l'apport du néo-républicanisme
L’anthropologie philosophique est l’un des fronts sur lesquels s’est développée, ces dernières années, la critique du libéralisme politique. À la figure d’un sujet rationnel et souverain, toujours déjà autonome, certains courants de la théorie politique ont tenté d’opposer une conception alternative du sujet, connexe d’une ontologie sociale distincte. C’est dans ce contexte qu’il est possible de repérer l’émergence d’une thématique nouvelle, différemment modulée en fonction de ses inscriptions théoriques, que l’on pourrait qualifier comme thématique de la vulnérabilité. Que l’on insiste sur les réseaux de dépendance ou d’interdépendance dans lesquels sont pris les sujets ou que l’on souligne les fragilités de toutes sortes qui dérivent de la constitution intersubjective et socialement déterminée des identités, c’est vers la prise en compte d’aspects de l’existence humaine prétendument négligés de la théorie libérale qu’on s’oriente, afin d’en questionner les effets sur ses présupposés et ses concepts centraux, notamment celui d’autonomie, que la notion de vulnérabilité met explicitement en crise. La référence à la vulnérabilité apparaît ainsi comme l’occasion d’une critique et le fondement éventuel d’un approfondissement ou d’un dépassement de la problématique libérale.
(...)
vers une critique du néo-républicanisme
L’élaboration de la notion de liberté comme non-domination par Philip Pettit a eu initialement pour horizon principal un dépassement de l’opposition de la liberté négative et de la liberté positive. Mais il s’est également agi pour Pettit de mettre en avant la possibilité d’élargir la perspective républicaine et celle de retraduire, à l’aide de l’idiome néorépublicain, un ensemble vaste et hétérogène de revendications, qu’il s’agisse des revendications socialistes, multiculturalistes, écologistes ou féministes. Or c’est la catégorie de vulnérabilité qui est au centre du discours de Pettit, lorsque celui-ci tente précisément de montrer en quoi la perspective néorépublicaine peut prendre en compte les préoccupations féministes ou écologistes. Nous nous sommes ainsi interrogées dans un premier article (paru dans ce même numéro d’Astérion) sur le statut accordé par les penseurs néorépublicains à cette catégorie, ayant à cœur de montrer en quoi le cadre néorépublicain permet de lui donner une place centrale en évitant certaines difficultés posées par l’articulation libérale de l’autonomie et de la vulnérabilité. C’est ainsi dans le risque que la domination, en tant que maîtrise arbitraire par autrui, fait courir à la conduite autonome d’une vie que réside le motif spécifique de la redéfinition néorépublicaine de la liberté, qui se présente du coup comme une réponse politique au fait de la vulnérabilité. À une approche globale de la vulnérabilité, Pettit combine une approche plus différenciée, centrée sur la notion de « classe de vulnérabilité », qui illustre précisément la dimension englobante et souple de l’idiome néorépublicain, son attractivité pour les socialistes, les multiculturalistes, les écologistes et les féministes. (...)
Un exemple de plus de la démarche utilitariste qui réduit le bien au non-mal, l'idée sous-jacente n'étant pas méprisable: Rawls la reprend dans sa Théorie de la Justice pour justifier l'inégalité si elle sert à favoriser les plus démunis. Plutôt que de se concentrer sur une optimisation globale , les utilitaristes semblent plutôt se concentrer sur une procédure d'optimisation de type maximin, à savoir considérer comme optimale la solution qui maximise le minimum de la distribution. On retrouve cette démarche déjà chez Bentham.
La raison semble être d'abord pragmatique: la définition d'un critère d'optimisation global semble infaisable alors que le minimum de la distribution (rendu convenablement robuste au sens statistique si nécessaire par le recours à un quantile élevé de la distribution en place du minimum proprement dit) fournit un critère d'optimisation mesurable et aisément compréhensible. Bref, ne pas chercher à répartir la richesse autrement qu'en recherchant l'amélioration du sort des plus pauvres, ne pas réfléchir aux mécanismes de pouvoir mais chercher à assurer la non-domination pour les plus faibles etc.
La démarche tombe évidemment sous le coup des critiques habituelles de l'utilitarisme (étroit d'esprit, exclusivement concentré sur le mesurable etc) mais les détracteurs de cette démarche doivent encore indiquer quel type de démarche d' "optimisation" (si tant est que le terme fasse sens pour eux) concurrente ils préconisent pour être pleinement crédibles.
