vendredi 16 janvier 2015

Hommes liges des talus en transes -- Paol Quéinnec (Keineg)




Il pleut sur les coqs de bruyère

il pleut sur les constellations de bouleaux blancs

il pleut sur les charrues matinales barbouillées de terre glaise

il pleut sur le pain chaud au sortir des fours visités d'un gros feu tranquille

il pleut sur le poitrail des chevaux rubiconds

il pleut à verse sur la pelouse des toits lacustres baignée de merles et de bouvreuils

il pleut sur les femmes obstinées à emplir les églises par l'entonnoir des porches

il pleut sur les planchers d'aiguilles de sapin sur l'escalier des mousses remuées de salamandres

il pleut sur le lac tranquille des âmes simples

il pleut sur les hommes lourds et muets





je m'éveille

je m'asseois sur les talus limpides

je m'installe sur la fesse des montagnes de laine

et je compte

je compte





des averses de pluie grise sur la pente des forêts

les hérons claquant des ailes dans les matins rugueux

les enfants qui poussent dans les fissures du ciel noir





las de l'exil

j'approche de la table le banc

et à la clarté du couteau

je laisse plonger en moi les racines du pain





plus loin que les matins de globules rouges plus loin que le sang caillé des bruyères où rament les éperviers





plus loin que les lièvres blancs et gris et que les cheminées qui reprennent haleine





plus loin que les courts matins d'hiver qui voient passer dans l’œil des enfants la caresse des étangs sauvages





plus loin que les chevaux qui hennissent rouge au cœur des patries effilochées

- ils sont la première offrande  l'océan qui ramasse ses griffes sur la plage -

- ils sont couleur d'orgue et de grêle -





plus loin que le nœud des respirations blanches plus loin que la végétation des colères inextricables qui lancent leurs lianes parmi les hommes en démolition





plus loin que les migraines veloutées qui grattent et qui mordent plus loin que les aurores boréales brûlées des banquises à la rencontre des pays de rosée





plus loin que les destins limés à raz de rotules





plus loin que la braise flambante de l’œil





le silence

le champ clos du silence

la fermentation du silence qui butte contre les vitres





hommes

je vous parle d'un temps

d'un temps qui ne nous appartenait plus

mais d'un temps artésien

qui sourd au moindre coup de pioche





je vous parle du temps où l'on bâtissait les forêts

du temps où chaque fleur nouvelle-née recevait des hommes le sel du langage

du temps où l'océan délivrait librement ses permis de séjour

c'était du temps des remue-ménage d'abeilles sous la coupole des ruches

c'était du temps où les chiens soucieux flairaient tout le jour la vulve des juments

du temps où cette terre était hantée d'un peuple solennel





hommes

j'ai compté

les jeux d'enfance sur les digues velues

les envols de vaisseaux gonflés de blé

les discours de prêtres absolus au seuil des quais transparents

et les foules qui dévalent les torrents d'escaliers

les foules qui boivent la buée des digitales

les foules dévorées de vertige



 

c'était du temps

où l'homme était un frère

pour l'homme

où les hommes se disaient bonjour

chaque matin

du haut de leurs échelles

du haut de leurs collines

où les hommes chaque matin

saluaient

le lait de la pluie





j'ai compté

la rose du ciel vert

les nasillements d'hirondelles à raz de cheminées

les impulsions d'aubes feuillues chez les hommes qui naissent à eux-mêmes

la dépossession d'une patrie entière





et au bout de l'océan les cocons de nuit la course droite des sangliers la plainte des moissons moisies tramées d'insectes vidés





au bout de l'océan les campagnes fougueuses et les villages en quinconce débordant du fatras des moissons





au bout de l'océan le poil humide des chevaux de cristal le corail des lavoirs et des sources les chiens roux lisses de sommeil





au bout de l'océan la machine des bocages explosifs les gradins de l'aurore parmi les arbres craquants





