mercredi 8 juillet 2009

La genèse imparfaite Note sur Adam Smith -- Adelino Zanini

Sur les rapports entre les sphères économique, éthique et politique

La genèse imparfaite
Note sur Adam Smith
Adelino Zanini
Chimères n°40

http://www.revue-chimeres.fr/drupal_chimeres/files/40chi14.pdf


Décryptage plutôt difficile ... chez Adam Smith, le "spectateur impartial" qui fonde le jugement éthique n'est qu'une facette du "prudent man" en ce que sa sympathie s'ancre dans un comportement social moyen; à rapprocher du comportement du spéculateur chez Keynes et son "concours de beauté".

"L’approbation du spectateur n’est donc pas liée à un idéal de bienveillance suprême à partir duquel elle se déploie, mais est implicite dans cette « middle conformation ». Et celle-ci, en suivant son propre intérêt « mesuré » dans un inévitable enchevêtrement d’intérêts, ne démontre pas la coexistence possible entre benevolence et self-interest, entre sphère éthique et sphère économique, mais leur intégration nécessaire et mesurée dans un degré social moyen."

Ce parallélisme entre "La richesse des nations" et la "Théorie des sentiments moraux " est très marqué et bien connu. On peut en venir penser que Smith embarque l'éthique comme une composante de l'économie sous la coupe du marché. Dès lors ne subsistent que deux sphères, la politique et l'économie qui recouvre l'éthique comme un cas particulier. Encore que ce ne soit pas cela exactement; plutôt, c'est le "conformisme" ("middle conformation") qui est au cœur de toute "bonne" attitude sociale et, partant, au cœur de l'économie comme de l'éthique. C'est moins une question de domination de l'un par l'autre que d'une origine commune de l'optimalité, origine qui se lit d'ailleurs dans l'étymologie du mot "commerce" (excellente remarque de l'absurdité de la réduction de l'économie à l'égoïsme tandis que l'éthique occuperait l'autre pôle, celui du souci du bien commun).

(De quoi relativiser les appels à l'éthique et à la morale de nos dirigeants pour réguler les marchés financiers !)


En ce sens, c'est finalement bien plus "radical" qu'une domination de l'éthique par l'économique qui laisserait la place à une contestation de cette domination et cela laisse face à face les sphères économique et politique dont Maurizion Lazzarato résume ainsi l'irréductibilité mutuelle (Biopolitique/Bioéconomie):

"L’homo oeconomicus est une figure absolument hétérogène et non superposable, non réductible, à l’homo juridicus ou l’homo legalis. L’homme économique et le sujet de droits donnent lieu à deux processus de constitution absolument hétérogènes: le sujet de droits s’intègre à l’ensemble des sujets de droits par une dialectique de la renonciation. La constitution politique suppose en effet que le sujet juridique renonce à ses droits, qu’il les transfère à quelqu’un d’autre. L’homme économique s’intègre, quant à lui, à l’ensemble des sujets économiques (constitution économique), non pas par un transfert de droits, mais par une multiplication spontanée des intérêts. On ne renonce pas à son intérêt. Au contraire, c’est en persévérant dans son intérêt égoïste qu’il y a multiplication et satisfaction des besoins de tous."

C'est peut-être cela que cherche à souligner la remarque finale sur le lien avec le politique mais le sens de cette remarque m'échappe encore.

Toujours sur ce lien entre politique et économie dans la théorie libérale, j'ai cru trouver un peu d'éclairage du côté des utilitaristes; on les considère souvent comme des "libéraux", voire comme les archétypes du libéralisme (cf l'usage polémique qui est fait du panoptique de Bentham mis à toutes les sauces), et pourtant ce que j'en connais m'en paraît assez éloigné.
Pour prendre Bentham, il est indiscutablement libéral sur leplan des moeurs, à un point qui excède largement l'ensemble des libéraux actuels. Il écrase même JS Mill sur le sujet: faute de pouvoir former un "a priori" indiscutable sur la valeur des différentes passions, il les considère toutes également (là où JS Mill se perd en classifications byzantines).
Le laissez-faire et le marché comme lieu d'optimisation est également présent chez Bentham et chez Smith, et pour des raisons identiques. On pourrait en conclure que Bentham est un "libéral", au sens d'Adam Smith: si on les laisse faire, les rivières trouvent tout naturellement leur chemin vers la mer, ce qui est l'optimum recherché.

