents flux.
On voit donc les Toambapiks passer d'une économie à deux groupes d'acteurs (travailleurs / propriétaires ; Happystone arrive après le stade d'accumulation primitive du capital !) et un seul produit où le produit de la vente ne peut excéder le total des salaires versés sur la période (la description de la fixation du prix du travail par la grandiose cérémonie du walras réjouira ceux qui n'apprécient pas la présentation mathématique de la Théorie Générale ...) à une économie multi-partite diversifiée (travailleurs, propriétaires, entrepreneurs et même, sur la fin, rentiers) qui illustre le célèbre raccourci de Kalecki, "Les travailleurs dépensent ce qu'ils gagnent, les capitalistes gagnent ce qu'ils dépensent", non sans être passés par le stade paradoxal où les propriétaires constatent avec dépit que l'introduction de la monnaie, si elle simplifie la diversification, fait, ô horreur, disparaître le profit !
Le grand mérite de ce livre est là, fournir (enfin !) un apologue kaleckien à la hauteur des fables sur le troc (voir Polanyi et tant d'autres sur le caractère résolument irréaliste de ces "évidences" anthropologiques (*)) et l'équilibre walrassien qui encombraient (encombrent encore ? je ne saurais, mes études d'économie datent un peu) l'enseignement de la Théorie Générale.
(*) Est-il nécessaire de préciser que les présupposés qui sous-tendent la vie des Toambapiks ne relèvent pas, eux non plus, de l'anthropologie ? C'est un danger de ce livre que de trop donner à prendre son sous-titre à la lettre : si le début est explicitement de l'ordre de la fable, le style évolue au fil du livre , s'éloignant de la fiction pour finir sur une note ouvertement réaliste. Danger mineur au demeurant mais dont il faut se défendre aussi, comme il faut se défendre des évidences de la fable des abeilles ou de l'île des chèvres ! Après tout, l'ensemble du livre est inscrit , comme si cela relevait de l'évidence, sous le signe d'une théorie strictement marginaliste de la formation des prix.
On regrettera que le chapitre final sur la dérive financière de l'économie des Toambapiks n'ait pas été un peu plus développé ; l'introduction puis le détournement du dividende par une catégorie d'anciens propriétaires restés influents (les retraités des Toambapiks) et ses conséquences (le profit sans l'accumulation) aurait mérité un traitement un peu plus ample : le blocage du processus de concurrence pour réguler le niveau des dividendes par le départ simultané d'une classe d'âge (pléthorique ? Nous ne savons rien d'un baby-boom chez les Toambapiks mais on peut le supposer ...) de propriétaires, cette transformation quasi-instantanée en rentiers d'une part importante des investisseurs qui synchronise le niveau des dividendes et bloque toute concurrence sur ce domaine aurait vraiment mérité un développement supplémentaire.
C'est néanmoins déjà un tour de force que d'amener le lecteur à saisir les tenants et les aboutissants de la loi de Kalecki et de montrer, en particulier, que cette loi peut expliquer une période d' "âge d'or" sans en garantir la pérennité : à partir du moment où, en l'absence de rupture technologique, l'investissement paraît ne plus pouvoir être aussi rentable qu'auparavant (à quoi bon une cinquantième binette par champ de taro ?), celui-ci baisse et cette baisse de l'investissement se traduit en une baisse des profits,un ralentissement de l'activité et l'apparition chez les Toambapiks du chômage involontaire. Où l'on retrouve une excellente discussion sur l'absence de lien entre inflation et chômage (le devenir-horizontal horizontal de la courbe de Phillips !) : l'inflation est le produit du dérapage des anticipations salariales des travailleurs au cours de la fin de l'âge d'or et du ralentissement des gains de productivité ; le chômage est la conséquence de la diminution des investissements des capitalistes et la lutte contre l'inflation ne fait qu'aggraver les choses.
Voila un livre que tous ceux qui souhaitent enseigner l'économie "autrement" vont pouvoir utiliser !
Ouvrage publié aux éditions Raisons d'agir, comme l'avait été le précédent, Pas de pitié pour les gueux, Sur les théories économiques du chômage, qui mettait à nu, ou plutôt formulait en langage courant, ce qui suffit amplement, les effarants présupposés des théoriciens néo-libéraux du marché du travail, toujours handicapé d'innombrables rigidités qu'il convient d'assouplir ou de briser, et de son tant célébré "non-accelerating inflation rate unemployment" (NAIRU pour les intimes).
Un autre compte-rendu du livre, ici.