au bout de l'océan le rire des sauterelles le maquis des congres et des lamproies la connaissance ininterrompue de la mort





au bout de l'océan l'établissement des hommes lucides inventant une patrie délibérée dressant sur les promontoires des villes de pierre des animaux de chair





au bout de l'océan les reflets battus d'oiseaux noirs le sifflement de la vapeur dans les poumons et les poignets tendus





au bout de l'océan la confusion des paroles et des gestes la visitation d'étranges bêtes brûlantes agitées de soubresauts la visitation massive des boules de feu





je sors de ma maison

j'avance à grands pas dans le trèfle

le vent aigu se frotte à la pommette des collines

il y a autour de moi de vieilles gens qui meurent le visage tourné vers le mur

il y a de vieilles cheminées qui rêvent gorgées d'herbe et de brindilles

et les hommes cachent leurs blessures sous l'eau de leur sourire





j'ai compté

l'anneau frais des champignons tumescents

le choc des éperviers contre l'automne opaque

les tribus de merles froids sur les chemins creux

le crapaud secret tassé sous la pierre de mon cœur
 




hommes de mon pays

hommes de mon pays et d'ailleurs

hommes prophètes en leur pays

hommes de sperme et de vapeur

hommes extraits des ventres bondissants 

taillant dans la plaine les fleuves navigables

hommes splendides fomentant des embrasements de moissons sous les cheveux électriques de l'orage

vous avez mon cœur vous avez ma bouche

vous avez mon rire et mes yeux noirs

vous avez mon appétit d'aubes de cuivre au goût de sureau

mon appétit de femmes fécondes dans la pénombre de midi

mon appétit de justice

simplement

simplement

hommes rutilants qui vous débattez sous l'agression mécanique des horloges

mettant à nu chartes civilisations et traités

apogées et massacres

vous vous brûlez les doigts à un passé toujours chaud sous l'écorce





garçons bruns et luisants caressant la croupe des filles lointaines

garçons en feu oscillant dans les nuits déchirées par le déferlement des astres et le passage des aurores

garçons cuisants quand mugissent les taureaux de lumière sur les vaches molles

vous avez mon cœur

vous avez ma bouche

filles claires et flexibles glissant sur la peau satinée des vagues

filles de schiste tisonnant une éruption d'herbe fraîche dans nos puits de fièvre

filles soyeuses dans vos sommeils d'écume

filles fortes de tendresse exclusive

je vous veux chaudes

excessives





hommes de mon pays

j'ai compté

la pierre poussée au bout du soulier

le fracas des moineaux dans l'herbe des gouttières

les éclaboussements de roses sous les fenêtres basses

la parade des saisons violette au fond des vallées trempées de bruyère





je te crie pays

pour tes éblouissements d'yeux dardés

pour tes contrebandes de chaleurs farouches

tes généalogies engluées

tes granits poreux et glaçés





je te crie pays

pour tes fouillis de luzerne à fleur de peau

tes pur-sang purulents qui verdoient de sulfure 

tes murs d'écurie écrasés par le coup de pied des chevaux





pays

tu me déchires les naseaux

je clapote au creux de tes artères calcifiées

je traverse en troupeau le haut-plateau de tes poumons crevés

je tombe en gouttes d'eau chaude sur le dédale des fermes apoplectiques

pays j'embouche tes estuaires et j'y porte les plus rauques marées

charrie à jamais

l'eau noire de l'hiver

le flot de la terre perpétuelle





j'appelle à toi la respiration des locomotives sur les champs de fougère 





hommes ô hommes

hommes de soc et de sang

hommes décharnés dans la bulle des baies

halez vos barques fardées vers les feux allumés sur les plages

hommes qui flottez en tronçons de beauté au ras de la lumière

je fais l'éloge de toutes vos soifs

je fais l'éloge de toutes vos faims

il y a ceux qui forgent clairières au coeur des forêts pour y promener leurs troupeaux cotonneux

