Deux textes à propos de ce que l'on entend par "vision" : le premier est extrait de La Barbarie de Michel Henry (PUF), le second de Etudes sur Tchouang-Tseu de Jean-François Billeter (Allia).
Or le savoir contenu dans la vision de l'objet ne s'épuise nullement dans le savoir de l'objet. Il implique le savoir de la vision elle-même, lequel n'est plus la conscience, la relation intentionnelle à l'objet, mais la vie. (La Barbarie, p. 27)
[Plus loin, prenant pour exemple la frayeur éprouvée lors d'un rêve, frayeur réelle, éprouvée au plus profond, alors que le monde du rêve est illusion, Michel Henry poursuit :]
Or ce qui est vrai de la frayeur, intacte dans son être propre, dans la chair de son affectivité, lors même que les représentations qui l'accompagnent dans le rêve du monde se révéleraient illusoires, ne l'est pas moins de la vision elle-même, pour peu qu'en celle-ci nous fassions abstraction de tout ce qu'elle voit et du voir lui-même en tant que pouvoir de se rapporter à ce qui est vu, en tant que faire voir. Car si ce faire voir était en réalité un dissimuler, un déformer et un induire en erreur, il n'en existerait pas moins en sa pure épreuve de soi, en tant que voir se sentant et s'éprouvant soi-même en chaque point de son être, en tant que vision vivante. Sentimus nos videre, dit Descartes (1). Ainsi y a-t-il un se-sentir-soi-même de la vision qui demeure, qui est "vrai" absolument, quand bien même le voir de cette vision et tout ce qu'il voit seraient faux.
Seulement on aperçoit bien à quelle condition : l'expérience subjective de la vision ne peut être absolument "vraie", quand la vision et ce qu'elle voit sont l'une et l'autre faux, que si le pouvoir de révélation qui révèle la vision elle-même est foncièrement différent du pouvoir de révélation en lequel la vision découvre ce qui est vu -- puisque le second pouvoir est douteux. Le pouvoir de révélation en lequel la vision se révèle à elle-même est le savoir de la vie, c'est-à-dire la vie. Le pouvoir de révélation en lequel la vision découvre son objet, ce qu'elle voit, est le savoir de la conscience, où se fonde à son tour la science, toute connaissance en général. Ces deux pouvoirs sont foncièrement différents en ceci que le second s'épuise dans la relation à l'objet et dans ce qui la fonde ultimement : le surgissement d'un premier écart, la mise à distance d'un horizon, un ek-stase. La phénoménalité qu'institue ce pouvoir est celle de l'extériorité transcendantale où s'enracine tout forme d'extériorité et d'objectivité, l'objectivité du monde de la science, notamment. Dans le pouvoir de révélation de la vie, au contraire, il n'y a plus ni écart ni différence, la vie est un s'éprouver soi-même sans distance, la phénoménalité en laquelle consiste cette épreuve est l'affectivité. (La Barbarie, p. 31-32)
(1) Lettre à Plempius du 3 octobre 1637, in Descartes, Œuvres, edit Adam et Tannery, I, p. 413
[Plus loin, prenant pour exemple la frayeur éprouvée lors d'un rêve, frayeur réelle, éprouvée au plus profond, alors que le monde du rêve est illusion, Michel Henry poursuit :]
Or ce qui est vrai de la frayeur, intacte dans son être propre, dans la chair de son affectivité, lors même que les représentations qui l'accompagnent dans le rêve du monde se révéleraient illusoires, ne l'est pas moins de la vision elle-même, pour peu qu'en celle-ci nous fassions abstraction de tout ce qu'elle voit et du voir lui-même en tant que pouvoir de se rapporter à ce qui est vu, en tant que faire voir. Car si ce faire voir était en réalité un dissimuler, un déformer et un induire en erreur, il n'en existerait pas moins en sa pure épreuve de soi, en tant que voir se sentant et s'éprouvant soi-même en chaque point de son être, en tant que vision vivante. Sentimus nos videre, dit Descartes (1). Ainsi y a-t-il un se-sentir-soi-même de la vision qui demeure, qui est "vrai" absolument, quand bien même le voir de cette vision et tout ce qu'il voit seraient faux.
Seulement on aperçoit bien à quelle condition : l'expérience subjective de la vision ne peut être absolument "vraie", quand la vision et ce qu'elle voit sont l'une et l'autre faux, que si le pouvoir de révélation qui révèle la vision elle-même est foncièrement différent du pouvoir de révélation en lequel la vision découvre ce qui est vu -- puisque le second pouvoir est douteux. Le pouvoir de révélation en lequel la vision se révèle à elle-même est le savoir de la vie, c'est-à-dire la vie. Le pouvoir de révélation en lequel la vision découvre son objet, ce qu'elle voit, est le savoir de la conscience, où se fonde à son tour la science, toute connaissance en général. Ces deux pouvoirs sont foncièrement différents en ceci que le second s'épuise dans la relation à l'objet et dans ce qui la fonde ultimement : le surgissement d'un premier écart, la mise à distance d'un horizon, un ek-stase. La phénoménalité qu'institue ce pouvoir est celle de l'extériorité transcendantale où s'enracine tout forme d'extériorité et d'objectivité, l'objectivité du monde de la science, notamment. Dans le pouvoir de révélation de la vie, au contraire, il n'y a plus ni écart ni différence, la vie est un s'éprouver soi-même sans distance, la phénoménalité en laquelle consiste cette épreuve est l'affectivité. (La Barbarie, p. 31-32)
(1) Lettre à Plempius du 3 octobre 1637, in Descartes, Œuvres, edit Adam et Tannery, I, p. 413
La suspension de notre activité consciente intentionnelle fait de nous des spectateurs -- car ne voulant plus rien, ne courant plus après rien, que ferions-nous, sinon regarder, écouter, sentir ? Cependant, quand nous nous maintenons dans l'immobilité et le calme par l'effet de notre volonté seconde, plusieurs voies s'offrent. J'ai déjà décrit l'une d'elles : nous pouvons faire en sorte que le calme s'approfondisse et que se produise l'expérience du vide lumineux, de la connaissance pure. Toutefois, dans le calme, ilest presque inévitable que des visions apparaissent. Quand nous restons impassibles, elles s'en vont ou se dissipent (1). Mais nous pouvons aussi nous y intéresser, tout en restant des spectateurs dégagés ; nous pouvons les interroger silencieusement, observer leurs transformations -- qui ne manquent pas de se développer si nous prenons soin de n'intervenir en rien. Nous découvrons alors le pouvoir que possède le corps propre de produire des images. Nous découvrons l'imagination.
