Voila ce que c'est de conseiller la lecture de Après la démocratie d'Emmanuel Todd (Folio/Actuel) ... un lecteur attentif relève la seule allusion "technique" de tout le bouquin et réclame des explications !
De mémoire, Todd dit que le théorème de Heckscher-Ohlin prouve que le libre échange tend à reproduire localement les inégalités observées à l'échelle de la planète ; bref, l'ouvrier français finira payé comme l'ouvrier chinois et itou du côté des ingénieurs, l'ingénieur chinois finira payé comme l'ingénieur français etc. En gros ... voir la figure ci-dessous pour une idée des ordres de grandeur mis en jeu.
Pour une présentation élémentaire et assez claire du théorème, on peut aller voir ici.
De quoi s'agit-il ? De théorie, de théorie des échanges internationaux : on considère une économie à deux pays (Angleterre, France ... au XVIIème et pour fixer les idées !), deux biens (textile, blé), deux facteurs de production (ouvriers, paysans) non substituables.
Chaque pays est doté des deux facteurs et produit les deux biens. Les technologies de production sont identiques dans les deux pays. Les travailleurs sont infiniment mobiles entre secteurs à l'intérieur d'un pays (un ouvrier peut passer instantanément du secteur du blé au secteur du textile).
Les deux facteurs de production sont nécessaires à la production de chacun des deux biens (il faut à la fois du travail ouvrier et du travail paysan dans la production de textile et dans la production de blé). La différence entre les biens vient de ce qu'ils sont intensifs en des facteurs différents : il faut relativement plus d'heures de travail d'ouvrier pour produire du textile que pour produire du blé ; le textile est intensif en travail ouvrier.
Les demandes relatives sont les mêmes dans les deux pays.
La différence entre pays est une différence de dotation relative en facteurs de production : il y a relativement plus d'ouvriers en Angleterre qu'en France.
Attention, il s'agit d'une différence relative : il peut très bien y avoir plus d'ouvriers en France qu'en Angleterre (car la France est plus peuplée), cela ne change rien au résultat, c'est le ratio qui compte !
On compare le cas où les deux pays fonctionnent isolément et le cas où ils fonctionnent en libre-échange total.
Attention : libre-échange signifie libre-échange des biens, pas des facteurs de production ; en clair, les travailleurs restent dans leurs pays respectifs.
Sous ces hypothèses, plus l'hypothèse que la production n'est limitée que par les capacités de production (pas de limite côté demande), le théorème HOS montre :
- que les deux pays gagnent globalement à l'échange ;
- que chaque pays se spécialise partiellement dans la production du bien pour lequel il est relativement mieux doté en facteur (donc l'Angleterre se spécialise partiellement dans le textile car relativement mieux dotée que la France en ouvriers, facteur pour lequel le textile est intensif) ;
- que les salaires (les coûts des facteurs de production, pardon !) sont égaux dans les deux pays.
En isolation, pour ce qui est des coûts des facteurs de production, la situation des travailleurs d'un secteur est relativement meilleure dans le pays le moins bien doté : les paysans sont mieux payés en Angleterre et les ouvriers sont mieux payés en France. Ce qui signifie que le passage au libre échange se traduit par une baisse du salaire pour le facteur dont pays le moins bien doté relativement (ce qu'on peut interpréter par : ce qui en isolation était relativement rare était "cher" ; en situation de libre échange, le pays le mieux doté en un facteur se spécialise dans le bien intensif en ce facteur et la "rareté" du facteur dont le pays est le moins bien doté est amoindrie par l'importation du bien intensif en ce facteur dont l'autre pays est relativement mieux doté).
Ce qui se produit donc, c'est que le coût d'un facteur en situation de libre-échange s'établit entre les coûts en isolation dans chaque pays ; ce qui revient effectivement à le faire baisser dans le pays le moins bien doté relativement et à le faire monter dans le pays le mieux doté. De combien l'un monte quand l'autre descend dépend des "détails" de l'ensemble des paramètres.
A noter que cette égalisation des coûts des facteurs de production annule en principe toute incitation à la mobilité des travailleurs entre les pays ; ce qu'on peut interpréter par : les travailleurs n'ont pas besoin d'être mobiles puisque leur force de travail, ou plus exactement la partie de cette force de travail incluse dans les biens produits l'est !
La vulgate du libre-échange entonne alors un "a contrario, jugez vous-mêmes" : si mobilité trans-frontière des travailleurs il y a, ce ne peut être que l'effet des entraves au libre échange qu'on empêche de répandre l'ensemble de ses bienfaits. Dont acte, dont acte ... à quelques bémols de taille près :
- l'ensemble des hypothèses (et quelques autres qu'on a sûrement oubliées) est nécessaire ; s'il en manque une, "everything goes !" ; par exemple, il faut que la demande relative soit la même dans les deux pays ... en dépit de la différence de composition relative de leurs populations respectives (effectivement, si on suppose que les demandes relatives des ouvriers et des paysans sont les mêmes, cela suffit, mais encore faut-il oser le supposer) ;
- le lien entre l'Économie (celle qui s'enseigne) et l'économie (celle qui se pratique ou se subit) est de même nature que le lien (indéniable mais fort ténu) qui relie la dynamique du point matériel et une partie de football ; on peut éventuellement envisager de faire une théorie pas trop bancale du penalty, pour le coup-franc direct, cela se gâte, quant au reste, on devrait encore pouvoir tirer des enseignements pratiques d'importance du style "si la taille du ballon excède notablement celle des cages, le score devrait être de 0-0 avec une forte probabilité".
Ces bémols mis à part, le théorème est très intéressant par la mécanique (théorèmes de Rybczynski et de Stopper-Samuelson en particulier) qu'il permet de visiter ; des rouages qu'il faut avoir en tête ... avec la liste des hypothèses !
Intéressant aussi de rappeler que Samuelson était revenu dépoussiérer et critiquer cette mécanique (datant quand même des années 30) dans les dernières années de sa vie, dans un article de 2004 (Samuelson est mort il y a un an, presque jour pour jour, le 13/12/2009) en partant de quelques constats irritants : après tout, la Chine n'a pas vraiment l'air de se spécialiser dans la riziculture et il n'est pas absolument évident que les américains profitent "globalement" du libre-échange (à supposer qu'il existe).
Voir aussi ici pour des développements "récents" autour de HOS (assez technique). J'en extraie quand même cette figure assez spectaculaire qui permet de fixer les ordres de grandeur des variations de salaire qui sont en jeu ...