Si la politique s'est vidée de sa substance, c'est parce qu'elle combine la plainte inarticulée des laissés-pour-compte avec une représentation au sommet tellement agrégée que les deux semblent en effet sans commune mesure. C'est ce que l'on appelle le déficit de représentation.
Or quel est l'animé capable de décrire un peu précisément de quoi il dépend ? La mondialisation-moins a rendu cette opération quasiment impossible -- et c'était son but principal : ne plus donner de prise aux protestations, en rendant impossible à suivre le système de production.
D'où l'importance de proposer une période initiale de dé-agrégation pour affiner d'abord la représentation des paysages où se situent les luttes géo-sociales -- avant de les recomposer. Comment ? Mais, comme toujours, par la base, par l'enquête.
Pour cela, il faut accepter de définir les terrains de vie comme ce dont un terrestre dépend pour sa survie et en se demandant quels sont les autres terrestres qui se trouvent dans sa dépendance.
Il est peu probable que ce territoire recoupe une unité spatiale classique, juridique, administrative ou géographique. Au contraire, les configurations vont traverser toutes les échelles d'espace et de temps.
Définir un terrain de vie, pour un terrestre, c'est lister ce dont il a besoin pour sa subsistance, et par conséquent ce qu'il est prêt à défendre, au besoin par sa propre vie. Cela vaut pour un loup comme pour une bactérie, pour une entreprise comme pour une forêt, pour une divinité comme pour une famille. Ce qu'il faut documenter, ce sont les propriétés d'un terrestre -- dans tous les sens du mot propriété -- par qui il est possédé et ce dont il dépend. Au point, s'il en était privé, de disparaître.
La difficulté, évidemment, c'est de dresser une telle liste. C'est là où la contradiction entre porcès de production et procès d'engendrement est la plus extrême.
Dans le système de production la liste est facile à dresser : des humains et des ressources. Dans le système d'engendrement, la liste est beaucoup plus difficile à enregistrer puisque les agents, les animés, les agissants qi la composent ont chacun leur propre parcours et intérêt.
Un territoire, en effet, ne se limite pas à un seul type d'agent. C'est l'ensemble des animés -- éloignés ou proches -- dont on a repéré, par enquête, par expérience, par habitude, par culture, que leur présence était indispensable à la survie d'un terrestre.
Il s'agit d'étendre les définitions de classe en les prolongeant par la recherche de tout ce qui permet de subsister. A quoi tenez-vous le plus ? Avec qui pouvez-vous vivre ? Qui dépend de vous pour sa subsistance ? Contre qui allez-vous devoir lutter ? Comment hiérarchiser l'importance de tous ces agents ?
C'est quand on pose ce genre de question que l'on s'aperçoit de notre ignorance. Chaque fois que l'on commence ce genre d'enquête, on est surpris de l'abstraction des réponses? Et pourtant les questions d'engendrement se retrouvent partout, aussi bien dans celles de genre, de race, d'éducation, de nourriture, d'emploi, d'innovations techniques, de religion ou de loisirs. Mais voilà, la mondialisation-moins a fait perdre de vue, au sens littéral, les tenants et les aboutissants de nos assujettissements. D'où la tentation de se plaindre en général et l'impression de ne plus avoir de levier pour modifier sa situation.
On dira qu'une telle description des terrains de vie est impossible et qu'une telle géographie politique n'a pas de sens et n'a jamais eu lieu.
Il existe pourtant un épisode de l'histoire de France qui pourrait donner une idée de l'entreprise : l'écriture des cahiers de doléances, de janvier à mai 1789, avant que le tournant révolutionnaire ne transforme la description des plaintes en une question de changement de régime -- monarchique ou républicain. Avant justement que ne s'agrègent toutes les descriptions pour produire la figure classique de la Politique comme question totale. Figure que l'on retrouve aujourd'hui dans l'immense et paralysante question de remplacer le Capitalisme par quelque autre régime.
En quelques mois, à la demande d'un roi aux abois en situation de déroute financière et de tension climatique, tous les villages, toutes les villes, toutes les corporations, sans oublier les trois états, parviennent à décrire assez précisément leur milieu de vie, et cela règlement après règlement, lopin de terre par lopin de terre, privilège après privilège, impôt après impôt.
Évidemment la description était plus facile à une époque où l'on pouvait repérer plus aisément qu'aujourd'hui les privilégiés que l'on côtoyait tous les jours ; où l'on pouvait parcourir d'un seul regard le territoire qui assurait sa subsistance -- au sens terriblement précis de ce qui évitait la disette.
Mais, quand même, quel exploit ! On nous demande toujours de vibrer aux récits de la prise de la Bastille ou de Valmy, alors que l'originalité de cette inscription, de cette géo-graphie des doléances, est au moins aussi grande. En quelques mois, remué par la crise générale, stimulé par des modèles imprimés, un peuple que l'on disait sans capacité a été capable de se représenter les conflits de territoires qu'il appelait à réformer. Exister comme peuple et pouvoir décrire ses terrains de vie, c'est une seule et même chose -- et c'est justement de cela que la mondialisation-moins nous a privés. C'est faute de territoire que le peuple, comme on dit, finit par manquer.
On trouve dans cet épisode un modèle de reprise, par la base, de la description des terrains de vie d'autant plus impressionnant qu'il n'a, semble-t-il, jamais été recommencé.
Est-il possible que la politique ne se soit jamais rechargée, en France, de ses enjeux matériels, à ce niveau de détail depuis l'époque prérévolutionnaire ? Serions-nous moins capables que nos prédécesseurs de définir nos intérêts, nos revendications, nos doléances ?
Et si c'était la raison pour laquelle la politique semble vidée de toute substance, ne serions-nous pas tout à fait capables de recommencer ? Malgré les trous que la mondialisation a partout creusés, rendant si difficile le repérage de nos attachements, on a peine à croire que l'on ne puisse pâs aujourd'hui faire aussi bien.
S'il est vrai que la disparition de l'attracteur Global a totalement désorienté tous les projets de vie des terrestres -- et cela n'est pas limité aux humains -- alors il devrait être prioritaire de recommencer le travail de description pour tous les animés. En tout cas l'expérience vaut d'être conduite.
Ce qui est frappant dans la situation actuelle, c'est à quel point les peuples qui manquent se sentent égarés et perdus, faute d'une telle représentation d'eux-mêmes et de leurs intérêts, et se comportent tous de la même façon, ceux qui bougent comme ceux qui ne bougent pas, ceux qui émigrent comme ceux qui restent sur place, ceux qui se disent "de souche" comme ceux qui se sentent étrangers : comme s'ils n'avaient pas de sol durable et habitable sous leurs pieds, et qu'il fallait qu'ils se réfugient quelque part.
La question est de savoir si l'émergence et la description de l'attracteur Terrestre peuvent redonner sens et direction à l'action politique -- en prévenant la catastrophe qui serait la fuite éperdue vers le Local aussi bien que le démantèlement de ce qu'on a appelé l'ordre mondial. Pour qu'il y ait un ordre mondial, il faudrait d'abord qu'il y ait un monde rendu à peu près partageable par cet effort d'inventaire.
in Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s'orienter en politique, La Découverte, 2017