39 Le processus qui, à l’échelle molaire, prend l’aspect de l’État moderne, à l’échelle moléculaire se nomme sujet économique.
GLOSE a: Nous nous sommes amplement interrogés sur l’essence de l’économie, et plus spécifiquement sur son caractère de « magie noire ». L’économie ne se comprend pas comme régime de l’échange, et donc du rapport entre formes-de-vie, hors d’une saisie éthique : celle de la production d’un certain type de formes-de-vie. L’économie apparaît bien avant les institutions par quoi on en signale couramment l’émergence - le marché, la monnaie, le prêt avec usure, la division du travail - et elle apparaît comme possession, comme possession, précisément, par une économie psychique. C’est en ce sens qu’il y va d’une véritable magie noire, et c’est à ce seul niveau que l’économie est réelle, concrète. Aussi est-ce là que sa connexion avec l’État est empiriquement constatable. La croissance par poussées de l’État est ce qui, progressivement, aura créé l’économie dans l’homme, aura créé l’« Homme», en tant que créature économique. À chaque perfectionnement de l’État se perfectionne l’économie en chacun de ses sujets, et inversement.
Il serait facile de montrer comment, au cours du XVIIe siècle, l’État moderne naissant a imposé l’économie monétaire et tout ce qui s’y rattache pour pouvoir prélever dessus de quoi nourrir l’essor de ses appareils et ses incessantes campagnes militaires. D’ailleurs, cela a déjà été fait. Mais un tel point de vue ne saisit qu’en surface le nœud qui lie l’État et l’économie.
Entre autres choses, l’État moderne désigne un processus de monopolisation croissante de la violence légitime, un processus, donc, de déligitimation de toute violence autre que la sienne. L’État moderne aura servi le mouvement général d’une pacification qui ne se maintient, depuis la fin du Moyen Âge, que par son accentuation continue. Ce n’est pas seulement qu’au cours de cette évolution il entrave de façon toujours plus drastique le libre jeu des formes-de-vie, c’est qu’il travaille assidûment à elles-mêmes les briser, à les déchirer, à en extraire de la vie nue, extraction qui est le mouvement même de la « civilisation ». Chaque corps, pour devenir sujet politique au sein de l’État moderne, doit passer à l’usinage qui le fera tel : il doit commencer par laisser de côté ses passions, imprésentables, ses goûts, dérisoires, ses penchants, contingents, et il doit se doter en lieu et place de cela d’intérêts, eux certes plus présentables, et même représentables. Ainsi donc, chaque corps pour devenir sujet politique doit-il procéder à son autocastration en sujet économique. Idéalement, le sujet politique se sera alors réduit à une pure voix.
La fonction essentielle de la représentation qu’une société donne d’elle-même est d’influer sur la façon dont chaque corps se représente à lui-même, et par là sur la structure psychique. L’État moderne, c’est donc d’abord la constitution de chaque corps en État moléculaire, doté, en guise d’intégrité territoriale, d’une intégrité corporelle, profilé en entité close dans un Moi opposé au « monde extérieur » autant qu’à la société tumultueuse de ses penchants, qu’il s’agit de contenir, et enfin requis de se rapporter à ses semblables en bon sujet de droit, à traiter avec les autres corps d’après les clauses universelles d’une sorte de droit international privé des mœurs « civilisées ». Ainsi, plus les sociétés se constituent en États, plus leurs sujets s’incorporent l’économie. Ils s’auto- et s’entre-surveillent, ils contrôlent leurs émotions, leurs mouvements, leurs penchants, et croient pouvoir exiger des autres la même retenue. Ils veillent à ne jamais s’abandonner là où cela pourrait leur être fatal, et se ménagent un petit coin d’opacité où ils auront tout loisir de « se lâcher ». À l’abri, retranchés à l’intérieur de leurs frontières, ils calculent, ils prévoient, ils se font l’intermédiaire entre le passé et l’avenir, et nouent leur sort à l’enchaînement probable de l’un et de l’autre. C’est cela : ils s’enchaînent, eux-mêmes et les uns aux autres, contre tout débordement. Feinte maîtrise de soi, contention, autorégulation des passions, extraction d’une sphère de la honte et de la peur - la vie nue -, conjuration de toute forme-de-vie, a fortiori de tout jeu élaboré entre elles.
