vendredi 9 mars 2012

La révolution derrière la porte -- Iouri Annenkov (1889-1974)


Iouri Annenkov
Illustration pour Douze, le poème de Blok (1918)
(les huit illustrations, ici)


Le brouillard s'assombrit. Prononcées dans la brume, les paroles s'effritent et retombent aux pieds de celui qui les dit. Dans la mémoire jaillissent, sans lien apparent, des visages, des chiffres, des images, des événements. Ces souvenirs, le cerveau humain les recèle dans ses incroyables archives, en désordre, pêle-mêle, les tirant au hasard pour les rejeter ensuite, comme autant de feuilles arrachées d'un calendrier. Chaque instant du présent s'entrelace avec une vision fortuite du passé. Ainsi se tisse la vie.

Il marchent dans la ville morte. Ils philosophent, discutent, s'affrontent, gesticulent. Ils marchent dans la ville morte. Une ville qui, de fait, n'existe pas. Car seul le brouillard en garde la mémoire. L'espace et le temps sont abstraits. La terre et le ciel se fondent en une mélasse sale, d'un jaune noirâtre. Ils marchent sur une petite plate-forme pavée qui se déplace avec eux. Une plate-forme cernée par l'abstraction. Elle capture chacun de leurs pas, et il est impossible d'en descendre pour s'enfoncer dans l'abstrait. Cela n'est donné qu'aux passants qu'ils croisent ; ceux-ci grimpent soudain sur la plate-forme, pour l'abandonner aussitôt et se noyer dans le brouillard, derrière le rideau. Les réverbères ne s'allument pas. Difficile d'affirmer, à présent, que la plate-forme pavée rampe sur le ventre du pont Troïtski. N'est-elle pas déjà passée sur l'île Vassilievski ? De temps à autre jaillit la flamme de soufre des allumettes achetées en commun. Des événements formidables par leur ampleur, leur profondeur, leur intensité dramatique, leurs conséquences, semblent se produire là, tout près, presque dans la pièce voisine, juste derrière la cloison ; derrière le rideau de pluie qui détourne l'attention, la forçant à se concentrer sur autre chose : le parapluie, les caoutchoucs ... Des romans ignorés, presque imperceptibles aux yeux myopes (et les hommes sont myopes, en majorité), dispersés, épars, feuilles volantes. Des romans qui s'émiettent page après page, battus et rebattus comme des jeux de cartes. Les feuillets du calendrier sont la plus captivante des lectures.

(extrait de La révolution à la porte, Iouri Annenkov, traduit par Anne Coldefy-Faucard aux éditions Lieu Commun, 1987. Publié en 1934 à Berlin aux éditions Petropolis, en russe, sous le pseudonyme de Temiriazev)





Un des chefs-d’œuvre de la littérature russe des années trente, à placer à côtés de Zamiatine, de Platonov, de Pilniak ... ou du Nabokov "russe". Avec en plus cette incroyable attention aux couleurs et aux formes qui trahit l'autre face du talent de l'auteur.

Les niveaux de lecture s'entrecroisent à travers cette suite de tableaux cadrés très serré, qui laissent hors champ toute l'Histoire pour mieux en faire ressentir l'irrésistible pression (le récit se déroule à Pétersbourg / Léningrad, la ville morte chérie, de 1900 à 1925).
L'extrait ci-dessus est en quelque sorte "programmatique", avec ses niveaux allant de l'expérience sensible du brouillard pétersbourgeois à l'expérience métaphysique de la vie comme "plate-forme cernée par l'astraction", en passant par la définition même du récit qu'on est en train de lire ("Des événements formidables par leur ampleur, leur profondeur, leur intensité dramatique, leurs conséquences, semblent se produire là, tout près, presque dans la pièce voisine, juste derrière la cloison ; derrière le rideau de pluie qui détourne l'attention, la forçant à se concentrer sur autre chose : le parapluie, les caoutchoucs ... ").
Et aussi un tableau sensible de la scène intellectuelle petersbourgeoise qui peut servir d'introduction au livre de Chalamov Les années vingt et celui de Jakobson La génération qui a gaspillé ses poètes.


Pas si difficile à trouver, quoique ce livre n'ait, je crois, pas été réédité depuis 1987.



24/03/2012

"(...) qui laissent hors champ toute l'Histoire" ai-je écrit au-dessus. Disons plutôt que le traitement est très loin des litanies auxquelles les "romans sur la révolution d'Octobre" nous ont habitués. Mais on y trouvera, par exemple, en quelques pages un résumé aussi précis que haletant des principaux mouvements de la guerre qui opposa la jeune Russie soviétique à la coalition européenne, dont la France, hé oui (*), entre 1918 et 1920. Un épisode qui semble un rien sorti des mémoires hexagonales si j'en crois mes conversations et dont on ne semble pas mesurer ici l'importance qu'il a eu sur l'histoire russe ! Imagine-t-on comprendre l'histoire de la révolution française sans la guerre contre la coalition européenne et Valmy ? Et des Valmy, il y en eut de 1918 à 1920 ...

(*) Annenkov consacre même quelques paragraphes drôlatiques à la quasi-mutinerie des marins tricolores en Mer Noire, paragraphes qu'il clôt par une note sombre, rappelant que la Royale plia bagages laissant sur les quais d'Odessa nombre de candidats à l'émigration ; la misère du monde, vous savez, ce n'est pas d'aujourd'hui !