mardi 18 octobre 2011

Après beaucoup d'années -- Philippe Jaccottet


Les événements du monde, depuis des années, autour de nous, proches ou lointains - mais plus rien n'est vraiment lointain, du moins en un sens, si plus rien n'est proche non plus -, l'Histoire : c'est comme si des montagnes au pied desquelles nous vivrions se fissuraient, étaient ébranlées ; qu'ici ou là, même, nous en ayons vu des pans s'écrouler; comme si la terre allait sombrer.

Or, quant à cela, quant à l'Histoire, nul doute : il s'agit bien - ce qu'on aura vécu - de près d'un siècle de l'Histoire humaine ; une masse considérable, une espèce de montagne, en effet, dont la pensée a du mal à faire le tour, le cœur à soutenir le poids ; et tant de ruines, de cimetières, de camps d'anéantissement qui seraient, de ce siècle, les monuments les plus visibles, d'autres espèces de montagnes, sinistres. Et la pullulation des guerres, la plus ou moins rapide érosion de toute règle, et les conflits acharnés entre règles ennemies. Tout cela multiple, énorme, obsédant, à vous boucher la vue, à rendre l'avenir presque entièrement obscur.

Cela aurait dû, cela devrait changer nos pensées, notre conduite peut-être, on le voit bien. Néanmoins, à tort ou à raison, ce qui fut pour moi, dès l'adolescence, essentiel, l'est resté, intact.

Avec cela, pour qui a tout de même continué à vivre, protégé, au pied de ces montagnes - et pour beaucoup d'entre nous, il n'y a pas eu jusqu'ici davantage que ce pressentiment confus d'une menace de descellement des montagnes, il n'y a pas au monde que du malheur - ces mêmes années, telles qu'on les aura vécues soi-même, à l'intérieur de soi et dans le cadre plus ou moins étroit de son destin : quelle insignifiance, quelle brièveté, une buée ! Comme, au contraire de celle du siècle, l'histoire de notre vie, la seule qui nous soit en partie intérieure, semble infime, dérisoire, à peine réelle ! Vraiment une fumée au pied des montagnes ; et, de ce fait même, à peine commensurable à la masse, au mouvement de celles-ci ; trop infime, méritant à peine qu'on en fasse état, qu'on en tienne compte.

Beaucoup d'années : une masse énorme pour le monde ; pour nous, presque rien. Mais, bien qu'on approche pas à pas de la limite que personne ne franchit - à Gilgamesh, déjà, il y a environ trois mille cinq cents ans, La Tavernière l'a dit : « Depuis les temps les plus reculés / nul n'a jamais franchi cette mer ! » -, persiste en vous, et de ce fait même, du fait de la buée, de la fumée, l'intuition qu'il y a, l'espoir qu’il y ait une autre façon de compter, de peser, une autre mesure du réel dans le rapport qui se crée avec lui dès lors qu'il nous devient, en quelque manière et pour quelque part que ce soit, intérieur.

Beaucoup d'années, si peu d'années et nous autres sans aucun poids, quand le poids malheur pèse tant. Tout semble si mal réglé, ou les règles si usées, que le pire qui en chacun de nous - cette violence qui, en même temps, est vie -, de plus en plus souvent, profite de cette dégradation pour remonter du plus bas et, s'alliant au pire qui est en l'autre, en corrompre le meilleur.

Tout cela n'est que trop visible, criant. Tellement exhibé, d'ailleurs, crié si haut que beaucoup s'y habituent, que chacun risque de s’en accommoder. Toutefois, avec ce qui peut vous rester, miraculeusement ou niaisement, de l’autre regard on voit, on aura vu inopinément, à la dérobée, autre chose. On a commencé à le voir, adolescent ; si, après tant d'années – qui font, vécues, cette durée infime -, on le voit encore, est-ce pour n’avoir pas assez mûri, ou au contraire parce qu’on aurait tout de suite vu juste, de sorte qu'il faudrait inlassablement, jusqu'au bout, y revenir ?

Du moins quiconque écrit ou lit encore ce qu’on appelle de la poésie nourrit-il des intuitions analogues ; tellement intempestives qu'il se prend quelquefois pour un dérisoire survivant.

Ce qui est vu autrement, ce qui est vu, en quelque sorte, de l'intérieur de nous-mêmes, bien que vu au-dehors, semble rejoindre en nous ce que nous avons de plus intime, ou ne se révéler tout entier qu'au plus intime de nous.

Dans cette affaire, toutes les apparences sont contre nous. Il n'y a pour ainsi dire aucun espoir de les prendre en défaut ; sauf, justement, quand certaines d'entre elles pénètrent ainsi en nous et suivent en nous ces beaux chemins. 


(in Cahier de verdure suivi de Après beaucoup d'années, Poésie / Gallimard)