Sienne, palais public, sala della Pace : c'est ici. L’œuvre est intangible, inséparable de l'endroit qui l'a vue naître, comme la peau tannée de ce grands cadavre qu'est un édifice ancien.
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Les effets du mauvais gouvernement
(mur ouest)
(source)
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C'est de cette image que je souhaite parler, mais moins pour en faire l'histoire, ou pour la déchiffrer patiemment à la manière de ces rébus dont raffole l'iconographie, que pour comprendre sa puissance d'actualisation. Je cherche à saisir cette stupéfiante force de persuasion qui vous happe et vous saisit, "à coup sûr" dira au XVe siècle le prédicateur Bernardin de Sienne, et déborde le contexte brûlant de sa réalisation pour filer droit vers aujourd'hui. Parmi les nombreuses raisons qui a rendent si profondément actuelle, qu'il me soit permis de n'en retenir qu'une seule. Les murs du Palazzo pubblico de Sienne s'embrument d'une menace, qui pèse sur le régime communal. Les citoyens siennois sont fiers de leur république, mais celle-ci est en danger. Rôde le spectre de la seigneurie, que le peintre figure - pour se faire peur, ou au contraire pour se rassurer ? - comme un monstre cornu sorti des entrailles de l'enfer, ou plutôt revenu d'un passé que l'on croyait révolu. Qui ne voit, aujourd'hui, que la démocratie est subvertie et qu'il ne sert à rien - sinon à se tranquilliser - de décrire cette menace comme un retour des idéologies meurtrières. Or cette sourde subversion de l'esprit public, qui ronge nos certitudes, comment la nommer ? Lorsque manquent les mots de la riposte, on est proprement désarmé : le danger devient imminent. Lorenzetti peint aussi cela : la paralysie devant l'ennemi innommable, le péril inqualifiable, l'adversaire dont on connaît le visage sans pouvoir en dire le nom.
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Les effets du bon gouvernement
(mur est)
(source)
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Comment conjurer cette peur là ? La force politique des images consiste précisément à ne rien dérober au regard.
La Paix voit cela. Depuis son estrade, si belle dans sa robe immaculée, elle voit tout cela. Les deux côtés, la paix et la guerre, mais aussi le fait qu'il n'y a pas seulement deux côtés, que toujours la guerre fait de l'ombre à la paix. Elle a triomphé des méchants, s'étend nonchalante sur ses trophées, et tout semble achevé. Ce n'est pourtant pas ainsi que peint Lorenzetti. Il ne figure pas le grand partage que fige la fin de l'histoire, réplique laïcisée du jugement dernier. Il dessine le bivium de Pétrarque, ce moment intense où les chemins bifurquent, quand les hommes doivent décider où porter le regard, tandis que devant eux s'étalent en grand spectacle les lignes de fuite des effets de leurs choix. Certains sont prévisibles, et il appartient au peintre des Neuf de nous en prévenir, car il n'y a de politique que dans la pensée raisonnable et consciente d'une alternative. Mais d'autres ne le sont pas. L'histoire continue, ce qui signifie qu'il y aura toujours des décisions politiques à prendre, mais qu'inévitablement elles demeureront incertaines. Cela aussi, on doit nous ne avertir, en le plaçant sous les yeux de ceux qui veulent bien se donner la peine de regarder. La Paix voit tout cela.
Voilà pourquoi un peu de la tristitia qui délite lentement le habits des danseurs a éclaboussé son doux visage, comme les bienfaits de la lune sur l'amoureuse baudelairienne. Je la croyais rêveuse, simplement rêveuse. Dans un article bref et lumineux, Pierangelo Schiera m'opposa l'évidence (*). Cette femme à la tête penchée, trop lourde pour ne pouvoir être soutenue par un poing alangui, a tous les attributs, définis depuis l'Antiquité, de la pose mélancolique. Elle est la mélancolie du pouvoir, dès lors que dans sa solitude si peuplée, elle comprend qu'il n'y a de beaux combats en politique que ceux qu'on ne gagnera jamais tout à fait. Elle a triomphé, oui, mais elle sait désormais que le triomphe est impossible. On peut très bien décider de ne pas voir cela - disons qu'on ne décide pas vraiment, mais que vraiment on ne voit pas. Elle est là, sous nos yeux, elle a vu et elle sait, mais l'on préfère détourner le regard. Seulement voilà : dès lors qu'on l'a vue une fois, jamais plus on ne pourra l'oublier. Comme l'Angelus Novus peint par Paul Klee, qui obséda tant Walter Benjamin. Il regarde le passé, "le tas de ruines devant lui monte jusqu'au ciel". Mais il ne restera pas là à prendre soin des morts car une tempête le pousse vers cet avenir auquel il tourne le dos. "Ce que nous appelons progrès, c'est cette tempête."
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Allégorie du bon gouvernement
(mur nord)
(source)
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Mais on doit bien se convaincre d'une chose : si l'on va à Sienne, si l'on traverse la place du campo pour entrer dans le palais public, si l'on monte les escaliers et que l'on traverse les salles qui mènent désormais à celle qu'on appelait la sala della Pace, on y verra une peinture qui ne date ni du moment où Lorenzetti l'a peinte, ni de ceux où Vanni ou d'autres l'ont retouchée, ni même du temps où Bernardin de Sienne en a parlé, mais qui, de l'instant même où le regard qu'on pose sur elle nous fait contemporains, devient notre bel aujourd'hui.
(*) Pierangelo Schierra, "Il Buonguverno "melancolico" di Ambrogio Lorenzetti e la "costituzionale faziosità" della città", Scienza e Politica, 34, 2006, p.93-108
in Patrick Boucheron, Conjurer la peur - Essai sur la force politique des images, Points Seuil, 2013
C'est à une révolution du regard que nous invite Patrick Boucheron ; toujours, j'avais regardé ces trois murs de façon circulaire, ouest-nord-est dans une lecture "à la Fukuyama" de l'avènement inéluctable du bon gouvernement et de ses effets.
En proposant de regarder ces murs du point de vue de la figure de la Paix, de tourner le dos au mur nord (et de s'appuyer sur lui, peut-être) pour inclure dans l’œuvre la fenêtre du mur sud et voir ainsi l'évidence, comment le paysage sur lequel ouvre cette fenêtre relie entre elles "en réalité" les collines des murs est et ouest, il introduit une interprétation inquiète de l’œuvre, une instabilité, une tension du pays réel entre les deux allégories des effets du bon et du mauvais gouvernement.
Il suffisait de se retourner et d'ouvrir une fenêtre pour voir "ce que voit la Paix", pour rendre pleinement justice à Lorenzetti.
Patrick Boucheron démontre avec ce livre qu'il y a un couple art de peindre, art de regarder, en parallèle au couple art d'écrire, art de lire de Leo Strauss.
Patrick Boucheron démontre avec ce livre qu'il y a un couple art de peindre, art de regarder, en parallèle au couple art d'écrire, art de lire de Leo Strauss.