mercredi 16 août 2017

Prélude des origines -- Georges Ribemont-Dessaignes



 
De qui es-tu né, poète? Du temps et de l’espace,
Sans commencement ni fin,
Sans père ni mère,
Comme une source au jardin des origines,
Demande-t-on quelle est sa naissance?
Et cette eau qui sourd de la fin première,
O fontaine de la mémoire, fontaine du grand centre
De la terre,
Es-tu née, toi aussi, qui coules sur les cailloux blancs du souvenir,
De ce qui était sans être, avant le savoir
De l’existence?

Te voici volute enroulée comme une couleuvre
Délovée en marée amie du soleil et de la lune
Et bientôt retirée sous la main qui se baigne
Et le pied qui s’aventure
Pour marcher sur les eaux.
De qui je suis né? Du vent peut-être,
Du grand vent sans trêve ni domicile,
Né lui-même des horizons que jamais n’atteignent
Ni la main fardée de flatterie,
Ni le pied du voyageur qui pour les mieux apaiser
Déguise sa marche en danse et sa danse en vol,
Du grand vent à la crinière de cavale,
Aux doigts de feuilles mortes,
Au cri d’oiseau migrateur,
Au sommeil sans repos dans l’ombre des cheminées,
Au regard de fumée,
A l’amour cruel des soleils d’été
Dans les grandes vallées,
Séchant le sang des meurtres et les larmes des deuils
Sur les pierres, sur la sueur et la poussière…

Ou peut-être es-tu né de la nuit ou du feu?
Il est vrai que j’ai vu les troupeaux de la transhumance
Dormir sur une place aux ténèbres de paix,
Tandis qu’aux coins sombres abandonnés par les hommes
Resplendissait l’infime miracle des vers luisants.
Il est vrai que j’ai vu sur les bancs de la solitude,
Sous le lent virement du zodiaque,
Se nouer les mains, se mêler les souffles
Et s’ouvrir des cœurs d’où tombait goutte à goutte
Une plainte déchirante et divine.
Il est vrai que j’ai vu danser le feu à la pointe des herbes,
Courir sur les collines et jouir des mystères en fuite,
Veiller comme l’amour sous le souvenir
Dans l’âtre du silence,
Et j’ai respiré avec ivresse les cendres d’un univers en transe
Tordu dans les délices du suicide et les délires
Jaillis de son souffle, avec la flamme qui le dévore
Et dont il nourrit sa faim de trônes, de contrées et de sang
Jusqu’à ce que, seul, il vomisse ses os, la ponce et le soufre
Et la cendre de sa puissance,
Il est vrai aussi que dans quelque eden de l’insouciance
J’ai vu dans les parfums nocturnes s’allumer les lucioles,
Feux follets de l’absence et du manque,
O rêve nonchalant où rejoindre à doux cris le silence.

Mais peut-être suis-je né de la terre,
Suis-je sorti entre les jambes de la terre,
Comme une herbe, un grillon, une pierre,
Comme un écho jadis oublié dans un puits
Et germant tout à coup quand monte la sève
Et s’exhalant, soupir promis à la rosée,
Virtuelle liane aspirée par les étoiles
Hors de ton sein, poids de mon cœur, ô ma terre.
Mais voici que je me balance entre deux forces
Et danse comme un éphémère
Pour un jour éternel,
Pour l’amour éternel,
Comme un joyeux et léger éphémère
Pour la vie éternelle,
Pour la mort éternelle.
Oh muette soit la question qui se pose!
Frères, je suis, mais je ne suis pas né.




in Georges Ribemont-Dessaignes, Ecce Homo, Poésie/Gallimard 
Le recueil Ecce Homo est paru en 1945.