vendredi 20 novembre 2009

Ceci est mon corps à 93° -- Mohamed Rouabhi


Ceci est mon corps.
Prends-le dans ta bouche.
Pour te souvenir de moi.
Pour te souvenir que je souffre encore pour l’éternité.

*

Nous sommes nés en Afrique. Il y a très longtemps. Nous sommes nés sur ce continent et ce continent a donné naissance à notre humanité toute entière.

Je portais sans doute le nom d’une plante qui poussait dans la terre. Ou d’un animal qui volait dans le ciel et que personne n’avait jamais vu de près. Ou d’une chose qui exprimait le mieux un sentiment ou un nom plus compliqué encore, un mot qui ne voulait rien dire et qu’une femme venait d’inventer, un mot que personne n’avait jamais entendu auparavant. Le premier mot. Car le premier enfant qui nait est toujours le premier enfant de l’histoire du monde. L’histoire de notre monde.

Le premier enfant était un Noir et sa mère lorsqu’elle l’a vu sortir de son ventre, l’a appelé Banou ; elle lui a dit dans cette langue que seules les femmes connaissent lorsqu’elles tutoient la vie qui sort de leur ventre, « Tu es Banou et tu es mon enfant ».

Le second était un Arabe. Il venait de l’Afrique lui aussi et lui aussi a eu une mère qui l’a baigné dans son ventre avant de le laisser sécher au soleil et respirer l’air de notre monde en l’appelant du nom de Ziad et en lui murmurant les mots de l’amour, les mots que seules les femmes peuvent prononcer sans bouger les lèvres.

Le premier enfant était un Noir. Il venait de l’Afrique.

Le second était un Arabe. Il venait de l’Afrique.

Nous ne sommes plus au début de notre monde, nous nous trouvons au commencement de notre histoire, à Clichy-sous-Bois.

Mais est-ce bien le commencement de l’histoire ?

Et cet air que ces enfants ont respiré avidement pendant dix-sept ans, était-il vraiment respirable lorsqu’on est de bonne constitution et capable de vivre bien au-delà de ce que peut espérer un corps encore immature ?

Qui a commencé ? Jusqu’où faut-il remonter ?

(... ici ...)

Où allons-nous maintenant. Que nous réservera l’avenir. Un nouveau sursaut républicain ? Un de plus ? Nous avons laissé nos rêves s’étioler et flétrir. Qui croit, en toute sincérité, que cela changera un jour et que la machine s’inversera, que le rouleau compresseur cessera de tracer des routes à travers les corps de tous ceux qui ont le malheur de trébucher une fois ?

Pour beaucoup d’entre nous, nous portons la vie à bout de bras, chaque jour, pour la mener au lendemain, pour recommencer le jour d’après la même chose. Notre existence est-elle devenue un fardeau, pour que nous n’ayons même plus conscience du peu de joie qu’elle nous procure ? Et du peu de temps que nous consacrons à lui donner le visage de l’insouciance et du simple plaisir de vivre, comme ça, gratuitement, pour le simple plaisir de la vivre ?

Qui croit sincèrement, au fond de lui-même, que cette société que nous avons construite sur une faille sismique, sera capable de résister encore aux cataclysmes à venir et recommencer comme si de rien n’était ?

Sans jamais essayer de boucher les trous dans le sol.

Ceci est mon corps.
Il ne me reste plus que ça.
Un morceau d’éternité.
Ne le jette pas tout de suite.
Prends-le.
Il a encore du goût.
Le goût de la vie.



Mohamed Rouabhi. Drancy. Novembre 2005




Novembre 2009 ... comme si de rien n'était.

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