Nous pouvons approcher par de nombreux côtés cette puissance énigmatique que nous avons en nous. Examinons ici son rapport avec la vision. Repartons pour cela de la luminosité que nous découvrons dans le calme profond. Elle est une sorte de visibilité interne de notre activité propre. Elle résulte d'un pouvoir de manifestation qui lui est inhérent et qui se montre à nous de façon très variable, fortement ou faiblement. C'est lui qui donne à nos rêves leur visibilité particulière, leur luminescence évanescente et mobile.Nous sommes enclins à considérer la lumière du rêve comme un vestige ou un souvenir de la lumière diurne, mais le rapport est inverse, si l'on y réfléchit bien. Il ne suffit pas, pour voir, que nous ayons un appareil optique (yeux, nerfs, cerveau) sensible aux ondes lumineuses et capable d'organiser l'information qu'elles nous apportent. Il faut encore que ces phénomènes physiques rencontrent en nous une faculté de sentir et d'éprouver subjectivement. La vision oculaire ne serait rien pour nous si nous ne possédions en nous un pouvoir de manifestation premier. Sans lui, rien ne nous serait visible, ni en nous-mêmes, ni hors de nous. Il est toujours présent dans notre vision du monde extérieur, il anime du dedans notre sens de la vue et fait que ce qui est hors de nous est visible en nous (2). Tout le visible, de la luminosité pure du calme profond aux images les plus précises de la mémoire, de l'imagination, de l'hallucination, du rêve et de notre perception visuelle du monde extérieur, a une source commune et unique dans le pouvoir de manifestation inhérent à notre activité propre.
Cela renverse l'idée que nous avons communément de la vision. Nous pensons qu'elle est au premier chef la perception du monde extérieur par les organes de la vue et, secondairement, la faculté de se représenter quelque chose en esprit. Mais il faut concevoir la chose autrement : nous avons au premier chef en nous un pouvoir originaire de vision qui tantôt, laissé à lui-même, produit les images de l'imagination, de l'hallucination et du rêve, tantôt reçoit les données fournies par les organes de la vue et s'en empare pour produire en nous des images du monde extérieur, nous faisant ainsi voir le monde. Sinon, comment se ferait-il que nous puissions agir sur nos perceptions visuelles, comme le font notamment les peintres ?
Ces données premières permettent de comprendre qu'il y ait plusieurs régimes de la vision. Quand nous soumettons notre pouvoir de vision à la dictée e l'information provenant du dehors, les vues qui en résultent en nous sont plus suivies, plus cohérentes et plus denses que quand nous abandonnons ce pouvoir à lui-même. Cela tient à la constance, à la cohérence et à la densité de l'information qu'il reçoit de l'extérieur. Quand il agit pour son propre compte, dans le rêve ou dans le souvenir par exemple, il produit généralement des visions qui ont moins de suite et moins d'étoffe. Mais un changement peut se produire. Il arrive que notre pouvoir de vision s'élève spontanément à un niveau d'organisation supérieur et produise par lui-même une vision aussi cohérente et soutenue que quand il est "sous dictée". C'est à ce moment-là que nous parlons de "vision" , au sens fort de "chose vue par l'esprit". Parce que le corps propre est gorgé de mémoire,parce qu'à force d'agir "sous dictée", il a enregistré les structures du monde extérieur, de telles visions peuvent produire un puissant effet de réalité. Il arrive aussi que, par un phénomène d'auto-organisation encore plus poussé, le corps propre engendre des visions qui ne restituent plus seulement notre expérience, mais la condense ou la recompose de façon saisissante, et paraissent de ce fait plus vraies qu'elle. Ce sont les révélations où se manifeste le plus fortement le génie créateur de corps. C'est la voyance de Rimbaud : "J'assiste à l'éclosion de ma pensée, écrit-il à Paul Demeny : je la regarde, je l'écoute : je lance un coup d'archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vint d'un bond sur la scène" (3). (Etudes sur Tchouang-Tseu, p. 134-137)
(1) Sur ce point aussi, voir les observations d'Henri Michaux dans Survenue de la contemplation.
(2) C'est ce qu'a aperçu M. Merleau-Ponty. J.-B. Pontalis écrit dans L'Attrait de rêve, un essai publié dans La Force d'attraction (1990) : "C'est ainsi que je comprends ce qu'avançait Merleau-Ponty, celui du Visible et l'invisible, à savoir que le modèle, que l'originaire de la perception éveillée était à chercher dans la perception onirique. Paradoxe : c'est quand nous avons les yeux fermés que nous sommes le plus voyants!" (p. 39).
(3) Lettre du 15 mai 1871, dite "lettre du voyant".