Sauf que.

Sauf qu'au-dessus de tout cela, là où Adam Smith place "quelque part", un pouvoir politique en charge des fonctions régaliennes (que cela soit impossible dans un marché auto-régulateur total est un autre sujet (*)), Bentham situe le domaine de la "déontologie", domaine qui ne s'intéresse pas à intervenir dans les affaires (on reste dans le cadre du laissez-faire radical au niveau "microscopique") mais qui en définit les cadres législatifs de façon à ce que le processus d'optimisation du marché conduise à l'optimum souhaité. Ce qui revient pour le déontologue à déplacer les montagnes pour faire couler chaque rivière vers l'océan de son choix.
Pour reprendre l'image des quasi-particules, la déontologie, c'est régler un champ extérieur de façon à ce que les processus collectifs du gaz le stabilisent dans la configuration souhaitée, configuration qui résulte à la fois du potentiel dû au champ extérieur et du potentiel auto-cohérent dû aux électrons en interaction. D'une part, il y a laissez-faire, en ce sens que le "physicien-déontologue" n'agit pas comme un démon de Maxwell dans le champ des affaires (l'Etat interventioniste comme démon de Maxwell ... voila une métaphore à creuser !) mais, d'autre part, il y a l'affirmation très claire de l'existence d'un champ de force extérieur, non soumis à l'auto-cohérence globale et soumis au bon vouloir du déontologue.
Le déontologue benthamien apparaît dès lors un peu comme un démiurge capable d'anticiper à toute précision et à toute échelle de temps le résultat global des interactions sociales pour déterminer à tout instant les contraintes globales à exercer pour atteindre son objectif. Quant à la détermination de cet objectif, elle relève d'un autre champ, peut-être celui du "politique".

Rien de tel chez Smith: le "prudent man" n'est pas un démiurge; s'il a en commun avec le déontologue de Bentham la capacité de prévoir les conséquences de ses actions sur l'équilibre social global, il se sait soumis, lui, au processus global d'optimisation et, en ce sens, sa démiurgie potentielle prend l'aspect plus mesuré de la simple prudence.

On pourrait objecter que Bentham avait bien vu que son déontologue "flottant en l'air" avait un petit côté deus-ex-machina et qu'il avait aussi prévu un système de rétroaction, les pouvoirs politiques étant eux-aussi soumis à un dispositif panoptique rendant leur action transparente aux acteurs sociaux. On a néanmoins l'impression qu'il faut ici,
  • ou bien admettre que le système s'auto-engendre dans un délire de "panoptisme récursif" (il faut bien un architecte pour un système panoptique donné, et ensuite, au-dessus, un autre système panoptique pour surveiller cet architecte, et ce nouveau panoptique de rang supérieur a lui aussi besoin d'un architecte etc); à la limite, on en arrive à une lecture "rationnelle" qui fait du panoptique une structure de surveillance toujours en train de se faire, sans action "démiurgique" du déontologue (qui disparaît dans les poubelles de l'histoire). Je crois que c'est la lecture de Foucault;
  • ou bien qu'il faut maintenir la fonction démiurgique du déontologue et aboutir pour lui à une position politique qui n'est guère éloignée de celle des gardiens de la cité de la République de Platon.
On rejoint là un des points centraux du débat actuel sur la "démocratie".





(*) Il n'est pas évident que Smith ait eu clairement la vision du marché auto-régulateur "total" tel que défini par Polanyi, c'est-à-dire incluant dans le marché la nature (la terre), l'homme (le travail) et la monnaie. Polanyi souligne au contraire que chez Smith, ces trois éléments sont laissés hors marché, que le marché est encore "encastré" ("embedded"; curieux, d'ailleurs, cette traduction qui convoque des connotations plutôt brutales et coercitives. Les mathématiques ont une notion plus douce de l' "embedding", traduit par "plongement", de façon plutôt adéquate) à l'intérieur d'un état-nation et donc sous la domination politique.

Si on suit Polanyi, c'est seulement à la postérité de Smith que l'on doit d'avoir théorisé le "désencastrement" de l'économie consécutif à la mise sur le marché de ces trois éléments dont aucun ne constitue à proprement parler une marchandise. Dès lors, selon Polanyi, économie et politique constituent deux sphères distinctes qui se font porter mutuellement le poids de leurs échecs respectifs dans une tension croissante conduisant à la rupture des années 30.





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Payot


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