Mon objection resterait dans le cadre utilitariste: l'optimisation maximin assure le maximum du bas de la distribution mais ne dit rien sur la façon dont cet optimum est obtenu; une façon de l'observer est de reprendre l'argument selon lequel la dérégulation du commerce mondial a bénéficié aux habitants des pays émergents qui ont accédé aux marchés des pays avancés. Le point ici n'est pas de discuter la réalité de cette amélioration; on l'admet et donc on admet que cette dérégulation a effectivement produit une optimisation de type maximin.
On remarque que cette amélioration a été obtenue par un transfert de richesse qui frappe en premier lieu les couches populaires des pays avancés (stagnation du pouvoir d'achat, chômage, délocalisation) sans toucher le moins du monde les couches les plus favorisées, ce qui est rendu possible par la quasi-déconnexion entre les différentes couches sociales.
Autrement dit, l'optimisation maximin comme paradigme d' "optimalité" au sens de justice a un sens dans une distribution peu étendue (concentrée autour de son mode): dans ce cas, on ne devrait pas assister à des redistributions qui améliorent le sort des derniers aux dépens des seuls avant-derniers.
Les distributions (de revenu etc) qu'on observe aujourd'hui sont absolument d'une autre nature, plutôt "à queue lourde" et donc très loin de l'image d'une distribution concentrée autour de son mode. Dans ces conditions, l'optimisation maximin en se concentrant sur une seule partie de la distribution ignore les déformations du reste de la distribution et devient intenable comme paradigme de justice, à moins de redéfinir radicalement la notion de justice pour la rendre insensible à la forme de cette distribution. En fait, cela rejoint la distinction entre misère et pauvreté dans les sociétés productivistes, telle que discutée par Illitch et reprise par Gorz, résumée ci-dessous par Gouguet :
"Dans les sociétés industrialisées, la consommation ne fait que refléter un certain nombre de distances sociales. C’est ainsi que les besoins transitent d’un groupe social modèle, d’une élite, vers les autres catégories sociales au fur et à mesure de la promotion relative de ces dernières. On comprend alors comment le productivisme génère inévitablement une certaine dose de pauvreté : les besoins liés à la différenciation sociale ont tendance à aller plus vite que les biens disponibles, aboutissant à ce que Baudrillard appelait une « paupérisation psychologique » ou ce que Gorz nomme, reprenant Illich, la « modernisation de la pauvreté ». Cela signifie, comme l’a bien montré M.Sahlins (in Age de pierre, âge d’abondance, Gallimard, Paris, 1976), que l’abondance peut coïncider avec la pénurie, de même que la pauvreté, ainsi redéfinie, peut cohabiter avec une relative aisance matérielle. Dans les sociétés traditionnelles de M.Sahlins, les individus ne sont ni riches ni pauvres, ils se procurent seulement facilement ce dont ils ont besoin. Dans les pays riches, à l’inverse, la pauvreté se définit comme l’exclusion du mode de vie dominant déterminé par les couches aisées de la société."
Cette dernière phrase signe en quelque sorte l'échec de l'approche maximin ou plutôt désigne clairement la ligne de partage entre l'approche utilitariste de la justice sociale (finalement insensible aux différences et seulement sensible au niveau absolu) et l'acception qui reste encore celle traditionnellement reçue du juste et de l'injuste.
Les tenants de l'approche utilitariste pourraient produire une vision plus systémique de l'optimisation maximin avec des processus emboités (ici, on aurait le marché du travail mondial, les marchés continentaux, nationaux, régionaux, locaux etc) se régulant chacun (en interaction avec les autres) sur le principe maximin (mais calculé localement au processus). Aux conditions de blocage près ("deadlock") cela doit ressembler beaucoup à l'approximation d'un optimum de Pareto (atteint quand aucune amélioration globale ne peut être obtenue qu'au prix d'une détérioration de la situation d'un au moins des acteurs), au moins pour le bas de la distribution. Si c'est effectivement le cas, cela ramène en terrain connu et diminue l'intérêt de la démarche utilitariste (sans pour autant fournir de solution concurrente).
Je n'ai pas vu grand chose en ce sens jusqu'à présent. Il semblerait au contraire que le mouvement de pensée dominant soit de faire admettre comme une illusion (puisque non mesurable) l' "ancienne" notion du juste et de l'injuste fondée sur des valeurs relatives pour promouvoir une vision strictement mesurable en termes de niveau.
Pour finir, rappelons seulement que "les trois personnes les plus riches du monde ont une fortune supérieure au PIB total des 48 pays en développement les plus pauvres de la planète !" (Gouget; c'était en 1992). Y a-t-il besoin de connaître le niveau de vie des pays les plus pauvres pour savoir si c'est, ou non, "injuste" ?
Aujourd'hui, la réponse commune ne fait pas de doute.
Qu'en sera-t-il dans vingt ans ?