Ainsi la menace morne et dense de l’État moderne produit-elle primitivement, existentiellement, l’économie, au long d’un processus que l’on peut faire remonter au XIIe siècle, à la constitution des premières cours territoriales. Comme l’a fort bien noté Elias, la curialisation des guerriers offre l’exemple archétypique de cette incorporation de l’économie dont les jalons vont du code de comportement courtois du XIIe siècle jusqu’à l’étiquette de la cour de Versailles, première réalisation d’envergure d’une société parfaitement spectaculaire où tous les rapports sont médiés par des images, et ce en passant par les manuels de civilité, de prudence et de savoir-vivre. La violence, et bientôt toutes les formes d’abandon qui fondaient l’existence du chevalier médiéval, se trouvent lentement domestiquées, c’est-à-dire isolées comme telles, déritualisées, exclues de toute logique, et finalement réduites par la raillerie,le « ridicule », la honte d’avoir peur et la peur d’avoir honte. C’est par la diffusion de cette autocontrainte, de cette terreur de l’abandon que l’État est parvenu à créer le sujet économique, à contenir chacun dans son Moi, c’est-à-dire dans son corps, à prélever sur chaque forme-de-vie de la vie nue.
GLOSE b : «En un certain sens, le champ de bataille a été transposé dans le for intérieur de l’homme. C’est là qu’il doit se colleter avec une partie des tensions et passions qui s’extériorisaient naguère dans les corps-à-corps où les hommes s’affrontaient directement. [...] Les pulsions, les émotions passionnées qui ne se manifestent plus dans la lutte entre les hommes, se dressent souvent à l’intérieur de l’individu contre la partie "surveillée" de son Moi. Cette lutte à moitié automatique de l’homme avec lui-même ne connaît pas toujours une issue heureuse » (Norbert Elias, La dynamique de l’Occident).
Ainsi qu’il en a témoigné tout au long des « Temps modernes», l’individu produit par ce processus d’incorporation de l’économie porte en lui une fêlure. C’est par cette fêlure que suinte sa vie nue. Ses gestes eux-mêmes sont lézardés, brisés de l’intérieur. Nul abandon, nulle assomption ne peuvent survenir, là où se déchaîne le processus étatique de pacification, la guerre d’anéantissement dirigée contre la guerre civile. À la place des formes-de-vie on trouve ici, de manière presque parodique, des subjectivités, une surproduction ramifiée, une arbo-rescente prolifération de subjectivités. En ce point converge le double malheur de l’économie et de l’État : la guerre civile s’est réfugiée en chacun, l’État moderne a mis chacun en guerre contre lui-même. C’est de là que nous partons.
GLOSE a: Nous nous sommes amplement interrogés sur l’essence de l’économie, et plus spécifiquement sur son caractère de « magie noire ». L’économie ne se comprend pas comme régime de l’échange, et donc du rapport entre formes-de-vie, hors d’une saisie éthique : celle de la production d’un certain type de formes-de-vie. L’économie apparaît bien avant les institutions par quoi on en signale couramment l’émergence - le marché, la monnaie, le prêt avec usure, la division du travail - et elle apparaît comme possession, comme possession, précisément, par une économie psychique. C’est en ce sens qu’il y va d’une véritable magie noire, et c’est à ce seul niveau que l’économie est réelle, concrète. Aussi est-ce là que sa connexion avec l’État est empiriquement constatable. La croissance par poussées de l’État est ce qui, progressivement, aura créé l’économie dans l’homme, aura créé l’« Homme», en tant que créature économique. À chaque perfectionnement de l’État se perfectionne l’économie en chacun de ses sujets, et inversement.
Il serait facile de montrer comment, au cours du XVIIe siècle, l’État moderne naissant a imposé l’économie monétaire et tout ce qui s’y rattache pour pouvoir prélever dessus de quoi nourrir l’essor de ses appareils et ses incessantes campagnes militaires. D’ailleurs, cela a déjà été fait. Mais un tel point de vue ne saisit qu’en surface le nœud qui lie l’État et l’économie.
Entre autres choses, l’État moderne désigne un processus de monopolisation croissante de la violence légitime, un processus, donc, de déligitimation de toute violence autre que la sienne. L’État moderne aura servi le mouvement général d’une pacification qui ne se maintient, depuis la fin du Moyen Âge, que par son accentuation continue. Ce n’est pas seulement qu’au cours de cette évolution il entrave de façon toujours plus drastique le libre jeu des formes-de-vie, c’est qu’il travaille assidûment à elles-mêmes les briser, à les déchirer, à en extraire de la vie nue, extraction qui est le mouvement même de la « civilisation ». Chaque corps, pour devenir sujet politique au sein de l’État moderne, doit passer à l’usinage qui le fera tel : il doit commencer par laisser de côté ses passions, imprésentables, ses goûts, dérisoires, ses penchants, contingents, et il doit se doter en lieu et place de cela d’intérêts, eux certes plus présentables, et même représentables. Ainsi donc, chaque corps pour devenir sujet politique doit-il procéder à son autocastration en sujet économique. Idéalement, le sujet politique se sera alors réduit à une pure voix.
