jeudi 4 février 2016

Naval et carcéral (2) -- Michel de Certeau (1925 - 1986)



 Natalia Goncharova - Train (1913)

(Le début)

La partition est seule à faire du bruit. A mesure qu'elle avance et créée deux silences inversés, la coupure scande, siffle ou gémit. Il y a battement des rails, vibrato de vitres - frottement d'espaces aux points évanouissants de leur frontière. Ces jonctions n'ont pas de lieu. Elles se marquent en cris de passages, en bruits d'instants. Illisibles, les frontières ne peuvent que s'entendre, finalement confondues, si continue est la déchirure qui anéantit les points où elle passe.
Ces bruits signalent pourtant aussi, comme ses effets, le Principe qui prend en charge toute l'action enlevée à la fois aux voyageurs et à la nature : la machine. Invisible comme toute machinerie de théâtre, la locomotive organise de loin tous les échos de son travail. Même discret, indirect, son orchestre indique ce qui fait l'histoire, et garantit, à la manière d'une rumeur, qu'il y a encore une histoire. Il y a également de l'accidentel. De ce moteur du système proviennent des secousses, freinages et surprises. Ce reste d'événements relève de l'invisible et unique acteur, reconnaissable seulement à la régularité de son murmure ou à de brusques miracles qui troublent l'ordre. La machine, premier moteur, est le dieu solitaire d'où sort toute l'action. Opérateur de la division entre les spectateurs et les êtres, il les articule aussi, mobile sym-bole entre eux, inlassable shifter, producteur des changements de rapports entre les immobiles.
Carcéral et naval, analogue des bateaux et sous-marins de Jules Verne, le wagon allie le rêve et la technique. Le "spéculatif" fait retour au cœur du machinisme. Les contraires coïncident pendant la durée d'un voyage. Moment étrange où une société fabrique des spectateurs et transgresseurs d'espaces, saints et bienheureux placés dans les auréoles-alvéoles de ses wagons. En ces lieux de paresse et de pensée, nefs paradisiaques entre deux rendez-vous sociaux (affaires et famille, violence couleur de muraille), se tiennent des liturgies atopiques, parenthèses de prières sans destinataires (à qui s'adressent donc tant de songes voyageurs ?). Les assemblées n'obéissent plus aux hiérarchies d'ordres dogmatiques ; elles sont organisées par le quadrillage de la discipline technocratique, rationalisation muette de l'atomisme libéral.
Comme toujours, il a fallu payer pour entrer. Seuil historique de la béatitude : il y a histoire là où il y a un prix à payer. Le repos ne s'obtient que moyennant cet impôt. Encore les bienheureux du train sont-ils modestes, auprès de ceux de l'avion auxquels, pour plus d'argent, on accorde une position plus abstraite (blanchissement du paysage et simulacres filmés du monde) et plus parfaite (celle de statues fixées dans un musée aérien), mais affectée d'un excès que pénalise une diminution du plaisir("mélancolique") de voir ce dont on est séparé.
Et comme toujours aussi, il faut sortir : il n'y a que des paradis perdus. Le terminus est-il la fin d'une illusion ? Autre seuil, fait d'égarements momentanés dans le sas des gares. L'histoire recommence, fébrile, enveloppant de ses flots l'armature arrêtée du wagon : le visiteur repère au bruit de son marteau les fêlures des roues, le porteur lève les colis, les contrôleurs circulent. Des casquettes et des uniformes restaurent dans la foule le réseau d'un ordre du travail, tandis que le flot des voyageurs-rêveurs se jette dans le filet composé de visages merveilleusement expectatifs ou préventivement justiciers. Cris de colère. Appels. Joies. Dans le monde mobile de la gare, la machine stoppée apparaît soudain monumentale et presque incongrue par son inertie d'idole muette, Dieu défait.
Chacun s'en retourne servir à la place qui lui est fixée, au bureau ou à l'atelier. Fini l'enfermement vacancier. A la belle abstraction du carcéral se substituent les compromis, les opacités, les dépendances d'un lieu de travail. Recommence le corps à corps avec un réel qui déloge le spectateur, privé de rails et de vitres. Terminée la robinsonnade de la belle âme qui pouvait se croire elle-même, intacte, parce qu'elle était entourée de verre et de fer.