L’anthropologie philosophique est l’un des fronts sur lesquels s’est développée, ces dernières années, la critique du libéralisme politique. À la figure d’un sujet rationnel et souverain, toujours déjà autonome, certains courants de la théorie politique ont tenté d’opposer une conception alternative du sujet, connexe d’une ontologie sociale distincte. C’est dans ce contexte qu’il est possible de repérer l’émergence d’une thématique nouvelle, différemment modulée en fonction de ses inscriptions théoriques, que l’on pourrait qualifier comme thématique de la vulnérabilité. Que l’on insiste sur les réseaux de dépendance ou d’interdépendance dans lesquels sont pris les sujets ou que l’on souligne les fragilités de toutes sortes qui dérivent de la constitution intersubjective et socialement déterminée des identités, c’est vers la prise en compte d’aspects de l’existence humaine prétendument négligés de la théorie libérale qu’on s’oriente, afin d’en questionner les effets sur ses présupposés et ses concepts centraux, notamment celui d’autonomie, que la notion de vulnérabilité met explicitement en crise. La référence à la vulnérabilité apparaît ainsi comme l’occasion d’une critique et le fondement éventuel d’un approfondissement ou d’un dépassement de la problématique libérale.
(...)
vers une critique du néo-républicanisme
L’élaboration de la notion de liberté comme non-domination par Philip Pettit a eu initialement pour horizon principal un dépassement de l’opposition de la liberté négative et de la liberté positive. Mais il s’est également agi pour Pettit de mettre en avant la possibilité d’élargir la perspective républicaine et celle de retraduire, à l’aide de l’idiome néorépublicain, un ensemble vaste et hétérogène de revendications, qu’il s’agisse des revendications socialistes, multiculturalistes, écologistes ou féministes. Or c’est la catégorie de vulnérabilité qui est au centre du discours de Pettit, lorsque celui-ci tente précisément de montrer en quoi la perspective néorépublicaine peut prendre en compte les préoccupations féministes ou écologistes. Nous nous sommes ainsi interrogées dans un premier article (paru dans ce même numéro d’Astérion) sur le statut accordé par les penseurs néorépublicains à cette catégorie, ayant à cœur de montrer en quoi le cadre néorépublicain permet de lui donner une place centrale en évitant certaines difficultés posées par l’articulation libérale de l’autonomie et de la vulnérabilité. C’est ainsi dans le risque que la domination, en tant que maîtrise arbitraire par autrui, fait courir à la conduite autonome d’une vie que réside le motif spécifique de la redéfinition néorépublicaine de la liberté, qui se présente du coup comme une réponse politique au fait de la vulnérabilité. À une approche globale de la vulnérabilité, Pettit combine une approche plus différenciée, centrée sur la notion de « classe de vulnérabilité », qui illustre précisément la dimension englobante et souple de l’idiome néorépublicain, son attractivité pour les socialistes, les multiculturalistes, les écologistes et les féministes. (...)
Un exemple de plus de la démarche utilitariste qui réduit le bien au non-mal, l'idée sous-jacente n'étant pas méprisable: Rawls la reprend dans sa Théorie de la Justice pour justifier l'inégalité si elle sert à favoriser les plus démunis. Plutôt que de se concentrer sur une optimisation globale , les utilitaristes semblent plutôt se concentrer sur une procédure d'optimisation de type maximin, à savoir considérer comme optimale la solution qui maximise le minimum de la distribution. On retrouve cette démarche déjà chez Bentham.
La raison semble être d'abord pragmatique: la définition d'un critère d'optimisation global semble infaisable alors que le minimum de la distribution (rendu convenablement robuste au sens statistique si nécessaire par le recours à un quantile élevé de la distribution en place du minimum proprement dit) fournit un critère d'optimisation mesurable et aisément compréhensible. Bref, ne pas chercher à répartir la richesse autrement qu'en recherchant l'amélioration du sort des plus pauvres, ne pas réfléchir aux mécanismes de pouvoir mais chercher à assurer la non-domination pour les plus faibles etc.
La démarche tombe évidemment sous le coup des critiques habituelles de l'utilitarisme (étroit d'esprit, exclusivement concentré sur le mesurable etc) mais les détracteurs de cette démarche doivent encore indiquer quel type de démarche d' "optimisation" (si tant est que le terme fasse sens pour eux) concurrente ils préconisent pour être pleinement crédibles.