il y a ceux qui prennent possession du fœtus à la racine

ceux qui se laissent dissoudre dans leurs descendances épaisses

ceux qui chantent sur les collines et nouent ensemble les quatre éléments

ceux qui ornent les jardins publics de ruisseaux clairs comme levers de soleil sur l'imminence des plages bleues

ceux qui procèdent à des ordonnations de fleuves souterrains

ceux qui déclament à tue-tête des poèmes bousculés

ceux qui sans rien dire versent l'ambre et l'étain sur les villes manufacturées

ceux qui marchent dans la plaine en compagnie de filles longues et clairsemées





vous tous qui êtes moi

et plus encore

vous tous qui êtes plus que moi

je vous entends tourbillonner dans la dérive des silences giclés

et je crie





suicides mauves derrière les persiennes closes

enfants rachitiques que l'on repousse du bout du pied

hommes qui traversez la vie comme on traverse un long tunnel humide

paysans coagulés tronc à tronc conduisant de la voix les ruées de troupeaux

soleils que l'on dirige à bout portant contre le cœur des chevaux





j'ai vu mourir dans la nuit des hameaux les enfants couleur de mouettes et les filles brunes surgies du lait

j'ai vu tomber par touffes l'ardoise des toits inertes

j'ai vu proliférer les marécages aux lèvres des collines

il faisait un temps de flammes vertes

            un temps de poussière d'acier

            un temps d'yeux germés 

j'ai vu sous les paupières du ponant s'effriter les enfants pâles et dilatés





lourd héritage de fatigues

d'espoir séquestré

de forêts en gestation

chroniques blettes de chanteurs vibrant dans la lumière des branches

pays de paille grise

pays gonflé d'humidité redoublant de violence

pays d'attente et d'éboulis





j'imagine un pays d'étonnante fureur minérale 

guettant l'odeur des fusils au cœur des capitales

un pays d'espoir et de rouges-gorges incendiés

descendant des collines vers les villes étouffées

- et les fleuves mus par les chaudières du vent se scindent à son approche -

j'imagine que l'envahissent les arbres

arbres sauvages aux fruits épais comme des chats huileux

arbres dépositaires du tronc des feuilles et de nos racines

arbres bâtisseurs filtrant les soleils qui bouillonnent par le delta de nos racines

arbres en ruine sur les terrains vagues grands arbres sillonnés d'oiseaux et de chenilles

ifs nourris d'ossements et de vent pins jonchés de sève chênes dont on fait chaloupes et goélettes

et vous chouettes bulbeuses accrochées dans l'espace de leurs branches piverts buvant l'écorce par saccades buses rouges déchiquetant le lichen des béliers en rut

arbres chauds et poitrinaires qui tendez les naseaux dans les réseaux du vent

je contemple ce pays bâti de coteaux et de criques

cerné de climats douceâtres

traqué de tourbes révolues

outrepassé de tumeurs pâles et de pustules

où il n'y a pas de place pour le paysan seigneur des terres immobiles

pour le prolétaire en usine combattant les négoces et les engrenages féroces





soudain

nous prend en route

      le mal taillé en coin

      le mal qui vrille et qui taraude

      le mal qui fore et qui perfore

      le mal qui force chaque pore

      le mal mèche de tarière

      le mal douleur de vilbrequin

      le mal du pays natal





mes frères mes frères

hommes brûlants plantés d'épines

hommes tranchants à l'écoute des sismographes

hommes de mon pays

et d'ailleurs

buvez aux geysers de l'humanité

appareillez pour de grands hommes lourds de justice

rassemblez vos propos acérés depuis la pulsation des estuaires jusqu'aux profondeurs de l'étable

