jeudi 5 juillet 2012

Le tribunal secret -- Jean Tardieu


Jürgen Reble
image extraite de Passion (1990) 




Jadis, je m'avançai peu à peu - et (n'étant pas philosophe) plutôt par images que par raison - vers le pressentiment de la toute-puissance du rien.
Ce Rien, tantôt je l'imaginais comme un feu blanc et froid d'une insoutenable intensité, dont la seule approche réduirait en poussière les matières les plus dures, les étendues les plus peuplées, les astres les plus lourds.
Tantôt je le voyais comme une sorte de bénédiction, comme un sacrement, comme un majestueux renoncement à tout ce qui existe, comme un apaisement répandu autour de nous ou bien logé profondément au cœur de chaque objet, - un tremblement qui s'empare des choses au moment où elles vont disparaître, un contour déjà rongé par l'absence, un halo vacillant qu'un regard exercé pourrrait sans doute apercevoir. (Cette permanente menace de destruction n'était ni triste, ni douloureuse, mais acceptée et presque enivrante, posant sur nos paupières de grandes mains maternelles.)
Tantôt enfin, ce Rien m'apparaissait au point précis où la conscience s'interroge et se fait peur à elle-même. Ce n'était plus alors une puissance de l'univers, mais cette vox monotone et lancinante dont le bourdonnement confus affleure en nous sous le vacarme de la vie, à certains moments de lassitude, quand il semble que notre personne, qualifiée, temporelle et nommée, s'efface devant son épouvantable contraire : présence informulée, pressentiment, menace et reproche, tribunal secret où toute vie, - pire : où tout être est condamné.

in La part de l'ombre, (1967), Poésie / Gallimard