mercredi 29 décembre 2010

Comprendre le monde - Introduction à l'analyse des systèmes-monde -- Immanuel Wallerstein


Un petit livre qui remplit bien la mission que se donne son auteur dans le sous-titre : il s'agit bien d'une introduction très pédagogique, quoique l'ordre des chapitres (en tout cas du premier) soit un peu déroutant, et rédigé dans une langue exempte de tout jargon. Un glossaire et une bibliographie brièvement commentée complètent le tout.

Ce qui est jeu ici, c'est un peu la succession de Braudel : saisir le développement des sociétés dans le temps long, sur de grandes échelles spatiales et dans l'ensemble de leur composantes. Ambition démesurée ? C'est du contraire que Wallerstein, à rebours de la fureur contemporaine de la spécialisation, tente de persuader son lecteur et sa présentation fait mouche : ce petit livre ne constitue pas une analyse détaillée de l'économie-monde actuelle mais il convainc de l'intérêt de cette approche.

Ce qui ressort, outre l'intérêt pour les grandes échelles de temps et d'espace (mais d'une certaine façon, l'histoire de Braudel et la géographie aussi travaillent sur ces échelles), c'est la mise en relief de quelques lignes de force qui sont connues isolément mais rarement mises en relation car issues de domaines "distincts", de "spécialités" différentes :
  • l'analyse centre-périphérie et la relecture sous cet angle de la mécanique des cycles de Kondratieff. Noter en passant qu'il est toujours agréable de voir écrit tranquillement que les processus centraux d'une économie capitaliste ont une structure monopolistique (dans la phase ascendante du cycle) et que la concurrence (libre, non faussée etc) est réservée aux processus de production périphériques ; si cela vous semble choquant, comptez donc (sur vos doigts !) les constructeurs aéronautiques, les semenciers transgéniques etc
  • le jeu difficile des mouvements antisystémiques, partagés entre les revendications des statuts "minoritaires" et les solidarités liées directement à l'exploitation capitaliste (la convergence impossible des luttes féministes et des luttes syndicales dans la première moitié du XXème siècle, par exemple)
  • l'émergence du citoyen après 1789 et le rétrécissement en deux siècles de la pensée politique autour du noyau libéral (perte d'influence ou ralliement des versants conservateurs et radicaux), incapacité des mouvements "antisystémiques" à transformer le monde
  • l'émergence concomitante des "sciences sociales" comme outil de la "géoculture" dominante
  • l'épuisement des ressources disponibles (ressources naturelles, semi-prolétariat) et le désordre des écosystèmes rendant inévitables la ré-internalisation parles entreprises de coûts qu'elles externalisaient souvent de façon implicite.
On pourra noter que ces éléments sont déjà, pris isolément, des éléments explosifs largement discutés. C'est la tentative de les saisir simultanément dans leurs interactions à partir de la "révolution mondiale de 1968" qui est fascinante : aucun de ces facteurs pris séparément ne signe vraiment la fin de l'économie-monde : ainsi, Gorz avait déjà noté il y a bien longtemps que les problèmes de rareté des ressources et de perturbation des écosystèmes pouvaient trouver une solution technofasciste ; ce qu'ajoute Wallerstein, c'est que cette solution ne trouvera pas sa voie, ce qui n'est en rien plus rassurant pour l'avenir, les problèmes de rareté et de perturbation des écosystèmes n'en disparaissant pas pour autant.

Pris simultanément, ces facteurs dessinent une espèce d'impasse, ce que les joueurs d'échecs connaissent sous le nom de zugzwang : il n'y a rien à jouer, tout coup provoque un dommage fatal, on voudrait "passer son tour" : rien ne va plus à court terme, les solutions à moyen terme échouent car elles voudraient s'appuyer sur des espaces libres que l'imbrication des facteurs ci-dessus ont fait disparaître, les solutions à long terme sont inaudibles.
L'ensemble sombre dans l'anomie, il se crée un régime d'indifférence maximale caractéristique des bifurcations (la bifurcation est précisément le point où plusieurs régimes possibles de dynamique "co-existent" en ce sens qu'ils ne se sont pas encore assez développés pour se révéler incompatibles), les fluctuations deviennent énormes (du fait de cette co-existence de plusieurs dynamiques) et un rien peut décider de la dynamique qui l'emportera.

C'est ce que rappelait Gilles Châtelet, c'est en ces points d'indifférence maximale qu'il faut effectuer individuellement les choix les plus irréversibles.
Encore faut-il avoir une idée des dynamiques possibles entre lesquelles faire un choix : ici encore, Wallerstein propose une vision simple de la bifurcation, entre société hiérarchisée (fût-ce au sens du mérite, et c'est là où Wallerstein pointe le doigt sur ce qui fait effectivement mal) où les privilèges seront fonctions du rang dans la hiérarchie et société égalitaire.

"C'est de là que nous partons."



(aux éditions La Découverte/Poche, traduit par Camille Horsey, avec la collaboration de François Gèze)