La fonction essentielle de la représentation qu’une société donne d’elle-même est d’influer sur la façon dont chaque corps se représente à lui-même, et par là sur la structure psychique. L’État moderne, c’est donc d’abord la constitution de chaque corps en État moléculaire, doté, en guise d’intégrité territoriale, d’une intégrité corporelle, profilé en entité close dans un Moi opposé au « monde extérieur » autant qu’à la société tumultueuse de ses penchants, qu’il s’agit de contenir, et enfin requis de se rapporter à ses semblables en bon sujet de droit, à traiter avec les autres corps d’après les clauses universelles d’une sorte de droit international privé des mœurs « civilisées ». Ainsi, plus les sociétés se constituent en États, plus leurs sujets s’incorporent l’économie. Ils s’auto- et s’entre-surveillent, ils contrôlent leurs émotions, leurs mouvements, leurs penchants, et croient pouvoir exiger des autres la même retenue. Ils veillent à ne jamais s’abandonner là où cela pourrait leur être fatal, et se ménagent un petit coin d’opacité où ils auront tout loisir de « se lâcher ». À l’abri, retranchés à l’intérieur de leurs frontières, ils calculent, ils prévoient, ils se font l’intermédiaire entre le passé et l’avenir, et nouent leur sort à l’enchaînement probable de l’un et de l’autre. C’est cela : ils s’enchaînent, eux-mêmes et les uns aux autres, contre tout débordement. Feinte maîtrise de soi, contention, autorégulation des passions, extraction d’une sphère de la honte et de la peur - la vie nue -, conjuration de toute forme-de-vie, a fortiori de tout jeu élaboré entre elles.
Ainsi la menace morne et dense de l’État moderne produit-elle primitivement, existentiellement, l’économie, au long d’un processus que l’on peut faire remonter au XIIe siècle, à la constitution des premières cours territoriales. Comme l’a fort bien noté Elias, la curialisation des guerriers offre l’exemple archétypique de cette incorporation de l’économie dont les jalons vont du code de comportement courtois du XIIe siècle jusqu’à l’étiquette de la cour de Versailles, première réalisation d’envergure d’une société parfaitement spectaculaire où tous les rapports sont médiés par des images, et ce en passant par les manuels de civilité, de prudence et de savoir-vivre. La violence, et bientôt toutes les formes d’abandon qui fondaient l’existence du chevalier médiéval, se trouvent lentement domestiquées, c’est-à-dire isolées comme telles, déritualisées, exclues de toute logique, et finalement réduites par la raillerie,le « ridicule », la honte d’avoir peur et la peur d’avoir honte. C’est par la diffusion de cette autocontrainte, de cette terreur de l’abandon que l’État est parvenu à créer le sujet économique, à contenir chacun dans son Moi, c’est-à-dire dans son corps, à prélever sur chaque forme-de-vie de la vie nue.
GLOSE b : «En un certain sens, le champ de bataille a été transposé dans le for intérieur de l’homme. C’est là qu’il doit se colleter avec une partie des tensions et passions qui s’extériorisaient naguère dans les corps-à-corps où les hommes s’affrontaient directement. [...] Les pulsions, les émotions passionnées qui ne se manifestent plus dans la lutte entre les hommes, se dressent souvent à l’intérieur de l’individu contre la partie "surveillée" de son Moi. Cette lutte à moitié automatique de l’homme avec lui-même ne connaît pas toujours une issue heureuse » (Norbert Elias, La dynamique de l’Occident).
Ainsi qu’il en a témoigné tout au long des « Temps modernes», l’individu produit par ce processus d’incorporation de l’économie porte en lui une fêlure. C’est par cette fêlure que suinte sa vie nue. Ses gestes eux-mêmes sont lézardés, brisés de l’intérieur. Nul abandon, nulle assomption ne peuvent survenir, là où se déchaîne le processus étatique de pacification, la guerre d’anéantissement dirigée contre la guerre civile. À la place des formes-de-vie on trouve ici, de manière presque parodique, des subjectivités, une surproduction ramifiée, une arbo-rescente prolifération de subjectivités. En ce point converge le double malheur de l’économie et de l’État : la guerre civile s’est réfugiée en chacun, l’État moderne a mis chacun en guerre contre lui-même. C’est de là que nous partons.
(disponible à La Fabrique dans Contributions à la guerre en cours)