Mon objection resterait dans le cadre utilitariste: l'optimisation maximin assure le maximum du bas de la distribution mais ne dit rien sur la façon dont cet optimum est obtenu; une façon de l'observer est de reprendre l'argument selon lequel la dérégulation du commerce mondial a bénéficié aux habitants des pays émergents qui ont accédé aux marchés des pays avancés. Le point ici n'est pas de discuter la réalité de cette amélioration; on l'admet et donc on admet que cette dérégulation a effectivement produit une optimisation de type maximin.
On remarque que cette amélioration a été obtenue par un transfert de richesse qui frappe en premier lieu les couches populaires des pays avancés (stagnation du pouvoir d'achat, chômage, délocalisation) sans toucher le moins du monde les couches les plus favorisées, ce qui est rendu possible par la quasi-déconnexion entre les différentes couches sociales.
Autrement dit, l'optimisation maximin comme paradigme d' "optimalité" au sens de justice a un sens dans une distribution peu étendue (concentrée autour de son mode): dans ce cas, on ne devrait pas assister à des redistributions qui améliorent le sort des derniers aux dépens des seuls avant-derniers.
Les distributions (de revenu etc) qu'on observe aujourd'hui sont absolument d'une autre nature, plutôt "à queue lourde" et donc très loin de l'image d'une distribution concentrée autour de son mode. Dans ces conditions, l'optimisation maximin en se concentrant sur une seule partie de la distribution ignore les déformations du reste de la distribution et devient intenable comme paradigme de justice, à moins de redéfinir radicalement la notion de justice pour la rendre insensible à la forme de cette distribution. En fait, cela rejoint la distinction entre misère et pauvreté dans les sociétés productivistes, telle que discutée par Illitch et reprise par Gorz, résumée ci-dessous par Gouguet :
"Dans les sociétés industrialisées, la consommation ne fait que refléter un certain nombre de distances sociales. C’est ainsi que les besoins transitent d’un groupe social modèle, d’une élite, vers les autres catégories sociales au fur et à mesure de la promotion relative de ces dernières. On comprend alors comment le productivisme génère inévitablement une certaine dose de pauvreté : les besoins liés à la différenciation sociale ont tendance à aller plus vite que les biens disponibles, aboutissant à ce que Baudrillard appelait une « paupérisation psychologique » ou ce que Gorz nomme, reprenant Illich, la « modernisation de la pauvreté ». Cela signifie, comme l’a bien montré M.Sahlins (in Age de pierre, âge d’abondance, Gallimard, Paris, 1976), que l’abondance peut coïncider avec la pénurie, de même que la pauvreté, ainsi redéfinie, peut cohabiter avec une relative aisance matérielle. Dans les sociétés traditionnelles de M.Sahlins, les individus ne sont ni riches ni pauvres, ils se procurent seulement facilement ce dont ils ont besoin. Dans les pays riches, à l’inverse, la pauvreté se définit comme l’exclusion du mode de vie dominant déterminé par les couches aisées de la société."
Cette dernière phrase signe en quelque sorte l'échec de l'approche maximin ou plutôt désigne clairement la ligne de partage entre l'approche utilitariste de la justice sociale (finalement insensible aux différences et seulement sensible au niveau absolu) et l'acception qui reste encore celle traditionnellement reçue du juste et de l'injuste.
Les tenants de l'approche utilitariste pourraient produire une vision plus systémique de l'optimisation maximin avec des processus emboités (ici, on aurait le marché du travail mondial, les marchés continentaux, nationaux, régionaux, locaux etc) se régulant chacun (en interaction avec les autres) sur le principe maximin (mais calculé localement au processus). Aux conditions de blocage près ("deadlock") cela doit ressembler beaucoup à l'approximation d'un optimum de Pareto (atteint quand aucune amélioration globale ne peut être obtenue qu'au prix d'une détérioration de la situation d'un au moins des acteurs), au moins pour le bas de la distribution. Si c'est effectivement le cas, cela ramène en terrain connu et diminue l'intérêt de la démarche utilitariste (sans pour autant fournir de solution concurrente).
Je n'ai pas vu grand chose en ce sens jusqu'à présent. Il semblerait au contraire que le mouvement de pensée dominant soit de faire admettre comme une illusion (puisque non mesurable) l' "ancienne" notion du juste et de l'injuste fondée sur des valeurs relatives pour promouvoir une vision strictement mesurable en termes de niveau.
Pour finir, rappelons seulement que "les trois personnes les plus riches du monde ont une fortune supérieure au PIB total des 48 pays en développement les plus pauvres de la planète !" (Gouget; c'était en 1992). Y a-t-il besoin de connaître le niveau de vie des pays les plus pauvres pour savoir si c'est, ou non, "injuste" ?
Aujourd'hui, la réponse commune ne fait pas de doute.
Qu'en sera-t-il dans vingt ans ?
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