mardi 11 octobre 2016

good morning ...



(...) la crise dont je décris la venue prochaine n'est pas intérieure à la société industrielle, elle concerne le mode industriel de production en lui-même. Cette crise oblige l'homme à choisir entre les outils conviviaux et l'écrasement par la méga-machine, entre la croissance indéfinie et l'acceptation des bornes multidimensionnelles. La seule réponse possible consiste à reconnaître sa profondeur at à accepter le seul principe de solution qui s'offre : établir, par accord politique, une autolimitation. Plus nombreux et divers en seront les hérauts, plus profonde sera la saisie de ce que le sacrifice est nécessaire, de ce qu'il protège des intérêts divers et qu'il est la base d'un nouveau pluralisme culturel.
Je ne parle pas bien sûr d'une majorité opposée à la croissance au nom de principes abstraits. ce serait une nouvelle majorité fantôme. A la vérité, la formation d'une élite organisée, chantant l'orthodoxie de l'anticroissance, est concevable. Cette élite est probablement en formation. Mais un tel chœur, avec pour tout programme l'anticroissance, est l'antidote industriel à l'imagination révolutionnaire. En incitant la population à accepter une limitation de la production industrielle sans mettre ne question la structure de base de la société industrielle, on donnerait obligatoirement plus de pouvoir aux bureaucrates qui optimisent la croissance, et on ne deviendrait soi-même l'otage. La production stabilisée de biens et de services très rationalisés et standardisés éloignerait encore plus, si c'était possible, de la production conviviale que ne le fait la société industrielle de croissance.
Les tenants d'une société qui se donne des bornes n'ont pas besoin de réunir une majorité. En démocratie, une majorité électorale n'est pas fondée sur l'adhésion explicite de tous ses membres à une idéologie ou à une valeur déterminée. Une majorité électorale favorable à la limitation des institutions serait fort hétérogène : elle comprendrait les victimes d'un aspects particulier de la surproduction, les absents de la fête industrielle et les gens qui refusent en bloc le style de la société totalement rationalisée. (...) Quand les affaires vont leur train, limiter une institution dominante par un vote majoritaire prend toujours un tour réactionnaire.
Mais une majorité peut avoir un effet révolutionnaire lors d'une crise atteignant la société de manière radicale. L'arrivée simultanée de plusieurs institutions à leur second seuil de mutation donne le signal d'alarme. La crise ne saurait tarder. Elle a déjà commencé. Le désastre qui va suivre manifestera clairement que la société industrielle en tant que telle, et pas seulement ses divers organes, a dépassé les bornes.
L’État-nation est devenu le gardien d'outils si puissants qu'il ne peut plus jouer son rôle de cadre politique. (...) Lorsque la crise totale approche, il devient manifeste que l’État-nation moderne est un conglomérat de sociétés anonymes où chaque outillage vise à promouvoir son propre produit, à servir ses intérêts propres. L'ensemble produit du bien-être, sous forme d'éducation, de santé, etc., et le succès se mesure à la croissance du capital de toutes ces sociétés. A l'occasion, les partis politiques rassemblent tous les actionnaires pour élire un conseil d'administration. Les partis soutiennent le droit de l'électeur à réclamer un plus haut niveau de consommation individuelle, ce qui signifie un plus haut degré de consommation industrielle. Les gens peuvent toujours réclamer plus de transports rapides, mais le jugement à porter sur le système de transport fondé sur l'automobile ou sur le train, et absorbant une large part du revenu national, est laissé à la discrétion des experts. les partis soutiennent un État dont le but avoué est la croissance du PNB, et il n'y a rien à attendre d'eux lorsque le pire arrivera.
Quand les affaires vont, la procédure contradictoire de règlement d'un conflit entre l'entreprise et l'individu renforce la légitimité de la dépendance de ce dernier. Mais au moment de la crise structurelle, même la réduction volontaire de la surefficience, acceptée par les institutions dominantes, ne pourra les empêcher de sombrer. Une crise généralisée ouvre la voie à une reconstruction de la société. La perte de légitimité de l’État comme société par actions ne ruine pas, mais réaffirme la nécessité d'une procédure constitutionnelle. La perte de crédibilité des partis devenus des factions rivales d'actionnaires ne fait que souligner l'importance du recours à des procédures contradictoires en politique. La perte de crédibilité des revendications antagonistes pour obtenir plus de consommation individuelle souligne l'importance du recours à ces mêmes procédures contradictoires, quand il s'agit d’harmoniser des séries opposées de limitations concernant l'ensemble de la société. La même crise générale peut asseoir durablement un contrat social qui abandonne le pouvoir de prescrire le bien-être au despotisme bureaucratique et à l'orthodoxie idéologique, ou bien être l'occasion de construire une société conviviale, en continuelle transformation à l'intérieur d'un cadre matériel défini par des proscriptions rationnelles et politiques.


in Ivan Illitch, La convivialité, Points Seuil, 1973