jeudi 1 avril 2010

Sabbataï Tsévi - Le messie mystique (1626-1676) -- Gershom Scholem




Pour ce qui est des justes récriminations contre mon usage immodéré de la photocopieuse, voir ici, merci.

Ainsi se termine le livre de Gershom Scholem consacré à l'étonnante figure de Sabbataï Tsévi, "messie mystique" dont la prédication puis l'apostasie mit en ébullition l'ensemble du monde juif de la fin du XVIIème siècle.


En dépit de ses quelques 900 pages et de sa louable ambition didactique, il est prudent de réviser quelques fondamentaux du judaïsme avant de se lancer ; ainsi, le sens des dates majeures du calendrier est considéré comme connu et mieux vaut avoir en tête (ou à portée de main) ce que signifient Pourim, Souccot ou Tevet, Tamouz (inutile toutefois de se perdre dans les détails ! Wikipedia suffira ...) pour suivre certains passages et saisir en quoi certaines "innovations" liturgiques de Sabbataï paraissaient si choquantes !

Une fois muni de ce viatique, on peut s'embarquer dans le livre, le reste des éléments nécessaires à sa compréhension sont fournis au fur et à mesure de façon très pédagogique, en particulier la section relative à la présentation des caractéristiques principales de la cabale lourianique.

Les pages ci-dessous, situées vers le milieu du livre, au point de bascule qui sépare la montée générale du mouvement messianique de son reflux turbulent après l'apostasie, précisent le point de vue de Scholem sur le succès du mouvement, à savoir la combinaison
- d'une attente messianique "populaire" (potentiellement à caractère socialement révolutionnaire), exacerbée dans l'univers ashkénaze par les pogroms de 1648-1658 en Pologne liés à la révolte ukrainienne à la tête de laquelle se trouvaient des cosaques de Bogdan Chmielnicki (qui est considéré comme un héros national de l'Ukraine et possède sa statue à Kiev ; Scholem ne rentre pas dans l'histoire de ces pogroms qui constituent en quelque sorte la fin d'un "âge d'or" du judaïsme en Pologne) ;
- d'une interprétation savante de l'expulsion d'Espagne (décret d'Alhambra, 31 mars 1492) par la cabale lourianique qui préparait l'acceptation des éléments doctrinaux les plus révolutionnaires par une large frange des savants.

Scholem situe la clé du succès de ce mouvement dans cette combinaison des deux mouvements révolutionnaires, populaire et savant, social et doctrinal.





Pour ce qui est des justes récriminations contre mon usage immodéré de la photocopieuse, voir ici, merci.


Le livre n'est pas un aride exposé théorique ; c'est aussi une passionnante galerie de portraits des principaux protagonistes, Sabbataï, le "messie malgré lui", souffrant de trouble bipolaire, tantôt "illuminé", tantôt "occulté", Nathan, le prophète qui confirme à Sabbataï sa messianité et élabore l'ensemble de la doctrine savante, les différents fidèles et les adversaires, dont Sasportas, autre figure impressionnante. Il révèle une communauté répartie sur toute l'Europe, étroitement connectée par des réseaux serrés de correspondances dont le livre (et les notes de bas de page ... que j'avoue n'avoir pas toutes lues !) démêle l'interminable écheveau.

Le livre fait aussi apparaître certains parallélismes entre sabbataïsme et christianisme : la question du paradoxe d'un messie apparemment vaincu (apostat ou crucifié, la première variante étant nettement plus difficile à expliquer car s'étendant dans la durée), l'attente déçue de la descente toujours remise à plus tard du royaume, les rôles de Paul et Nathan dans la constitution du coprs doctrinal, le recours final à la Grande Occultation (Sabbataï aussi est supposé avoir été élevé dans les sphères trois jours après sa mort), le repliement sectaire des fidèles (la secte Dünmeh (Dönme), sorte de marranisme à l'intérieur du monde musulman, portera l'héritage du sabbataïsme) ...

Comme le souligne Scholem, il n'est pas nécessaire d'invoquer une "contamination" chrétienne pour expliquer ces parallélismes ; la dynamique d'un mouvement messianique ne laisse pas tant de formes possibles pour son développement. Les botanistes connaissent bien cela, sous le nom d' "évolution convergente" : si certaines euphorbes et certains cactus se ressemblent tant, c'est parce que ces deux espèces fort différentes ont trouvé des solutions analogues pour prospérer dans des milieux de même nature. Et puis, les traditions préfèrent toujours revendiquer leur pureté ... même en matière d'hérésie !

Certains travaux de Scholem sur les liens éventuels entre la gnose et la cabale ont donné lieu à un ré-examen par Moshe Idel en particulier (voir La Cabale : nouvelles perspectives aux éditions du Cerf). Dans ce livre, cela n'apparaît guère ; au contraire, Scholem souligne le caractère anormalement dualiste de certaines interprétations de Nathan par rapport à la tradition.


Curieusement, c'est aussi à une relecture des évangiles que ce livre invite ; l'épisode de la descente du christ aux enfers pour "prêcher aux esprits en prison" (selon la première épître de Pierre) évoque la descente du messie au sein de la qelipa afin d'en délivrer les "étincelles" qui y sont emprisonnées. Et on retrouve le parallèle jusque dans les controverses qui s'en suivirent dans le christianisme sur le sort des âmes des incroyants d'avant la prédication chrétienne : seraient-elles ou non sauvées ? Sans relever ce parallèle possible, Scholem souligne la même controverse chez les croyants à propos de l'interprétation de l'apostasie de Sabbataï comme "plongée dans la qelipa" : s'agissait-il de saper la Gentilité de l'intérieur en la privant des étincelles à qui elle devait sa survie par l'énergie qu'elle leur dérobait ou s'agissait-il de préparer la rédemption de tous, Gentils compris ?


On trouvera des recensions bien plus complètes et éclairées de ce monument ici

Voir également ici pour une étude sur l'œuvre de Gershom Scholem :

"Coming in Israel in the 1920's when Zionism was still a revolutionary cultural project Scholem knew he was in the midst of a secular revolution whose origins, according to him, extended back to the distant esoteric past. His role was not simply to unearth but also to interpret, not only publish but to educate a generation. He was arguably the most important Jewish Studies scholar in the twentieth century and surely one of its most important and influential voices. !

The hundreds of texts and personalities he brought to light from late antiquity to modernity and the forcefulness and complexity of his grand theses about Kabbala and Jewish history has fed more than three generations of scholars and will surely nurture many more. More recently, he is being discovered in European circles as an important figure in Weimar Jewish culture. Serious studies in German are presently being published by young scholars who know little about Kabbala and do not have much interest in Zionism but view Scholem as an important intellectual and philosophical mind compared with such figures as Benjamin, Strauss, Adorno, Horkheimer, and Arendt. His intellectual reach was, in fact, extraordinary, and thus this new interest should be celebrated."