Nous avions prévu bien des choses, sinon toutes ; nous avions examiné avec réalisme la naissance et le développement des événements et nous nous étions dit : oui, cela pourrait bien commencer ainsi, se dérouler de cette façon, à condition que l'on n'y fasse pas obstacle. Et pourtant, nous avions vécu alors comme si rien de tout cela ne devait jamais arriver.
(in Manès Sperber, Au-delà de l'oubli, Calmann-Lévy, 1980 ; cité dans Jean-Michel Palmier, Weimar en exil, Payot 1988)
Combien sommes-nous aujourd'hui, assis sur les "falaises de marbre", à regarder monter la vague, à en commenter les remous, tout en nous livrant à nos "chasses subtiles" ; à l'aune de ce qui menace, écriture de blog, peaufinage de théorèmes et chasse aux papillons se valent bien.
En passant, Weimar en exil est un chef d’œuvre. Entre l'exposé de la ligne directrice
Cette république mal aimée, menacée de toutes parts, exigeait d'eux qu'ils se contentent d'apporter leur soutien à un régime mal accepté et on fera de leur refus de ne pas critiquer une véritable forfaiture. Pourtant, du style pédagogique de Carl von Ossietzky à la satire de Kurt Tucholsky, un même combat se déployait : obliger la République à être à la hauteur de sa mission, l'amener à combattre tout ce qui la menaçait, avertir, avertir encore. Ce qui frappe avec le recul, c’est qu'en dépit de leur idéalisme, ils surent reconnaître à temps presque tous les dangers.
Par rapport à leur exemple, combien de discussions sur "l'engagement", "le pouvoir des intellectuels", la "politisation de l'art" semblent trop simples. Le destin de cette intelligentsia, son comportement, ses paroles, ses actes, ses écrits dans les années qui virent monter le fascisme, mais aussi à travers l'exil, tout comme la longue suite de combats qu'elle a perdus, sont un extraordinaire exemple sociologique qui donne à réfléchir si, comme l'affirme Gramsci, il est "possible de penser le présent, et un présent bien déterminé, avec une pensée élaborée pour les problèmes d'un passé bien souvent lointain et dépassé". Leurs rares victoires nous concernent, leurs défaites encore plus. Et aucun de leurs combats de saurait nous laisser indifférents. C'est cette trajectoire dans l'histoire d'une génération intellectuelle, son inscription, ses traces, que nous avons choisi d'interroger à travers l'effondrement de la République de Weimar, la montée du national-socialisme et l'exil. En reprenant sous forme de question l'affirmation de Brecht : "La Bête intellectuelle est dangereuse", nous avons tenté de comprendre la capacité qu'eurent ces écrivains, ces artistes, ces intellectuels d'agir sur leur temps. Et c'est justement parce que l'époque de al République de Weimar fut l'une des plus riches sur le plan culturel qu'elle nous semble constituer un exemple à peu près unique.
et la conclusion
"Écrire, ce fut longtemps demander à la Mort, à la Religion, sous un masque d'arracher ma vie au hasard. Je fus d’Église, Militant, je voulus me sauver par les œuvres (...) L'illusion rétrospective est en miettes ; martyre, salut, immortalité, tout se délabre (...) Je vois clair, je suis désabusé, je connais mes vraies tâches", écrit Sartre à la fin des Mots et, comme un écho lointain, résonne le rire de Kurt Tucholsky et de son admirable apostrophe "au lecteur de 1985", écrite en 1926 :
Je ne peux même pas entamer avec toi, par-dessus la tête de mes contemporains, un dialogue de haut niveau sur l'air de : on se comprend nous deux, car tu es à l'avant-garde, comme moi. Hélas, cher ami - toi aussi tu es un contemporain - Et au mieux, quand je dis "Bismarck" et que tu es obligé de te creuser la cervelle pour savoir de qui il s'agit, je grimace à l'avance un pauvre sourire : tu n'imagines pas comme les gens qui m'entourent sont fiers de leur éternité ... Non, n'insistons pas. D'ailleurs le déjeuner t'appelle.
Bonjour. Ce papier est déjà tout jaune, jaune comme les dents de nos juges, regarde la feuille s'effrite entre tes doigts ... eh oui, il est si vieux. Va dans la paix de Dieu - si vous donnez encore le même nom à cette chose là. Nous n'avons probablement pas grand chose à nous dire, nous autres, gens ordinaires. La vie nous a dissous, notre contenu s'en est allé en même temps que nous. Tout était dans la forme. Ah oui, je vais tout de même te serrer la main. Les usages. Et tu t'en vas.
Mais tu ne partiras pas sans ces derniers mots : vous ne valez pas mieux que nous ni ceux d'avant. Mais alors, vraiment pas, vraiment pas.
il y a quelques neuf cents pages ; toutes sont indispensables (on peut seulement sauter allègrement au-dessus de la (brève) section II de l'introduction qui sacrifie à la tradition universitaire de l'"état de l'art" ... soporifique à souhait pour qui n'est pas professionnellement de la partie).
Et comme le monde a rétréci depuis les années trente, une lecture simplement pragmatique pourrait se concentrer seulement sur la brève discussion de l'"émigration intérieure".
A condition de la méditer ...
A condition de la méditer ...