hommes simples assis derrière vos tables vernies

hommes empêtrés de tabous et d'interdits

je vous entends pourtant crépiter dans les flammes dévorantes de l'esprit

hommes liges des talus en transes et des villages abandonnés

hommes brodés urinant le long des fossés

hommes de vieille candeur célébrant des divinités aux joues roses et fanées

et vous aussi hommes des villes

collectionneurs de meubles et d'ustensiles

hommes émaciés pourrissant sur la muqueuse des villes étrangères

vous partagez nos démangeaisons de liberté

hommes puissants disputant la sérénité de l'orgue et des esplanades

hommes croustillants héritiers de toute lèpre et de toute famine

hommes trop humiliés

les poings fermés de fureur

terrés dans le tanin de vos chairs meurtries





maintenant le vent

monté des herbages de l'enfance

les vent des basses-cours écarlates

dans les conques marines de la plage

je n'attends rien de la vie

qu'un bruit brisé de charrettes

qu'un rayon de miel couché au fond d'un saule

qu'un assaut de lumière parmi les femmes

maintenant l'odeur des champs mouillés

le vrombissement âcre des moulins

et le vent qui toujours repousse

l'odeur de mort





je n'ai plus peur d'aimer

je n'ai plus peur de serrer les poings

je fais l'éloge de l'homme récalcitrant

et je vous parle

hommes pétris de pétrels

de coopératives de production

d'usines en autogestion

de Bretagne socialiste à venir





hommes réels de fond en comble

je n'ai plus peur d'aimer

je n'ai plus peur de serrer les poings

peuple fébrile et agité

peuple en proie à des sédimentations séculaires

peuple ruminant ses ouragans frais découverts

je te parle

de traîtrise et d'agression

d'exploitation coloniale

de nécessaire révolution





hommes disparates et succulents

je vous parle de traites et d'échéances

de terres grevées et hypothéquées

d'un tumultueux prolétariat agricole





(c'est à vous aussi que je parle

gens de façade et de nulle envergure

gens de sottise et de papiers gras

gens qui vous taisez

obstinément

quand on repousse

à coups de matraques et à coups de souliers

les hommes révulsés d'immense révolte

c'est à vous aussi que je parle

court-circuiteurs de notre conscience collective)





dignité des hommes

sérénité des hommes

épaisseur des maçons liant murailles

tréfonds tremblant des cantonniers équarrissant les ronces dans le lit du fossé

éboueurs mécaniques à la barre des faubourgs en spirale

vous tous qui êtes moi

charretiers tournoyants au torse de cendre et d'écume

architectes aériens fourmillant de poutres et d'arêtes

grands peintres inquiets chuintant de couleurs à l'ombre de belles femmes douloureuses

marins sur le carreau des océans débitant de vastes pèches frénétiques

vous tous qui êtes moi

et plus encore

agriculteurs austères engrangeant avec précision les cheptels parfumés

cordonniers moussus crissant d'aiguilles et d'alènes

travaillant à la dague et au couteau dans l'éternité des arrière-boutiques

leveurs de chanson en plein air

prêtres bardés de paraboles qui pleurent le soir au fond des presbytères

charpentiers hallucinés au faîte des tourments et des angoisses pulpeuses

trafiquants d'orgue par-dessus les cimetières radieux

nous n'avons pas le choix

nous n'avons pas choisi

de naître la bouche close et les membres épars

de naître l'anxiété au ventre chaque instant de ces années engourdies

nous n'avons pas choisi

de naître frileux et fiévreux

dans ce pays atrophié inaccompli démantelé

inachevé

mais nous ne épousons chaque rainure chaque aspérité

nous en épousons chaque merveille disloquée





ô collines

refuges de vieux renards éraillés

j'aime vos pentes maigres

et je vous appelle montagnes

petites montagnes lisses imbibées de fleurs

inouïes et roses à l'approche de l'eau

épandues sur l'arche des plaines foisonnantes

collines collines

vos sabots palmés posés sur les rassemblements de phoques pointus et de crabes acidulés

