jeudi 13 juillet 2017

Le continu et autres écrits -- Hermann Weyl (1885 - 1955)


En guise de conclusion j'essaie de rassembler en quelques thèses générales l'expérience que les mathématiques ont acquise en approfondissant l'infini au cours de l'histoire.
1) Dana la vie spirituelle de l'homme se séparent distinctement l'un de l'autre un domaine de l'agir, de la formation, de la construction, d'une part, domaine auquel s'appliquent l'artiste créateur, le savant, le technicien, l'homme d'état, et qui en science est placé sous la norme de l'objectivité - d'une autre part un domaine de la réflexion, qui s'accomplit dans des intuitions et que, pour le distinguer, on pourrait considérer comme le véritable apanage du philosophe. Le risque de l'activité créatrice, quand elle n'est pas surveillée par la réflexion, est qu'elle dévie du sens, se fourvoie, cristallise en routine - le risque de la réflexion, de dégénérer en un "parler sur" qui paralyse la puissance créatrice. Ce que nous avons fait ici, c'est de la réflexion. La mathématique hilbertienne, comme la physique, ressortit à l'esprit constructif, la métamathématique avec son intuition de la non-contradiction, ressortit à la réflexion.
2) La tâche de la connaissance ne peut certainement pas être remplie par la vision intuitive là où, comme en science de la nature, on touche à une sphère objective impénétrable dès l'origine à la raison. Mais déjà en mathématique pure, nous ne pouvons pas voir la validité d'une formule sur son caractère descriptif ; sa validité ne se révèle qu'en itérant et en combinant un nombre quelconque de fois l'application de règles pratiques d'inférence. En cette acception on peut parler d'une cécité originelle de la raison : nous ne possédons pas la vérité, ouvrir tout grands les yeux ne suffit pas, la vérité veut être gagnée par l'agir.
3) L'infini est accessible à l'esprit et à l'intuition sous forme d'un champ de possibilités ouvert dans l'infini ; à la manière de la suite des nombres qui continue toujours plus loin ; mais
4) L'infini achevé ou actuel en tant que domaine fermé d'existence absolue, ne peut pas lui être donné.
5) Toutefois l'esprit, par son exigence de totalité et la croyance métaphysique en la réalité, est pressamment contraint de représenter par une construction symbolique l'infini en tant qu'être fermé.
Je prends philosophiquement très au sérieux ce savoir d'expérience tiré du spectacle de l'évolution des mathématiques. Si on me permettait un langage théologique je dirais que les trois derniers points signifient que nous refusons la thèse de la finitude simple de l'homme, aussi bien dans sa version athéistique de la finitude radicale, que dans sa version théiste où elle sert de base au scénario dramatique du repentir, de la révélation et de la grâce ; car l'esprit est liberté dans la sujétion de l'être-là, il est ouvert à l'infini. Dieu en tant qu'infini achevé ne peut lui être donné ni présentement ni dans l'avenir ; il ne peut pas faire irruption en l'homme par la révélation, ni l'homme par la vision mystique percer jusqu’à Dieu. Nous ne pouvons que représenter l'infini actuel symboliquement. Toute création de formes où se manifeste la créativité reçoit de cette relation consécration et dignité. En mathématiques et en physique seulement, autant que je puis voir, la construction symbolico-théorique a acquis une solidité telle qu'elle s'impose à quiconque dont l'intelligence s'ouvre à ces sciences.

(in Hermann Weyl, Le continu et autres écrits, Vrin, 1994)



Quelle heureuse surprise de trouver ce livre enfoui au milieu de romans policiers à l'étal d'un bouquiniste (2€) ... 
Hermann Weyl ! Tout ce que j'ai compris de relativité générale, je le dois à Temps, Espace, Matière, Leçons sur la théorie de la relativité générale, paru en 1918 à Zurich (mais dans l'édition française de 1958).