Le mot (à plus forte raison, la chose) mérite certes d'être maniée avec prudence mais l'évoquer me paraît aujourd'hui nécessaire et pas seulement parce qu'il envahit peu à peu certains discours, souvent à titre de compensation.
S'agissant de la violence, le véritable danger, c'est son effacement du paysage, pour au moins deux raisons.
C'est cet effacement qui la rend ,d'une part, à la fois inévitable et stérile car son irruption se fera sans forme, comme émeute. Il n'y a pas lieu de craindre de parler de la violence ; au contraire, il faut la maintenir en permanence à l'horizon du possible. Quand elle n'est plus à cet horizon de la pensée, que le système ne la pense plus du tout, elle ne disparaît pas pour autant (et je ne parle pas là de la violence de la "domination" : cette violence là est nécessairement un impensé du système) et obéit dès lors à sa seule dynamique propre dont il n'y a rien à attendre en terme de transformation sociale.
La violence est, d'autre part, une des seules limites que je connaisse à la "domination". Si le système de domination parvient à évacuer cette violence pour de bon et définitivement (et pourquoi n'y parviendrait-il pas, ne serait-ce qu'en la rendant circulaire pour la circonscrire loin de lui, dans un invisible qui n'est pas forcément un lointain géographique et dont la misère sur nos trottoirs donne un avant-goût très précis (*)), il aura réussi à créer pour ses besoins propres la masse de sous-hommes dont il a aujourd'hui besoin pour subsister : pour reprendre Polanyi, le marché auto-régulateur repose sur la convertibilité totale de la monnaie (au sens du temps), de la nature (au sens des ressources) et de l'homme (au sens du travail).
Sur les deux premiers points, les limites apparaissent, encore un peu floues sur le temps (mais les "dettes" formidables qui enflent sont autant de versions modernes de l'exploitation coloniale, sauf que la "terre sans peuple", là, c'est l'avenir), particulièrement nettes sur la nature.
La dernière variable d'ajustement "effective" de l'auto-régulation, c'est donc l'homme ; en l'absence de limite fermement posée, fermement pensée, de ce côté aussi, les solutions "techno-fascistes", comme on disait dans les années 70, paraîtront des utopies de doux rêveurs dans cinquante ans.
Et puis, rappelons-nous Héraclite : "Le conflit est père de toutes choses, de toutes le roi" (Diels 54).
Bien sûr, le conflit, ce n'est pas que la violence mais la violence en est une des faces. Là encore, il est bon de se rappeler l'avertissement lugubre de Debord : "Partout se posera la même redoutable question, celle qui hante le monde depuis deux siècles : comment faire travailler les pauvres, là où l’illusion a déçu, et où la force s’est défaite ?" (in Avertissement pour la 3e édition de La société du spectacle, 30 juin 1992 ).
(*) C'est aussi ainsi que je comprends "les marges" qu'exploite le système dont Brossat parle : cette sorte de repliement infini des frontières qui nous amène en toute tranquillité à enjamber ceux qui dorment en travers des trottoirs; on est loin d'une transposition de l'Inde au coeur de nos villes, ici. Il y a dans cette capacité de mise à distance, d'annulation pure et simple de l'autre, une tension incroyable, évidemment inversement proportionnelle à la distance "physique"; c'est un mur (d'indifférence comme le suggère la langue) qui s'érige et se replie avec une précision infinie.
Ces "marges" forment un paysage qui me rappelle les figures associées à la "digitation visqueuse" (instabilité de Saffman-Taylor) : une élongation infinie de la frontière jusqu'aux limites de la tension superficielle.
Une occasion en tout cas de se rappeler que ces marges ne sont que le résultat des choix individuels que nous faisons face aux alternatives qui nous sont proposées : ignorer ou non l'autre, fût-il ce clochard empestant l'alcool qui vient de monter dans la rame en insultant le monde entier au grand dam des voyageurs, c'est choisir de ménager ou non cet interstice où le système peut se glisser à son aise et commencer lentement son travail de déchirure, procédant par élargissements successifs, jusqu'à l'étape d'après, le licenciement "inévitable" des employés les moins productifs, par exemple.
Facile, de dire que le système ne peut pas travailler dans ces marges sans que nous ne les lui ouvrions tout d'abord et volontairement ? Facile, certes. Encore plus facile de l'oublier, néanmoins.
Les illustrations reproduisent deux affiches de Wiesław Wałkuski, pour Un chien Andalou (L. Buñuel) et Danton (A. Wajda), respectivement.
Ces "marges" forment un paysage qui me rappelle les figures associées à la "digitation visqueuse" (instabilité de Saffman-Taylor) : une élongation infinie de la frontière jusqu'aux limites de la tension superficielle.
Une occasion en tout cas de se rappeler que ces marges ne sont que le résultat des choix individuels que nous faisons face aux alternatives qui nous sont proposées : ignorer ou non l'autre, fût-il ce clochard empestant l'alcool qui vient de monter dans la rame en insultant le monde entier au grand dam des voyageurs, c'est choisir de ménager ou non cet interstice où le système peut se glisser à son aise et commencer lentement son travail de déchirure, procédant par élargissements successifs, jusqu'à l'étape d'après, le licenciement "inévitable" des employés les moins productifs, par exemple.
Facile, de dire que le système ne peut pas travailler dans ces marges sans que nous ne les lui ouvrions tout d'abord et volontairement ? Facile, certes. Encore plus facile de l'oublier, néanmoins.
Les illustrations reproduisent deux affiches de Wiesław Wałkuski, pour Un chien Andalou (L. Buñuel) et Danton (A. Wajda), respectivement.
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