vos calèches de feuilles mortes et vos cochers de lierre

courbes stériles offertes aux eaux transparentes de la mémoire

rocs déglutis par un troupeau de mammouths

j'aime vos habitants titubant de labours parmi des milliers de vaches

j'aime vos appels de parfum et vos grands gestes de bruyère

je m'accoude aux barrières de châtaignier

je contemple ces villages un peu boiteux

les chats en boule sur la paille des chaises

les enfants qui entrent chez eux les sabots à la main

il n'y a pas de passé en Bretagne

seulement un imperceptible mouvement des lèvres au détour de petites phrases anodines et friables

seulement un présent de grossière injustice

un avenir barré de violence et de poussière





il n'y a pas de passé en mon pays

sinon un bourdonnement d'hommes réfractaires





je n'ai pas encore parlé des femmes - elles portent en elles le frai prophétique des silences embués de larmes

femmes fraîches dans la profusion du silence - doucement inquiètes à l'approche de l'orage

femmes lasses étouffant de solitude - s'usant par les doigts et par les lèvres

je tremble à l'idée de vous voir embrasées de cascades et de torrents - coulant vos branches dans l'herbe du ruisseau

femmes d'alcool germant sous la cendre des fleurs - gouttes de rosée tombées sur la peau d'une pomme rouge

ô très vastes femmes trouées de lumière - assises dans les vergers en attendant les hommes

femmes debout sur le pas de leurs portes - remuantes d'enfants





je revois les assemblées de femmes dans les cuisines ordinaires - elles parlent au chat et réprimandent à voix heureuse le café qui s'attarde au filtre des cafetières

je revois tous les visages au printemps et en été

les lessives en plein champ qui bleuissent les mains gonflées - la métamorphose des enfants par à-coups et soubresauts

l'explosion somptueuse des batteuses parmi les hommes raides - la poussière salée des rires échangés entre deux gerbes

et les femmes rient le sang aux joues en attaquant la balle sans cesse renaissante - elles versent le cidre et le vin dans des bols frappés de coqs rouges

la fermentation des greniers repus - la soupe lapée bruyamment - le craquement des marches d'escalier

très belles femmes cambrées dans l'épaisseur d'un ciel d'été





pays

je te rencontre

chaque matin :

les aurores de miel roux

le ressort vivant des troupeaux turbulents

les chevauchées inlassables

parmi les tourbes

et le royaume des fougères





pays 

dans ton ardoise

tu portes empreinte de l'oiseau-feuille

pays sonore et obsédant

tiré sur le parvis des plages sobres

je te rencontre

chaque matin :

le fuselage empenné des loutres rebondissantes

la cabriole des poulains en fleurs

la ruade des hommes illuminés

jetés à l'exil





pays

ô raffinerie d'hommes surabondants

tu as cristaux de gel

pour empreintes digitales





je revois

les genêts sur les ruines sèches

les manoirs de quartz entourés d'eau

les vieux ducs pourpres dans le soleil couchant

les ermites collecteurs d'impôts sur le pain et les étoiles

les implacables constructeurs de ponts et les apprêteurs minutieux de la marée





mais je ne peux

longtemps m'asseoir dans l'herbe

les déportations massives continuent

nous avons chaud à nos fleuves

nous avons chaud à nos relents d'alcool

nous sommes 

un peuple-haut-fourneau

un peuple-coulée-d'aubépine

nous ne capitulons pas





je m'arrête près des herses et des rouleaux

je mâche nos premières pousses de liberté

j'ouvre l'éventail des champs labourés 





après la conquête et la colonisation

après les ruptures de communication

après les difficultés d'approvisionnement

après le pullulement des friches et les taxes durement exigées

après le retour en force des mauvaises récoltes

nous arrivent

du fond des siècles mous

les grandes découvertes

la roue la boussole l'imprimerie

l'exploration haletante des landes fertiles

la levée en masse de forêts comestibles 

un commerce de faims nouvelles par les routes de porcelaine

et notre peuple accomplit soudain des révolutions étincelantes à la face du monde

un peuple vaincu s'exerce au maniement des marées montantes





et me voici à jamais

dans le sainfoin de la jeunesse

je fourrage les collines taries

j'irrigue les collines désertées par les charrues mordantes

je terrasse les collines rabotées par les détonations du vent

j'émancipe les fleurs et les oiseaux





je les vois qui s'assemblent tous sur les places

irrigateurs des consciences par la noisette et le chèvrefeuille 

bûcherons de l'aube arrimés aux cotres du soleil 

défricheurs herbus et ruminants jetant les grappins dans un passé interdit

écoliers ternes et appliqués établissant soudain des relations de cause à effet 

ouvriers analogues s'éveillant avec lenteur au creux des faubourgs crispés

grappes de femmes lourdes enracinées dans la douleur des hommes

ouvriers en grève exigeant droit de regard et de pression sur les tubulures du pays

colleurs d'affiches vendeurs de journaux distributeurs de tracts porteurs de pancartes

étudiants insolents et nerveux se dérobant avec véhémence aux haleines fétides aux visages craquelés

écoliers rieurs éprouvant du pied le fragile équilibre de l'eau et du feu

syndicalistes vingt fois licenciés aux gestes robustes d'hommes mesurant l'éternité

paysans matraqués à bas de leurs tracteurs qui le soir sortent les livres précieux sur la table

vous êtes la Bretagne qui vient au feu

vous êtes la Bretagne qui s'ouvre aux vents du monde





aujourd'hui

je vous le dis

nous allons procéder à des glissements de terrain

il y aura des sursauts de lumière dans le brouillard des solitudes

et l'angle des fenêtres écumera de fougères

alors nous nous installerons dans l'odeur des charpentes et le soulèvement des toitures pour des émeutes de tendresse

les chaînes des chiens vont se défaire

les maîtres d'école vont écrire aux tableaux la palpitation des marées

les armadas de tracteurs vont mettre à jour des terres inconnues

nous nous apprêtons à vivre à l'ombre des moissonneuses-batteuses





     assigné à résidence

dans les contrées mortes de l'eau en suspension

     je sens les mépris innombrables

enfouis dans nos ventres pour un pain de colère

(mille serpents de ciment se lovent dans nos ventres)





aujourd'hui

je vous le dis

un peuple nouveau émerge lentement qui se ménage des moissons exemplaires

un peuple nouveau se dégage des siècles gluants





ce pays nous sort de l'ombre débordé par les invasions de mer étale

ce pays suri dans l'odeur des semailles s'adosse aux calmes ressacs du levant

ce pays porté disparu sur les catalogues de l'océan s'enivre à chaque sphaigne de l'écume

ce pays aux gisements de nuit jette ses oripeaux aux trous d'aubes vermeilles





bienvenue à l'araignée qui tend ses lassos de gelée blanche

bienvenue à l'énorme floraison de nos poumons héliotropiques

bienvenue à la futaie ordonnée d'immenses céréales

bienvenue au filtre frais des forêts immuables





ce pays chloroformé ce pays bruissant d'espoir clandestin rouvre les yeux sur les banlieues surmarines

que naissent en moi les pluies câlines pour humecter les campagnes polychromes

que saignent les fougères fripées pour l'amour des hommes qui tâtonnent

qu'éclatent les bouches captives de mon peuple enfanteur d'hirondelles

que se redressent les maisons arrachées à la matrice des frondaisons liquides

que s'éveille mon peuple aux quatre coins du monde matinal






Brest-Recouvrance, avril   1968.
Merthyr       Tydfil,  juillet 1968.


















Cela fait longtemps maintenant que Paol Keineg a abandonné cette veine "Walt Whitmanienne", plutôt unique en France ; pour entendre sa voix d'aujourd'hui, Mauvaises langues (2014) n'est pas encore épuisé, chez Obsidiane, et puis ici